Ils n’eurent jamais le temps de ranger, le lendemain…
Des huissiers se présentèrent au petit matin et demandèrent à ma mère – son mari était parti dès l’aube respirer l’air frais du large – ce qu’elle faisait ici, dans l’appartement témoin de la résidence dont le trousseau de clés avait été chapardé la veille.
Ce jour-là, c’en fut fini de sa romance avec le prince des caravanes et de Wall Street. Une haine féroce, nourrie de la peur du qu’en-dira-t-on et de la certitude d’avoir été humiliée, traitée comme une gamine qu’on roule dans la farine, irradia tout son être. Une petite graine de haine germa en elle et ne cessa de croître, chaque jour plus vigoureuse et venimeuse, poussant ses racines dans chaque pore de sa peau, chaque gramme de son cerveau, chaque boyau de ses viscères, la remplissant de fiel, de bile noire et jaune, lui faisant vomir le ciel, la terre et les humains, jusqu’à son propre corps, son corps qui s’était abandonné à cet homme-là, s’était ouvert pour lui, avait recueilli sa semence, mélangé son sang à son sang impur et procréé des enfants hirsutes et maigres, aux yeux d’incendie de pinède. Il avait osé lui faire ça ! À elle ! La fille de son père ! La fille d’un homme qui respectait l’argent, qui régnait sur un parc immobilier, achetait, vendait, accumulait les profits, s’invitait chaque jour à la table des banquiers et tutoyait la Bourse ! Son père, qu’il l’avait forcée à trahir en salissant les valeurs sacrées répandues par le poste à galène et les colonnes serrées des titres boursiers dans le journal ! La colère bouillonnait dans tout son corps, la broyant d’une douleur atroce, la pliant en deux, la roulant de rage muette. Elle pleurait, se lacérait les bras de ses ongles, tordait le tissu de son corsage pour effacer ses seins, que plus jamais ils ne se dressent sous les mains expertes de l’affabulateur, de l’ignoble, du traître, de l’honni. Son mari. L’homme qu’elle avait pris pour mari… Pourquoi ? Mais pourquoi ? gémissait-elle en se frottant les mains, et elle prenait à partie des forces invisibles et hostiles.
Quand il rentra le soir, la veste sur l’épaule en sifflotant, elle se dressa, pâle, dévastée, et lui montra, sans dire un mot, plus aucun air ne pouvant franchir l’espace crispé de ses lèvres, l’entrée de l’appartement où pendaient les deux couvertures de laine qu’elle avait tendues sans rien dire quand les huissiers avaient emporté les portes. Selon la procédure légale, madame, selon la procédure légale, c’est l’usage. C’est l’usage, ma pauvre dame… Il ne s’était même pas étonné d’avoir à pousser des tentures pour rentrer chez lui. Il regarda les deux couvertures qui se soulevaient, gonflées par la brise qui provenait des baies vitrées, il les regarda, pensa aux voiles des bateaux sur le port, aux blouses des filles qui ouvraient des trésors sous ses mains puis, devant son chagrin de propriétaire flouée, il trouva très vite une solution : « Tu n’as qu’à appeler ton père… Il a de l’argent, il paiera ! »
Mon grand-père, celui du poste à galène, paya l’appartement. Donnant-donnant. Il fit promettre à sa fille, en échange, de quitter ce vaurien, ce va-nu-pieds, ce panier percé, sans quoi il ne la verrait plus. Elle ne le pouvait pas. Elle était enceinte pour la troisième fois.
C’était moi. Moi qui grandissais dans son ventre et lui mangeais ses forces, me nourrissais de sa haine, goûtais au plaisir maudit qu’elle recevait, passive, quand elle n’avait plus de vigueur pour le repousser, le jeter hors de son lit, le bannir à jamais. Elle avait vingt-six ans et sa vie était finie. Plus le moindre espoir de s’en sortir, de souffler ses rêves au vent qui les emporterait et les déposerait entre les mains d’un autre, qui viendrait la délivrer. Prisonnière de ce malheur à petit feu qui la réduisait lentement aux tâches ménagères et aux mamelles pleines d’une mère. Elle se laissait faire. Indifférente et sourde. Mettant toute sa rage dans une résistance muette qui soudait ses mâchoires et raidissait son corps si fier. Elle lavait, repassait, chauffait les biberons, se penchait sur les lettres de l’alphabet, étendait les torchons et les couches, préparait les purées et les crèmes anglaises sans que jamais la colère ne la quitte ni que les larmes ne l’apaisent. Elle attendait, le regard sur la mer bleue au loin, sur les mouettes libres et légères, que le temps passe. Elle mesurait ses enfants sous une toise en bois : chaque centimètre pris la rapprochait de la fin de son tourment.
Quand il arrivait en fredonnant, la haine se retournait dans son ventre comme une bête avide ; elle reposait le couteau sur la table pour ne pas lui trancher la gorge. Il l’appelait « ma mie, mon amour, ma toute belle », elle rattrapait la vaisselle qui lui glissait entre les doigts et ravalait ses crachats. Il dansait le cha-cha-cha, ondulait des hanches et lui ouvrait les bras, elle coulait du plomb dans ses pieds et se cognait aux portes. Pourquoi le col de son polo était-il si pointu ? Il avait l’air idiot accoutré de la sorte. Et sa manie de se polir les ongles ? Ça ne blanchissait pas son sang de romanichel. Et cette pince à billets qu’il tirait de sa poche tel un trophée ? Et la mèche grasse qui lui tombait sur l’œil ? Et ses doigts si habiles, petits serpents visqueux et dangereux… Elle détestait en lui chaque détail. Elle le suivait des yeux et allumait des feux sur son passage. Il glissait tel un trois-mâts et la trouvait trop sage.
Il prit l’habitude de rentrer tard puis de ne plus rentrer du tout. Elle prit du travail qu’elle abattait la nuit, ivre de fatigue. Des enveloppes à rédiger avec des adresses compliquées, des ourlets de jupes, des semelles à coller sur des chaussures, des patrons à couper prêts à bâtir. Débit-crédit, débit-crédit, elle pliait des billets qu’elle glissait dans son corsage, préparant son évasion, semblable à un forçat enragé de liberté.
Un jour, enfin, elle fit ses valises, enveloppa les enfants dans des manteaux chauds et prit le train pour Paris. Quand il revint, trois jours plus tard, les portes des placards bâillaient sur des étagères débarrassées, les rideaux battaient contre les murs, le frigo était vide.
Sur la table de la cuisine, il n’y avait ni mot ni message.
Rien qu’un trousseau de clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées dont un côté tranchant brillait comme un sabre au clair.
L’apparence est la forme qu’empruntent les gens pour que les autres ne les voient pas. Ne devinent pas leur malaise intérieur.
Je me fabriquai donc un personnage gai, volontaire, énergique, coquet, pimpant, pin-pon-pin-pon, toujours prête à donner l’exemple, à me plier aux volontés des uns et des autres afin d’éloigner les éclairs que je sentais sans arrêt sur le point d’éclater entre ces grandes personnes si puériles qu’étaient mes parents et qui n’arrivaient pas à se quitter pour de bon. Mon corps se tordit en une ronde endiablée, ma bouche se déforma en un sourire automatique, mes bras dessinèrent des anneaux que je lançais autour du cou de ceux-là mêmes dont je redoutais les orages. J’ignorais ma colère, la rage qui me prenait contre ces deux-là qui se déchiraient devant nous, pour me consacrer à leur bien-être. Faire revenir la paix. Le temps d’un armistice. J’appris à intervenir comme un pompier affairé, à jeter des seaux de bonne humeur sur leurs mines enflammées.
Je jouais si bien ce personnage de lutin qu’il devint mien. J’étais en perpétuel mouvement de peur qu’un calme menaçant, un silence trouble ne s’installe entre ces deux bêtes fauves aux aguets et ne dégénère en cris, insultes, larmes, envoi de projectiles puis claquement de portes.
Mon père était une proie facile. Il me suffisait de me glisser contre lui quand il écoutait Georges Brassens dans son fauteuil profond et de lui murmurer « petit papa d’amour » pour que son grand corps soupire, qu’un sourire fende sa mine et qu’il m’enveloppe de la pression de ses bras affectueux en me psalmodiant « ma fille, ma si belle, mon amour, ma vie ». Tout son désespoir d’être, son incapacité à tenir le cap de bon père de famille se traduisaient dans la pression bouée de ses bras contre moi. Il s’en remettait à moi. Je me faisais toute petite pour l’attendrir davantage, l’entraîner plus loin vers de riants pâturages, toute molle, toute douce, murmurant « encore, encore, papounet, encore », et je sentais, sous mes mots voluptueux, fondre sa colère, contre lui, contre elle, contre le monde qui n’acceptait pas les règles de son jeu et le prenait, sans arrêt, la main dans le sac. Je me collais contre lui, je ronronnais, j’avais gagné.
Ma mère ne se laissait pas faire. « Si tu crois que je ne vois pas ton manège ! » me lançait-elle dès que je m’approchais. Je me tenais à distance. On s’observait. Elle m’appelait Forza et mettait mon couvert en bout de table.
Ça, c’était quand Jamie était là, sinon elle était plutôt gentille avec moi.
Mes frères et ma sœur avaient décidé, eux, de les ignorer. Ils se bouchaient les oreilles, se bandaient les yeux, se tenaient droits pendant les repas et sortaient de table, la dernière bouchée avalée, glissant le long des murs en une file d’Indiens silencieux. Ils filaient doux et tissaient un voile d’indifférence contre lequel tout ricochait.
Quand papa fut parti, définitivement parti, c’était trop tard pour changer de vie. Chacun y tenait un rôle et j’étais devenue ce petit lutin charmant qui ensorcelait les hommes et menait la danse pour ne pas être scalpée. J’avais enfoui au fond de moi ma rage, mon courroux, mon impuissance à réconcilier mon monde, ma méfiance envers ce beau sentiment qu’on appelait « amour » et qui ressemblait si fort à la guerre.
L’été passait et Gros Job s’incrustait. Le fils Armand avait rejoint le père dans les alpages, après un séjour d’un mois aux States. Encore un mot qui déformait les bouches, les remplissait d’un respect mystérieux et creux. Le père Armand disait States, le fils Armand disait States et bientôt notre mère les imita. On n’entendait plus que ce mot-là, qui revenait comme une référence obligée et allumait dans les regards de ceux qui le prononçaient autant d’étoiles que sur le drapeau américain. Il avait fêté là-bas son vingt-quatrième anniversaire. Dix ans de plus que moi.
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