— Déjà vous, Madame Hortense ? Pourquoi si tôt ?

— Je veux vous parler, Godivelle. Vous m’avez bien expliqué l’autre jour, que vous teniez à Étienne plus qu’à n’importe qui au monde ?…

— C’est bien ça ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je l’aime, ce petit ange…

— J’en suis persuadée… Aussi, je vais vous le confier, Godivelle. Moi, je pars…

— Vous partez ? Mais…

— Oui, je sais. Le marquis fera tout au monde, dès à présent, pour que je ne le voie plus mais il faut que je prenne ce risque, si terrible soit-il. Je ne peux pas rester ici plus longtemps…

— Vous y resterez pourtant ! fit derrière elle la voix du marquis dont elle n’avait pas entendu l’approche. Je vous ai entendue sortir de votre chambre en dépit des grandes précautions que vous avez prises et je me suis douté de quelque chose de semblable. Alors, je n’ai pas voulu vous laisser plus longues illusions. Autant vous en persuader définitivement : vous ne partirez plus jamais d’ici, ma chère Hortense.

— Voilà ce que vaut votre parole ?… Ne disiez-vous pas que je pourrais partir quand je le voudrais dès l’instant où je renoncerais à vous prendre mon fils ?…

— Et vous préférez courir les bois plutôt que vivre auprès de votre enfant ? Quelle mère !…

— Ce n’est pas à vous d’en juger, vous qui n’avez jamais su être un père. Avez-vous dit cela, oui ou non ?

Le marquis s’étira, bâilla et alla plonger une cuillère dans le pot de miel posé sur la grande table.

— Des problèmes, si tôt le matin ! Vous êtes fatigante ma chère…

— Allez-vous me répondre ? L’avez-vous dit ?

— Certes, certes… je l’ai dit. Mais vous devriez comprendre que, depuis hier, les choses ne se présentent plus de la même façon. Vous n’êtes pas quelqu’un que l’on puisse laisser, sans inconvénients, profiter d’une pleine et entière liberté. Aussi vous me permettrez de me rétracter. Jamais plus je ne vous permettrai de quitter cette maison, sous quelque condition que ce soit… A présent, voulez-vous prendre un peu de café ou préférez-vous remonter tout de suite dans votre chambre ?…

— Vous ne prétendez tout de même pas me tenir enfermée entre ces murailles jusqu’à la fin de mes jours ?…

— Qui peut prédire la longueur exacte de ses jours ? soupira le marquis en levant les yeux au plafond. De toute façon, soyez sans crainte : je ne vous empêcherai pas de respirer l’air si pur de nos montagnes… mais toujours en ma compagnie.

— Ne soyez pas trop sûr de vous, marquis ! Les choses pourraient ne pas aller toujours à votre convenance. Vous oubliez un peu trop qu’il y a un Dieu !

— Eh bien, demandez-lui de vous ouvrir la porte de cette maison. Moi, je m’y refuse… Godivelle, j’ai faim…

Incapable d’en entendre davantage, Hortense, qui ne voulait pas laisser voir à ce monstre son désarroi, reprit le chemin de sa chambre. Mais dans l’escalier, elle se heurta à M. Garland.

— Chut ! fit-il précipitamment à voix contenue. Ne faites pas de bruit…

— Vous m’avez fait peur, souffla Hortense.

— Ce n’est pas moi dont vous devez avoir peur. J’ai tout entendu, hier soir et ce matin… Il faut prendre garde à vous… Cet homme est fou… un fou dangereux…

— Il me garde enfermée ici. A quoi, selon vous, dois-je encore prendre garde ?…

— Au poison… Je sais qu’il en a parce qu’un certain flacon a disparu de mon laboratoire. C’est de cela qu’il se sert pour moi…

Devant l’air égaré de ce malheureux, Hortense pensa que le plus fou des deux n’était peut-être pas le marquis et elle voulut l’apaiser…

— Pourquoi voudrait-il se débarrasser de vous ? De vous qui l’avez toujours si bien servi ?…

— Justement parce qu’il n’a plus besoin de moi…

— Remontons là-haut ! On pourrait nous entendre… Et puis, je crois que je lui fais horreur à présent. J’ai sur mon visage la laideur de son âme. Alors, il veut ma perte…

— Eh bien, partez ? Pourquoi restez-vous ?…

— Où irais-je ? C’est ma maison ici… mon ancêtre Bernard de Garland la tenait jadis. Je sais que son trésor est là, qui m’attend… alors je reste, je cherche. Mais je veux vivre… Alors je me suis nourri de lait, et de ce que j’ai pu trouver moi-même jusqu’à votre arrivée. Mais je vais recommencer…

— Pourquoi ? Je suis toujours là ?…

Le bonhomme hocha la tête d’un air pitoyable.

— Oui, vous y êtes. Mais pas pour très longtemps peut-être. Vous devriez, vous aussi, boire du lait…

Un bruit de pas dans le vestibule précipita Hortense vers sa chambre et Garland vers le second étage. Rentrée chez elle, la jeune femme alla droit à l’étroite fenêtre qui donnait jour à la pièce et l’ouvrit. Une rafale de pluie s’engouffra et trempa son visage mais elle ne referma pas, prenant plaisir à recevoir sur elle cette eau venue du ciel… Elle se sentait un peu de fièvre et cette fraîcheur l’apaisa. Songeuse, elle regarda l’austère et magnifique paysage étalé à ses pieds…

Jusqu’à présent, l’idée de fuir par cette fenêtre lui était apparue comme folle. La hauteur de la muraille en rendait la descente impossible sans une bonne corde. Et où pourrait-elle se procurer une corde assez longue ? En faire une avec ses draps de lit, selon la technique chère aux prisonniers de romans ? Ceux-ci ne seraient jamais assez longs ou alors il faudrait les couper en bandes trop minces… Et dire que Combert n’était qu’à un peu plus d’une lieue ? Cette distance représentait à présent une immensité qui lui semblait impossible à franchir.

Combien de temps allait-elle rester enfermée dans ce château que l’hiver cernerait bientôt ? Jean et François, dont elle ne doutait pas un instant qu’ils tenteraient l’impossible pour l’en arracher, auraient-ils assez de force pour venir à bout de la vieille forteresse et de l’implacable volonté du marquis ? Réussiraient-ils à l’en tirer à temps ?

A peine son esprit eut-il formulé ce dernier mot qu’elle sentit l’angoisse lui revenir. A temps ? Cela voulait-il dire qu’elle attachait plus de créance qu’elle ne le supposait à la folle mise en garde de Garland ? Est-ce qu’après toutes ces grandes protestations d’amour, le marquis, fatigué peut-être, ne tenterait pas de se débarrasser enfin d’une créature aussi encombrante ? Il n’avait guère hésité jusqu’à présent lorsque quelqu’un le gênait… Et en dépit de ce que pensait Godivelle, qui pouvait dire comment se serait achevée la nuit lorsque Jean était venu faire fuir Hortense par la chapelle ?…

Non, c’était insensé ! Jamais Godivelle ne prêterait la main à pareille entreprise. Hortense en était absolument persuadée. Pourtant, quand, vêtue d’une de ses anciennes robes, elle redescendit à la cuisine, elle y absorba un grand bol de lait et plusieurs tartines de miel qu’elle se confectionna elle-même. Ce qui lui permit de déclarer, à déjeuner, qu’elle n’avait pas faim…

— Je ne vous laisserai plus vous bourrer comme ça de pain et de miel, lui déclara Godivelle, mécontente que l’on boudât sa cuisine. Tâchez de me retrouver un peu d’appétit pour ce soir… Vous aurez un potage aux cèpes et des beignets au fromage.

Hortense affectionnait ces deux plats que la vieille cuisinière réussissait particulièrement mais il était écrit que, ce soir-là, elle ne goûterait ni à l’un ni à l’autre…

Quand Godivelle, avec la gravité d’un diacre servant la messe, déposa sur la table la grande soupière et ôta le couvercle pour laisser s’échapper une buée odorante, Eugène Garland parut pris d’une véritable crise de folie… Se dressant brusquement, il tendit vers le récipient un doigt tremblant et glapit :

— Enlevez ça ! Enlevez ça tout de suite, sorcière du diable !… C’est la mort ! Nous allons tous mourir…

— La mort ? Ma soupe ? protesta Godivelle indignée. En voilà des façons ?…

— Je sais ce que je dis ! Ne mangez pas de ça, Madame Hortense, sinon vous ne verrez pas le jour se lever… Ils veulent vous tuer, je vous le dis !… Mais moi je ne les laisserai pas faire…

Et avant que l’on ait pu l’en empêcher, Garland empoigna la soupière par ses deux oreilles et l’envoya se fracasser sur le dallage où le potage crémeux se répandit. La réaction du marquis fut immédiate. Se levant de table, il empoigna son ancien complice par le col usagé de sa redingote et le traîna jusqu’à la porte :

— Dehors ! hurla-t-il. Allez-vous-en ! Je vous ai assez supporté, vieux fou ! Vous n’encombrerez pas cette maison plus longtemps !… Hors d’ici, misérable vieille larve !

Fou de rage, possédé par une colère qui décuplait ses forces, il secoua le vieil homme d’une poigne féroce puis le lâcha brusquement pour le reprendre encore et le traîner le long du vestibule. Garland criait, tentait de se défendre mais il n’était pas de taille. Épouvantée, Hortense courut après eux.

— Laissez-le tranquille ! Vous allez le tuer !…

— Ça ne meurt pas comme ça, un suppôt de Satan !… Ecartez-vous !… Je ne veux plus le voir… Ouvre la porte, Godivelle !

— Vous n’allez pas le jeter dehors ? cria Hortense. Il est vieux, malade et il fait un temps épouvantable…

— Il n’est pas malade, il est fou ! La pluie le calmera…

— Je vous en supplie ! Êtes-vous incapable d’un seul sentiment chrétien ? Il ne sait pas ce qu’il dit… Godivelle, je vous en prie, n’ouvrez pas ! Songez que s’il lui arrive quelque chose vous aurez sa mort sur la conscience…

Mais déjà la porte était ouverte. D’un violent coup de pied, le marquis propulsa Garland sur les pierres du sentier où il dégringola et disparut dans la nuit…

— Allez vous réfugier chez moi ! cria Hortense hors d’elle. Allez à Combert et dites à François Devès…

Le grondement de la lourde porte qui retombait lui coupa la parole. Horrifiée, elle regarda Godivelle comme si elle la voyait pour la première fois mais frottant ses mains l’une contre l’autre, la gouvernante haussa les épaules…