Angélique recrue d'horreurs pour la journée détourna les yeux. Alors Mezzo-Morte insista d'une voix doucereuse :
– Regardez-les bien !
– Pourquoi ? Est-ce là le sort que vous me réservez ?
– Non, dit le renégat en riant, ce serait dommage. Je ne suis pas grand connaisseur mais une femme comme vous doit servir à autre chose qu'à décorer les murs d'Alger pour la seule satisfaction des corbeaux et des cormorans. Regardez bien cependant. Vous connaissez l'un d'eux !
Angélique fut traversée d'un horrible doute : Savary ? Malgré sa répugnance elle jeta un regard vers la muraille et vit qu'il ne s'agissait que de deux Maures.
– Excusez-moi, fit-elle, ironique, mais je n'ai pas comme vous l'habitude de contempler des cadavres. Ceux-ci ne me rappellent aucun souvenir.
– Je vous dirai donc leurs noms. À gauche c'est Ali-Mektoub, l'orfèvre arabe de Candie auquel vous aviez confié une lettre pour votre mari... Ah ! je vois que « mes » cadavres commencent à vous intéresser. Êtes-vous curieuse de savoir le nom de l'autre ?
Elle le regarda intensément. Il jouait d'elle comme un gros chat avec une souris. Pour un peu il se serait léché les babines.
– L'autre ? Eh bien, c'est Mohamed Raki, son neveu.
Angélique poussa une exclamation et se tourna vers l'homme qui s'était présenté à elle à l'Auberge de Malte.
– Je vois ce que vous pensez, dit Mezzo-Morte, mais le phénomène est simple, simplissime. Celui-ci est un espion que j'ai envoyé vers vous, mon conseiller Amar Abbas. Un « faux » Mohamed Raki. Le vrai est là-haut.
Angélique eut un simple mot :
– Pourquoi ?
– Comme les femmes sont curieuses !... Vous voulez des explications ? Je suis bon prince, je vous en donnerai. Ne perdons pas de temps sur les circonstances qui ont amené entre mes mains cette lettre d'Ali-Mektoub... Je la lis. J'apprends qu'une grande dame française est à la recherche de son époux disparu depuis de longues années, qu'elle est prête à faire n'importe quoi et à se rendre n'importe où pour le rejoindre. L'idée germe en mon cerveau. J'interroge Ali-Mektoub : la femme est-elle belle, riche ? « Oui ».
– Ma décision est prise. Je la capturerai. Il s'agit de pouvoir l'attirer dans un piège et le mari servira d'appât. J'interroge le neveu, Mohamed Raki. Il a connu cet homme et l'a servi de longues années à Tétouan où celui-ci avait été acheté par un vieux savant alchimiste avant de devenir son aide et quasi son héritier. Le signalement est facile à retenir : le visage couvert de cicatrices, grand, maigre, brun. Et pour comble de chance il a donné à son fidèle serviteur Mohamed Raki un bijou personnel que sa femme ne pourra pas manquer de reconnaître. Mon espion écoute et garde le bijou. Ensuite, le plus difficile est de retrouver la femme qui risque d'avoir été vendue à Candie dans l'intervalle. Mais bien vite je suis renseigné » Elle est à Malte, après avoir échappé au Rescator, qui l'a achetée 35 000 piastres...
– Je croyais vous avoir appris ce détail que vous ignoriez ?
– Non, je ne l'ignorais pas. Mais cela m'amusait tellement de me l'entendre dire... ah ! Tellement ! Après, tout a été facile. J'ai envoyé mon espion à Malte sous le nom de Mohammed Raki et nous avons préparé le guet-apens de l'île de Cam qui a fort bien marché, grâce aux complicités que mon espion s'est ménagées à bord. Entre autres, un jeune mousse musulman. Dès que j'ai eu appris, par pigeon voyageur, la réussite du guet-apens, j'ai fait exécuter Ali-Mektoub et son neveu.
– Pourquoi ? dit encore Angélique d'une voix blanche.
– Seuls les morts ne parlent pas, fit Mezzo-Morte avec un sourire cynique.
Angélique frémit. Elle le méprisait et le haïssait tellement qu'il ne lui faisait même plus peur.
– Vous êtes ignoble, dit-elle, mais surtout vous êtes un menteur !... Votre histoire ne tient pas debout ! cria-t-elle. Est-ce à moi que vous allez faire croire que pour capturer une femme que vous n'avez jamais vue et dont vous ne pouvez mesurer la rançon à l'avance vous mettez en branle une flotte de six galères et de trente felouques et caïques et sacrifiez au moins la valeur de deux équipages dans le combat de Cam ? Sans compter les munitions, 20 000 piastres, le radoub des galères, 10 000 piastres, les reis que vous avez engagés et payés pour cette unique expédition qui ne devait guère leur rapporter, 50 000 piastres. Une dépense d'au moins 100 000 piastres pour une seule captive ! Je veux bien croire à votre cupidité mais pas à votre stupidité !
Mezzo-Morte l'écoutait avec attention, les yeux mi-clos.
– Comment avez-vous eu connaissance de ces chiffres ?
– Je sais calculer. C'est tout.
– Vous feriez un bon armateur.
– Je SUIS armateur... Je possède un vaisseau qui fait le commerce des Indes occidentales. Oh ! je vous en prie, reprit-elle ardemment, écoutez-moi. Je suis très riche et je peux, oui... je peux, non sans peine, mais je peux vous payer une rançon exorbitante. Que pouvez-vous demander de plus de ma capture qui fut peut-être une erreur de votre part et que vous regrettez déjà ?
– Non, dit Mezzo-Morte en secouant la tête doucement, ce n'est pas une erreur et je ne regrette rien... Au contraire, je me félicite.
– Je vous dis que je ne vous crois pas ! cria de nouveau Angélique, emportée par la colère. Même si vous avez gagné dans l'affaire la mort de deux chevaliers de Malte, vos pires ennemis, cela ne justifie pas toutes vos ruses à mon sujet. Vous n'étiez même pas sûr que je m'embarquerais sur une galère de Malte. Et pourquoi n'avoir pas songé plutôt à vous mettre en relation avec mon mari pour parachever votre guet-apens ? Il a fallu ma sottise pour me contenter des faibles preuves que m'apportait votre espion. J'aurais dû douter, exiger une preuve écrite de cet appel de mon mari.
– J'y ai pensé, mais c'était impossible.
– Pourquoi ?
– Parce qu'il est mort, fit sourdement Mezzo-Morte. Oui, votre époux, ou supposé tel, est mort de la peste il y a trois ans. Il y a eu à Tétouan plus de dix mille victimes. Le maître de Mohamed Raki, ce savant chrétien nommé Jeffa-el-Khaldoum a terminé là sa vie.
– Je ne vous crois pas, dit-elle, je ne vous crois pas. Je ne vous CROIS pas. Elle lui criait au visage pour dresser un barrage entre son espérance et l'effondrement que ces quelques mots venaient de creuser en elle. « Si je pleure maintenant, je suis perdue », songeait-elle.
Les cadets du Grand Amiral, qui n'avaient jamais vu un être au monde parler sur ce ton à leur chef, grondaient et s'excitaient, la main sur le manche de leur poignard. Les eunuques, énergiques et sereins, s'interposaient entre eux et c'était un spectacle singulier que celui de cette femme criant au centre du ballet formé par la garde noire des eunuques et celle des turbans jaunes, tandis qu'une ombre bleu-indigo, venue de la mer, envahissait jusqu'au sommet de la muraille sinistre où s'attardaient quelques lueurs rouges.
– Vous ne m'avez pas tout dit !...
– C'est possible, mais je ne vous dirai rien de plus.
– Libérez-moi. Je paierai rançon.
– Non !... Pour tout l'or du monde, entendez-vous, pour tout l'or du monde je ne le ferais pas. Je cherche plus loin que la richesse, moi aussi : la PUISSANCE. Et vous m'êtes un moyen de l'atteindre. C'est pour cela que votre capture était sans prix... Vous n'avez pas besoin de comprendre.
Angélique leva les yeux vers la muraille. Le soir effaçait les détails, noyait dans l'ombre les « ganches » et leur charge macabre. Ce Mohamed Raki, joaillier arabe, neveu d'Ali-Mektoub, était le seul homme dont elle eût la certitude qu'il avait connu Joffrey de Peyrac dans sa seconde existence. Et maintenant il ne parlerait plus !
« Si j'allais à Tétouan peut-être retrouverais-je des gens qui l'ont connu... Mais pour cela il me faut ma liberté... »
– Voici quel sera votre sort, disait Mezzo-Morte. Étant donné que votre beauté est aussi grande que votre réputation le laissait prévoir, je vais vous compter parmi les présents que j'envoie par l'intermédiaire de Son Excellence Osman Ferradji à mon très cher ami le Sultan Mouley Ismaël. Je vous remets à Son Excellence. Vous apprendrez à être moins fière sous son égide. Il n'y a que les eunuques qui sachent dresser les femmes. Voilà une institution qui manque fort à l'Europe...
Angélique l'avait à peine écouté. Elle ne comprit qu'en le voyant s'éloigner suivi de son escorte, tandis que la main noire du Grand Eunuque se posait sur son épaule.
– Veuillez me suivre, noble dame...
« Si je pleure maintenant, je suis perdue... Si je crie, si je me débats, je suis perdue... enfermée dans un harem... »
Elle ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, suivit, calme et docile, les Noirs qui redescendaient vers la porte Bab-el-Oued.
« Dans quelques secondes ce sera la nuit... ce sera le moment... Si je manque ce moment-là, je suis perdue... »
*****
Sous la voûte de la porte Bab-el-Oued les quinquets n'avaient pas encore été allumés. L'obscurité d'un tunnel engloutit le groupe. Angélique se glissa comme une anguille, bondit, plongea dans une ruelle aussi noire que la voûte. Elle courait, ne sentant pas ses pieds effleurer le sol. D'une ruelle quasi déserte, elle déboucha dans une artère plus large et encombrée ; elle dut ralentir sa marche, se faufilant entre les djellabas laineuses, les paquets blancs et mouvants qu'étaient les femmes voilées, les petits ânes chargés de couffins. Pour l'instant, l'heure sombre la protégeait, mais on ne tarderait pas à remarquer cette captive au visage dévoilé et à l'air hagard. Elle obliqua vers la gauche dans un autre boyau étroit et s'arrêta pour reprendre haleine. Où pourrait-elle se diriger ? À qui demander secours ? Elle avait renouvelé victorieusement le coup de son évasion de Candie mais ici il n'y avait pas de complicité préparée. Elle ignorait ce qu'avait pu devenir Savary. Tout à coup, elle crut entendre des clameurs qui allaient en se rapprochant. On la poursuivait. Elle reprit sa course éperdue. La ruelle descendait en marches vers la mer. C'était une impasse bordée de murs aveugles que marquait à rares intervalles une petite porte noire en fer à cheval. L'une de ces portes s'ouvrit. Angélique bouscula un esclave qui sortait, une gargoulette sur l'épaule. La gargoulette alla à terre et se brisa en mille miettes. Angélique entendit un « Cornebleu » ! retentissant suivi d'une bordée de jurons que n'eût pas désavoué un vaillant militaire de Sa Majesté Louis XIV. Angélique revint sur ses pas.
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