— Viens ! François nous attend près de la rivière… Où est l’enfant ?

— Dans la cuisine. Godivelle le garde, mais…

— Il faudra bien qu’elle nous le rende…

Sans la poigne de Jean qui la soutenait, Hortense ne fût sans doute pas arrivée vivante au bas de l’escalier car il y faisait noir comme dans un four. Le meneur de loups se dirigeait avec une sûreté incroyable. Tous deux se précipitèrent dans la cuisine. Godivelle, réveillée par le bruit, s’était levée. A la lueur de la veilleuse, elle leur apparut comme un fantôme, en jupon, camisole et bonnet blancs… Du premier coup d’œil, elle reconnut l’envahisseur mais, contrairement à ce qu’Hortense avait craint, elle ne cria pas. Elle dit seulement :

— C’est donc toi Jean des Loups ? Je savais bien que tu viendrais un jour…

— C’est parce que tu le savais, sorcière, que tu essayais d’empoisonner celle-ci ?…

Sous le choc de l’accusation Godivelle vacilla :

— Moi ? L’empoisonner ?… La fille de Victoire ? Il faut que tu sois un mauvais homme, Jean des Loups, pour penser pareille horreur. Et vous aussi, Madame Hortense ? Je croyais que vous me connaissiez…

— Elle n’y est pour rien, Jean, tu peux en être sûr… Maintenant pressons-nous ! Le marquis n’est qu’évanoui…

— Vous voulez le petit ? gémit Godivelle, les larmes aux yeux.

— Le petit et vous avec, si vous le voulez. Venez avec nous, Godivelle ! Vous ne pouvez pas rester dans cette maison maudite.

Hochant la tête, elle alla prendre le bébé dans son berceau et le mit dans les bras d’Hortense sans songer un instant à cacher ses larmes…

— Non. Je vous l’ai dit… Ma place est ici…

— Assez causé ! dit Jean. Il faut fuir avant que Chapioux et les autres ne se réveillent… Ouvre-nous la porte, Godivelle !

Tout en parlant, il courait le long du vestibule. La voix de Godivelle l’arrêta net.

— Je n’ai pas la clef, Jean des Loups. Depuis que Madame Hortense est revenue, Monsieur Foulques la garde par-devers lui…

Dans la lumière jaune du chandelier qu’elle apportait, le lourd vantail médiéval apparaissait tel qu’il était : redoutable avec ses ferrures noires, ses verrous et son énorme serrure. Une infranchissable barrière contre laquelle toute force humaine se briserait…

— Restez-là ! ordonna Jean. Je vais remonter la chercher. Elle doit être dans sa chambre…

— Ne vous donnez donc pas cette peine !…

Sur la dernière marche de l’escalier, le marquis venait d’apparaître, un peu pâle et vacillant, sans doute, mais debout. Il tenait un fusil braqué sur le jeune homme. Le cri angoissé d’Hortense lui arracha un sourire.

— Vous auriez dû lui dire de frapper plus fort, ma chère. Le coup qu’il m’a assené n’est pas digne d’un Lauzargues…

— J’aurais pu vous tuer, gronda Jean. Il me suffisait de serrer les mains autour de votre damné cou. Seulement…

— Seulement, vous êtes un homme à principes, vous. Une race inconnue chez nous. C’est parce que je suis votre père que vous m’avez épargné ?

La réponse fut nette.

— Oui, dit Jean. C’est parce que vous êtes mon père.

— C’est fort beau. Eh bien moi, mon cher, je n’ai pas de ces délicatesses !

Il leva son fusil, tira. Au cri de douleur du meneur de loups répondit celui de la jeune femme mais en beaucoup plus violent. Hortense hurla littéralement et, en aveugle, serrant son fils contre elle, se jeta au-devant de l’arme.

— Ôtez-vous de là, espèce de folle, si vous ne voulez pas mourir tout de suite ! cria le marquis. Enlève-la, Godivelle. Elle va me faire tuer mon petit-fils…

Godivelle n’avait pas besoin de cet encouragement. Comme une vieille lionne elle s’était jetée sur Hortense et tentait de lui arracher le petit Étienne qui, cette fois, se mit à crier… Les deux femmes luttèrent un instant. Cependant, le marquis, sûr de sa victoire, s’avançait vers Jean qui, blessé et acculé à la porte, regardait venir sa mort…

— C’est bien la première fois que je me montre si maladroit, ricana le marquis. Cela vient de ce que je suis encore un peu étourdi…

Il levait l’arme de nouveau. Lâchant Godivelle, Hortense allait se jeter sur lui quand, lancé d’une main qui, elle, ne tremblait pas, le vieux saint de bois, posé habituellement sur le grand coffre du vestibule, atteignit l’assassin à la tête. Celui-ci s’écroula tandis qu’Eugène Garland, couvert de terre comme une taupe qui sort de son trou, faisait son entrée. Derrière leurs grosses lunettes, ses yeux myopes firent le tour des personnages :

— On dirait que j’arrive à temps ! Vous vous sauviez, Madame Hortense ?…

Celle-ci avait rejoint Jean et le soutenait, épouvantée par le sang qui tachait sa veste. Garland vint à eux :

— Vous êtes gravement touché ?…

— Non, dit Jean. Non, je ne crois pas… Mais je vous remercie. Sans vous…

— Laissez cela ! Vous avez commencé à fuir, il faut continuer… Vous aussi Godivelle ! Vous n’avez plus rien à faire ici…

— La clef ! dit Hortense. Je vais la chercher. Elle doit être là-haut…

Mais Garland lui barra le passage.

— Dehors il y a Chapioux, son fils et son valet. Vous voulez tomber sous leurs balles après avoir échappé à celles-ci ? C’est par là qu’il faut fuir…

Il écartait la tapisserie qui couvrait l’un des murs révélant une étroite ouverture.

— C’est par là qu’il faut fuir, répéta-t-il. Vous déboucherez près de la rivière… Soudain, il éclata de rire, un rire fêlé, aigu, presque dément. Vous vous souvenez des moqueries du marquis ? A propos de mon souterrain ?… Eh bien, je l’ai trouvé mais je n’en ai rien dit. Allez, filez !…

— Je ne partirai pas ! protesta Godivelle. Je ne quitterai pas Monsieur Foulques !

— Il n’a plus besoin de vous, Monsieur Foulques…

— Tandis que mon fils, lui, a besoin de vous, Godivelle ! Venez avec nous, je vous en supplie !… Tenez, reprenez-le !

C’était la seule chose à dire. Godivelle n’hésita plus, prit le bébé, le serra contre sa vaste poitrine et, sans un regard en arrière, suivit Garland qui lui montrait le chemin. Hortense s’engagea derrière elle dans le passage, Jean suivit. La tapisserie retomba sur eux. Il n’y eut plus, dans le vestibule, que le marquis couché, les bras en croix, sur le dallage…

Par un escalier long et étroit on gagna une sorte de boyau où il était impossible de circuler sans se baisser. Jean pour sa part dut se plier en deux…

— C’est moi qui l’ai dégagé, dit Garland avec un rire de fierté. Je jetais la terre dans la rivière… A présent, vous pouvez aller seuls. Vingt mètres encore et vous êtes dehors.

— Vous ne venez pas avec nous ? demanda Hortense. Je vous l’ai dit : Combert est prêt à vous accueillir.

— Non. J’ai encore à faire ici… Ce château est à moi, à présent. Je vais enfin pouvoir en faire ce que je veux !… Allons, dépêchez-vous ! Et surtout, écartez-vous le plus vite que vous pourrez…

Au sortir du boyau qui débouchait en effet sur la rivière, on n’eut pas de peine à retrouver François Devès qui attendait là avec des chevaux. François installa Godivelle et l’enfant sur l’un d’eux, Jean et Hortense se mirent en selle sur le second et la petite troupe s’enfonça sous les sapins qui bordaient le cours d’eau écumeux. On entendait, de l’autre côté du château, les cris et les appels de Chapioux qui conjurait le marquis de lui ouvrir la porte.

— Que s’est-il passé ? demanda François…

— Je te dirai plus tard, répondit Jean. Le marquis n’est sûrement pas mort et il faut faire le plus de chemin possible avant qu’il ne lance ses dogues à nos trousses. A Combert nous ne craindrons plus rien…

La violente détonation lui coupa la parole. En même temps, le ciel s’embrasa comme pour l’un de ces rouges couchers de soleil qui annoncent le vent. Un même élan jeta les fugitifs sur un tertre rocheux d’où l’on découvrait le château et ils restèrent là, figés de stupeur, incapables d’en croire leurs yeux : Lauzargues flambait. Une énorme gerbe de flammes et d’étincelles jaillissait du cœur du vieux donjon… Et ils comprirent alors pourquoi Eugène Garland leur avait recommandé de s’éloigner rapidement : pour assouvir sa vengeance, le vieux chimiste venait de faire sauter ce château dont il se proclamait follement l’héritier. Et le maître de Lauzargues venait de trouver son enfer.

D’un même mouvement, Hortense et Godivelle se signèrent mais seule, la vieille femme laissa couler des larmes.

Vers la fin de la nuit, Hortense sortit de sa maison et s’avança sur la terrasse. Elle n’avait pas envie de dormir. En dépit de tout ce qu’elle venait de vivre elle ne voulait pas laisser le sommeil la priver de ces premiers instants de délivrance. Derrière elle, la maison était paisible. Jean, sa blessure pansée en attendant que le Dr Brémont vînt l’examiner, dormait dans l’une des chambres d’amis. Godivelle s’était installée avec Étienne dans l’ancienne chambre d’Hortense. François était retourné chez lui où Jeannette l’attendait. Tout était bien, tout était en place…

Le ciel qui bleuissait montrait à présent des étoiles brillantes. C’était un ciel froid qui annonçait l’hiver et, du jardin montait déjà l’odeur des feuilles mortes. Soudain, quelque part dans le lointain, éclata le hurlement d’un loup. Mais il n’avait plus le pouvoir de faire frissonner Hortense. C’était pour elle au contraire le signe de l’alliance à jamais scellée entre elle et la vieille terre d’Auvergne.

Le vent se levait, si frais que la jeune femme resserra autour de ses épaules son châle de laine blanche. Mais elle ne rentra pas. Elle attendait que se lève son premier jour de vrai bonheur…


Saint-Mandé, 15 août 1985