— Je n’ai pas choisi d’être mère. On me l’a imposé ! Aucun forçat n’aime son boulet.

Elle avait dit ça ! Elle lui avait jeté au visage, comme une insulte, le récit de ses brèves amours et comment elle n’avait plus songé, n’y voyant qu’une malédiction, à les expier par la prière et le renoncement au monde. Oui, il revoyait trop nettement Marie-Jeanne Goëlo, sa mère… sa mère qui le croyait mort et qui priait pour lui, d’un cœur allégé, justement dans ce couvent des bénédictines de Locmaria, le plus sévère de toute la Bretagne, où Madalen voulait s’enfermer.

— Pourquoi, gémit-il douloureusement, pourquoi Dieu habille-t-il de tant de beauté des âmes si dures, si fermées ? Je t’en supplie, Madalen, écoute-moi encore ! Il faut…

N’entendant aucun bruit, il ouvrit les yeux, vit le salon vide et la porte ouverte. Madalen était partie…


Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré au fond de ce fauteuil, la tête vide et les yeux lourds de larmes qu’il refusait farouchement de laisser couler ? Longtemps sans doute. Il ne voyait plus rien, ne sentait plus rien qu’un goût amer dans la bouche et l’envie de rester ainsi jusqu’à la fin des temps, changé en pierre. Il ne souffrait même pas, constata-t-il non sans surprise, sinon de cette douleur vague que l’on éprouve après la crevaison d’une tumeur qui vous a fait longtemps damner.

Enfin, il se redressa, s’étira jusqu’à sentir craquer ses os, avec l’impression bizarre de sortir d’un mauvais rêve ou peut-être de revenir des confins de la folie. À Thisbé qui s’encadrait dans la porte, il jeta un regard vague.

— Oui, Thisbé ?

— Il et, ta’d, déjà ! Le maît’e veut pas manger ?

— Manger ? Non, mais je boirais bien du café, Thisbé. Du café très fort et très parfumé, comme tu sais si bien le faire…

La blancheur de son sourire illumina le fin visage noir.

— Tout de suite, maît’e ! Un bon café, y a ’ien de mieux pou’ consoler les cœu’s t’istes.

Il but, brûlant, l’odorant breuvage dans lequel, à la mode de La Nouvelle-Orléans, Thisbé avait fait cuire de la cannelle, de l’écorce d’orange et qu’elle avait flambé au rhum. Par-dessus les frondaisons vertes du jardin, ses yeux se posèrent sur la mer. Là-bas le Gerfaut, toutes voiles dehors, doublait la première passe emportant l’amour le plus fou qui lui eût jamais traversé le cœur. Il y laissait une trace empoisonnée qu’il fallait chasser au plus vite. Avec une sorte de rage, il lui tourna le dos, vida le reste du pot de café puis, arrachant une branche de jasmin fleurie, il l’écrasa presque contre ses narines. Les parfums de la terre, sa force profonde devaient pouvoir venir à bout de tous les maléfices. Et, tout au fond de lui-même, commençait à poindre quelque chose qui ressemblait à un peu de soulagement. Peut-être était-il temps, à présent, de rentrer à la maison ?

La pensée de « Haute-Savane », dont il faisait si peu de cas il y a seulement quelques heures, traversa son esprit, l’illumina. Là était la vérité, là était le devoir, là était peut-être le bonheur. Et puis… là était Pongo, Pongo qui allait être heureux de le revoir. Et ce fut au grand galop qu’il reprit le chemin qui le ramenait chez lui…

Pourtant ce ne fut pas Pongo qu’il rencontra en premier. Ce fut Finnegan qui débouchait de derrière le rideau de cactus et qui s’arrêta net, sans même songer à cacher le chagrin inscrit sur sa figure. Le malheureux avait dû endurer toutes les tortures de l’enfer en croyant celle qu’il aimait partie avec son ami… Mais Gilles vit aussi que ses yeux, si semblables un instant plus tôt à des cailloux verts sans éclat, se remettaient à briller.

— Te voilà ! soupira l’Irlandais sans rien trouver d’autre. Te voilà ! (Puis, au bout d’un instant :) Tu n’es donc pas parti ?

— Non. Mais elle, elle est déjà loin. C’est mieux pour tout le monde, crois-moi… surtout pour elle. Madalen ne veut pas vivre sur terre…

— Tu crois ?

— J’en suis sûr ! N’aie pas de regrets. Aucun de nous ne l’intéresse : elle a choisi ce qu’il y a de mieux.

— Quoi donc ?

— Dieu ! Le capitaine Malavoine l’emmène dans un couvent breton.

— Ah !

Pareil à une plante en voie de dessèchement et qu’une averse arrose, Finnegan parut reprendre vie. Si aucun homme ne devait posséder Madalen, il se consolerait de l’avoir perdue et Gilles se jura que jamais, au grand jamais, il n’apprendrait ce qui s’était passé dans la grotte de la Tortue ni dans la chambre du Cap.

Sachant que le sang britannique de son ami ne lui permettait pas d’attendrissement, Gilles rompit les chiens pour couper le chemin à l’émotion qui les gagnait tous deux.

— Où est Judith ? demanda-t-il. Il faut que je la voie tout de suite. J’ai beaucoup de choses à lui dire, beaucoup de pardons à lui demander…

— Je ne sais pas. Depuis le retour de Pongo elle est enfermée chez elle, défendant qu’on la dérange sous quelque prétexte que ce soit. Je la crois très malheureuse, Gilles…

Celui-ci allait s’élancer pour gravir le perron quand Charlot, énorme et radieux, s’encadra dans la porte.

— Bienvenue au maît’e ! s’écria-t-il. Mââme Judith pa’tie à cheval il y a une heu’e ! M’a dit qu’elle allait à son ca’bet…

— À cheval ? fit Gilles. Quel cheval ?

— Vot’ cheval, missié Gilles : le beau Me’lin !

Finnegan se mit à jurer avec une extraordinaire luxuriance.

— Elle est partie à cheval ? Et avec Merlin encore ? Dans son état ?

— Si sa côte cassée ne la fait plus souffrir, commença Gilles pensant que c’était à cela que le médecin faisait allusion mais Finnegan le regarda avec une fureur concentrée.

— Quel damné imbécile tu fais ! Il s’agit bien de ça ! Elle est enceinte !

Gilles reçut le mot en pleine figure, comme une gifle.

— Enceinte ? articula-t-il.

— Oui… enceinte ! Elle attend un bébé, si tu préfères d’autres mots, et si tu me demandes de qui, je t’aplatis la figure ! Elle ne voulait pas que tu le saches parce qu’elle espérait toujours que tu lui reviendrais sans cela. Maintenant courons ! Un cheval, Cupidon, un cheval ! Il faut la rejoindre.

— Que crains-tu ? demanda Gilles qui pâlissait. Une nouvelle chute ?

— Non. Le désespoir !

Il se mit à courir vers les écuries mais déjà Gilles partait comme un boulet de canon, talonnant furieusement son cheval qui l’emportait à un train d’enfer. La peur, une peur horrible lui tordait à présent les entrailles après la bouffée de bonheur que lui avait donnée la nouvelle de l’enfant à venir. Ce n’était pas possible ? Judith n’allait pas faire ça ? Elle ne pouvait pas l’aimer au point de vouloir se détruire et détruire avec elle l’enfant de Gilles ?

Quelque chose de salé lui mouilla les lèvres et il comprit que c’étaient des larmes. Des branches lui griffèrent le visage tandis qu’il se précipitait à tombeau ouvert, coupant à travers bois et ravins pour gagner du temps, arriver plus vite… Plus vite, plus vite ! Encore plus vite !

Des bribes de prières désordonnées, presque oubliées, lui remontaient aux lèvres tandis qu’il courait, chasseur forcené lancé à la traque de la mort. La terre des sentiers, l’herbe des talus volaient sous les sabots de son cheval.

Ce fut en atteignant la longue descente sinueuse qui menait à la petite crique entourée de cocotiers qu’il aperçut Judith. Vêtue d’une ample robe blanche, elle se tenait debout au bord de la mer tournant le dos à l’île, face à l’immensité bleue sur laquelle sa blanche silhouette se détachait, pareille à quelque nuage que sa chevelure empourprait comme un soleil couchant.

De toute sa voix, se dressant sur ses étriers, Gilles l’appela :

— Judith ! Judith !

Mais il était trop loin encore et la brise était contraire. Elle ne l’entendit pas. Il la vit laisser glisser de ses épaules la légère robe et s’avancer lentement dans la mer. Un pas puis un autre pas… Les vaguelettes léchèrent ses chevilles fines, ses genoux, puis ses cuisses… Envahi d’un terrible pressentiment, Gilles précipita sa course sans quitter des yeux la mince silhouette dorée qui avançait, toujours en diminuant. Puis il ne la vit plus. Elle venait de plonger.

Quand il déboucha en trombe sur la plage dans une tempête de sable, elle était déjà loin. Ses bras minces plumaient la surface de l’eau et, derrière elle, sa chevelure s’étalait sur la mer qu’elle teintait de roux, comme une moirure. Elle piquait droit vers le large… Bientôt elle serait au-delà de tout retour possible.

Alors, arrachant son habit, tirant ses bottes, Gilles se jeta à l’eau et se mit à nager furieusement. Et le sablier du temps d’un seul coup se retourna…

La mer bleue, l’île du bout du monde s’effacèrent pour le jeune homme. Il avait quinze ans, il n’était qu’un petit paysan bâtard qui pêchait sur les bords du Blavet, regardant descendre les bateaux pour la pêche du soir. Il y avait une barque, derrière laquelle brillait, étalée sur l’eau, une chevelure d’or rouge…

Il n’était pas possible que tout cela disparût, anéanti par sa propre sottise, son propre aveuglement ? Rien ne s’était passé, ni guerre, ni fortune, ni grandes aventures ! Il n’était pas le chevalier de Tournemine et Judith, la Judith de ses quinze ans, était toujours la petite sirène de l’estuaire qui avait si joyeusement mordu au plus chaud de son cœur…

Pour voir où elle en était, il se dressa sur l’eau, à la manière d’un marsouin, l’aperçut à une trentaine de brasses. Elle nageait toujours. Alors il l’appela, de toutes ses forces, de tout son désespoir.

— Judith ! Judith ! Je t’en prie, Arrête-toi ! Attends-moi !…

Un faible cri lui répondit tandis qu’à nouveau il fonçait vers elle. Mais quand il regarda de nouveau il n’y avait plus rien…