Ayant mal dormi, elle s’éveilla tard. Ce fut pour apprendre d’une Godivelle qui cachait mal son triomphe que Jeannette, n’ayant décidément plus de lait, avait été renvoyée à Combert le matin même. Pierrounet, qu’Hortense n’avait pas vu la veille parce que le marquis l’avait envoyé sur sa terre de Faverolles, avait été chargé de la ramener chez son oncle. Naturellement, la jeune femme ne perdit pas une aussi belle occasion de se mettre en colère, mais uniquement pour le principe. Au fond d’elle-même et en pensant à la joie de François en retrouvant sa nièce, elle regrettait peu cette décision arbitraire. Jeannette devrait attendre elle aussi que son nourrisson lui soit rendu. Restait à savoir comment Étienne allait supporter le sevrage et, après avoir tancé vertement Godivelle, dit son fait au marquis, Hortense consacra cette journée au changement de nourriture du bébé qui, d’ailleurs, supporta la chose le mieux du monde. Ce vigoureux bout d’homme promettait de faire preuve d’une superbe santé et ce fut un plaisir pour la jeune mère de voir la petite bouche rose engloutir, cuillerée après cuillerée, la légère bouillie de blé cuite au lait et sucrée au miel tandis que les yeux bleus du bébé brillaient comme des étoiles. Auprès de son enfant, Hortense oubliait ses angoisses et la cruauté du marquis. Tout sauf le temps qui passait…
Le jour suivant, le maître de Lauzargues s’absenta. La jeune femme en éprouva un vif soulagement. Dépouillé de cette présence obsédante, le vieux château retrouvait du charme et devenait presque agréable. La porte en demeura fermée toute la journée mais, comme une pluie battante s’était installée depuis le lever du jour, Hortense ne regretta pas outre mesure de devoir rester au logis. Demain, ce serait le troisième jour…
Après le dîner, qui eut lieu plus tard que d’habitude parce que l’on avait dû attendre le marquis, celui-ci pria sa belle-fille de rester quelques instants au salon. Il avait à lui parler. Docilement, la jeune femme alla prendre place dans l’un des fauteuils disposés près de la cheminée et attendit que le marquis se fût débarrassé de Garland. En effet, le bibliothécaire, qui d’ordinaire filait dans sa chambre dès la dernière bouchée avalée, ne semblait pas disposé à quitter la table. Il avait fait preuve, durant tout le repas, d’une agitation inhabituelle qui lui avait valu quelques rappels à l’ordre et, à présent, il s’attardait comme s’il était pris de torpeur. On dut faire appel à Pierrounet et à Marthon, la plus vigoureuse des deux servantes, pour le tirer de sa place et le remonter au second étage sans d’ailleurs qu’il parût s’éveiller vraiment.
— Est-il malade ? demanda Hortense que la mine du vieil homme inquiétait.
Foulques de Lauzargues haussa les épaules :
— Cela n’aurait rien d’étonnant. Voyant que vous pouviez manger et boire sans être incommodée, il s’est empiffré. Il a surtout bu plus que de raison. Mais laissons cela ! J’ai à vous dire des choses qui me paraissent d’importance…
Il se dirigea vers un cabaret de salon posé sur une table à gibier, y prit deux petits verres et un flacon gravés d’or.
— Voulez-vous un peu de cette vieille prune ? Elle est parfaite en tout point…
— Merci. Je n’aime pas les liqueurs fortes…
— Vous avez tort. Elles sont parfois d’un grand secours… Tenez, je vous en verse quelques gouttes seulement. Il se peut que vous changiez d’avis avant longtemps et je n’aimerais pas vous voir vous évanouir…
Joignant le geste à la parole, il fit couler un peu de prune dans le verre qu’il vint poser sur une petite table placée à portée de main de la jeune femme. Celle-ci leva les sourcils :
— Suis-je censée m’évanouir ? Outre que c’est peu dans mes habitudes, je n’en vois pas la raison. Je me sens parfaitement bien…
— Je souhaite que cela dure mais je crains un peu l’effet que pourrait avoir sur vous l’écroulement de vos espérances…
Une brusque inquiétude tint Hortense muette. Elle n’aimait pas du tout, ce soir, le sourire trop aimable du marquis, ni la petite flamme méchante qui brillait dans ses yeux clairs. Cette inquiétude se changea en effroi quand, au bout des doigts de son tyran, elle vit apparaître un pli dont les trois cachets de cire verte étaient coupés. Heureusement, la colère vint tout de suite à son secours et la remit debout :
— Comment vous êtes-vous procuré cela ? Je croyais qu’un notaire était un officier assermenté et que l’on pouvait lui faire entière confiance ?…
— Sans doute et Me Merlin n’échappe pas à cette règle mais quand vous lui avez rendu visite, il lui est apparu que vous n’étiez pas en pleine possession de votre bon sens. Il n’en a rien montré, bien sûr, car il n’est pas bon de contrarier ceux dont l’esprit se dérange…
— Voulez-vous dire que cet homme m’a prise pour une folle ?
— C’est… assez cela, encore que le terme soit un peu fort. Disons nerveuse… un peu agitée et visiblement sous le coup d’une idée fixe. Or, il se trouve que ce brave tabellion me voue depuis toujours une grande, une très respectueuse admiration qui va jusqu’à l’amitié. Nous nous connaissons depuis si longtemps !… Quand vous êtes allée le voir, il vous a écoutée gentiment puis il a rangé votre dépôt en pensant qu’un jour ou l’autre il s’en expliquerait avec moi. Et quand je suis allé chez lui, tout à l’heure, il n’a fait aucune difficulté pour me remettre ce pli. Je dois dire que nous avons beaucoup ri, ensemble, à sa lecture…
— Ri ? Cet homme a ri à la lecture de vos crimes ? Il faut vraiment qu’il vous aime beaucoup…
— Il faut surtout qu’il ait un grand bon sens. Voyez-vous, l’excès en tout effraie les âmes simples et les pousse à l’incrédulité. C’est un vrai roman que vous avez écrit là, ma chère, et je n’ai eu aucune peine à en mettre les péripéties sur le compte d’une extraordinaire imagination…
— Imagination ! Il faut que cet homme soit un misérable presque aussi achevé que vous, marquis !…
— Lui ? C’est le meilleur homme du monde. Ce n’est pas sa faute s’il m’estime et si vous lui êtes apparue comme un peu… exaltée. En outre, le fait que vous ayez abandonné votre enfant tout juste quelques jours après sa naissance a fait très mauvais effet dans nos montagnes. On y a l’esprit positif et les pieds sur terre. Il est vrai qu’en revanche les Parisiennes y sont réputées pour leur goût prononcé des aventures… Allons, ma chère, ne faites pas cette tête-là ! Vous n’aviez tout de même pas escompté que les braves Saint-Florains allaient venir en foule mettre le siège devant cette maison en hurlant à la mort ?
Sentant ses jambes fléchir, Hortense s’appuya à la petite table. Ses doigts rencontrèrent le verre froid et se refermèrent dessus. Elle avait trop besoin d’aide pour refuser ce secours si obligeamment préparé. Elle vida le verre d’un trait, s’étrangla mais sentit la chaleur lui revenir.
— Vous voyez que j’avais raison, persifla le marquis. Rien de tel que la vieille prune pour les émotions. Mais asseyez-vous donc et causons ! Ceci, somme toute, n’est rien qu’une péripétie nouvelle de votre roman et ne changera rien à mes sentiments pour vous…
Elle refusa de s’asseoir.
— Comment avez-vous su que Me Merlin détenait ce mémoire ?…
— Oh, c’est fort simple. En dépit de mon âge, j’ai bonne vue et j’avais remarqué ce papier que vous avez glissé, assez adroitement d’ailleurs, à Devès. Sur mon ordre Chapioux et son fils l’ont attendu au détour du chemin. Ils l’ont un tout petit peu assommé… oh, rassurez-vous ! sans aucune gravité. Il a dû s’apercevoir en se réveillant qu’il avait une grosse bosse…
C’était plus qu’Hortense ne pouvait en entendre. Étouffant à la fois un sanglot et un cri de colère, elle quitta le salon en courant et remonta chez elle où elle s’enferma à double tour.
Il fallut à Hortense de longues minutes pour se calmer et pour tenter de remettre les choses à leur vraie place. L’idée que l’on pût la prendre pour une folle ou pour une mère indigne lui avait été cruelle mais elle s’aperçut à la réflexion que ce n’était rien d’autre qu’une nouvelle et gratuite méchanceté de son bourreau. Il lui suffisait de se rappeler les funérailles de Dauphine, le respect et l’amitié qui l’y avaient entourée et aussi les paroles de la douairière de Sainte-Croix : « Au fond de nos châteaux nous finissons toujours par apprendre ce qui se passe chez nos pairs… » Quant à la folie, personne n’y croirait. En revanche, elle en avait fait preuve en s’imaginant qu’un récit déposé chez un notaire pouvait suffire à la défendre des maléfices de Lauzargues. Folie aussi d’être venue se rendre à la discrétion de son ennemi et de s’être mise, ainsi, entre ses mains…
L’idée de se séparer de son fils lui était insupportable, pourtant, elle en vint peu à peu à cette conclusion : l’important pour elle était de quitter Lauzargues et de rentrer chez elle à Combert. La menace du marquis prétendant l’empêcher de jamais revoir l’enfant si elle quittait le, château pouvait-elle être réellement prise au sérieux ? Étienne ne pourrait passer toute sa vie sans sortir, enfermé derrière les murs d’une vieille forteresse ? Ce qui importait à présent, pour Hortense, c’était de retrouver Jean. A eux deux, ils finiraient bien par venir à bout du marquis.
Le jour revenu, elle fit sa toilette, remit l’amazone qu’elle avait quittée depuis son arrivée et descendit à la cuisine où Godivelle s’activait en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller le bébé dont le berceau était installé près de la fenêtre. Armée du « buffadou[11] » elle soufflait sur les braises, qui avaient été couvertes durant la nuit. Déjà des flammes s’élevaient, le petit bois bien sec craquait. L’entrée d’Hortense fit sursauter la vieille femme :
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