Il s’efforça de se reprendre. Pongo était l’habileté même. Il n’avait jamais échoué dans une mission. Pourquoi donc, pour la première fois et quand tant de choses importantes étaient attachées à sa réussite, aboutirait-il à un échec ?

Mais les heures coulèrent sans ramener Pongo. Le jour se leva, illumina le monde. Anna Gauthier fut portée en terre, après une messe dite par l’abbé Le Goff dans le grand salon de « Haute-Savane », suivie par son fils qu’encadraient Judith et Gilles mais le chemin demeura désert. Tout au moins jusqu’à l’heure précédant le coucher du soleil. Malheureusement, ce ne fut pas l’Indien qui gravit alors les marches du perron en haut duquel Gilles, debout, guettait inlassablement, ce fut le Maringouin…

En le voyant paraître, Gilles, déçu et furieux, ne fut pas maître de son premier mouvement. Empoignant l’homme par sa veste il le souleva jusqu’à ce que sa figure de taupe fût à la hauteur de son propre visage.

— Comment oses-tu reparaître ici, misérable ? gronda-t-il. Comment oses-tu venir me narguer jusque dans ma maison ?

— Hé là ! hé là ! señor ! Lâchez-moi donc ! En voilà des façons… Ça n’arrangera pas les affaires de la jolie petite si vous m’étranglez ! Je… je viens en ambassadeur.

Le dégoût faucha net la colère de Gilles qui ouvrit les mains, laissant l’homme rouler sur les dalles de la véranda.

— Un ambassadeur, toi ? Alors, parle ! Que viens-tu me dire ?

Le Maringouin découvrit ses dents gâtées dans un sourire narquois, mais ses prunelles couleur de granit se firent encore plus dures si la chose était possible.

— Que la demoiselle va bien, que tout le monde chez nous en est déjà amoureux… et que M. Legros attend avec impatience que vous lui fassiez l’honneur de lui rendre visite. Il vous attend.

— Il m’attend ? Vraiment ! Et où ?

— Où je vais avoir l’honneur, moi, de vous conduire, señor, sans armes… et les yeux bandés quand il le faudra.

— Vous me prenez pour un enfant ? Je vais vous suivre désarmé, aveugle ? Et dans quel but ? Une fois dans ce mystérieux endroit qu’est-ce qui empêchera votre patron de me tuer, car au fond c’est ma mort qu’il veut et ensuite celle de sa prisonnière ?

Le Maringouin se gratta la tête, un peu embarrassé tout de même.

— Faut pas prendre les choses ainsi, señor ! M. Legros n’a pas du tout l’intention de vous tuer. Il sait bien que ça lui coûterait trop cher. Et puis, ça n’arrangerait pas ses affaires. Ce qu’il veut, c’est conclure avec vous un bon arrangement, signer des papiers officiels…

— Et s’approprier mes terres, n’est-ce pas ?

— Ça, je n’en sais rien ! D’honneur ! Il ne m’a pas fait de confidences. Tout ce qu’il a dit c’est que si vous n’êtes pas là au lever du soleil, la fille mourra… après avoir été un peu violée, bien sûr, parce qu’elle est un peu belle !…

Derrière Gilles la voix de Judith s’éleva, chargée d’angoisse :

— Vous n’allez pas y aller, Gilles ? Chassez cet homme… ou plutôt faites-le parler : obligez-le à vous dire où se cache ce misérable Legros.

L’apparition de Judith parut plonger José Calvès dans la stupéfaction.

— Par la Madone ! C’est votre femme ?

— Oui. Pourquoi ?

Les yeux rivés à la fière silhouette de la jeune femme, l’homme haussa les épaules.

— Et c’est de l’autre que vous êtes amoureux ? Faut être fou…

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Qui vous a dit que je…

— Que vous en teniez pour la belle blonde ? Une petite, pas mal du tout d’ailleurs, que notre Olympe a trouvée quelque part au bord de la rivière Salée et qu’elle a ramenée chez nous. Mais je me demande si elle a eu raison. C’est madame qu’on aurait dû enlever…

— Taisez-vous ! coupa Gilles, furieux. Faites-nous grâce de vos réflexions ! Je vais vous suivre dans un instant…

— Non ! Je vous en supplie ! s’écria Judith. Vous n’allez pas commettre une telle folie ? Je sais que vous l’aimez. Mais songez qu’il n’y a pas qu’elle, qu’un monde dépend de vous…

Il alla vers elle et, doucement, prit ses deux mains qu’il baisa rapidement.

— Il faut que j’y aille, ma chère. Mais je vous demande de croire que c’est pas simplement parce qu’il s’agit de Madalen. J’en ferais autant pour n’importe quelle femme innocente… peut-être même pour cette misérable Fanchon qui, après avoir tenté de vous tuer, nous a trahis. Nous ne pourrions pas payer de son sang notre prospérité et connaître encore la paix. Dites à Cupidon de me seller un cheval, n’importe lequel sauf Merlin !

Vaincue par l’émotion, elle se détourna, enferma brièvement son visage entre ses mains puis les en arracha et, relevant la tête dans un sursaut d’orgueil désespéré, elle ramassa ses jupes et partit en courant chercher le jeune palefrenier.

Lorsqu’elle eut disparu, Gilles appela, d’un signe, Charlot qui, inquiet et roulant de gros yeux où se lisait clairement la haine que lui inspirait le Maringouin, se tenait à l’entrée de la salle de compagnie, dans l’attitude figée d’un bon serviteur mais, visiblement, prêt à bondir sur l’ancien commandeur de Legros. Le majordome s’approcha tandis que le Maringouin, instinctivement, reculait de quelques pas sans le quitter des yeux. Sa main déjà cherchait un couteau à sa ceinture.

Son attitude arracha à Tournemine un sourire de mépris. Calmement, il tira de sa poche un pli cacheté qu’il tendit à Charlot.

— Remets cela au docteur Finnegan ! Ce sont mes ordres au cas, toujours possible, où je ne reviendrais pas vivant. Dis-lui que je compte sur lui pour exécuter à la lettre mes instructions… et puis dis-lui adieu pour moi. Tu le trouveras à l’hôpital en train de soigner Léon Bambou qui s’est pris une main dans l’égreneuse.

— Vous ’eveni’, maît’e ? Vous ’eveni’, n’est-ce pas ?

— Je l’espère bien, Charlot. Mais il faut toujours tout prévoir. Veille bien sur ta maîtresse.

— Je ju’e ! Et toi, sale mulat’e, ajouta-t-il en se tournant vers José Calvès, sans plus pouvoir retenir sa colère, tu peux di’e à ce bandit de Leg’os que s’il ose mont’er ici un jou’ sa vilaine figue, ou si le maît’e ne “evenait pas, nous sommes t’ois cents qui l’attend’ont, qu’on a des a’mes… et qu’on l’éco’che’a tout vivant ! Et toi avec !

— Bon, bon ! Ça va ! On lui dira ! Pas la peine de te mettre dans cet état.

Ému, Gilles serra la main de son majordome puis, comme Cupidon, les yeux gros de larmes, apparaissait devant le perron menant un cheval par la bride, il descendit vers lui, sauta en selle et fit volter sa monture.

— Eh bien, je vous attends ! lança-t-il avec insolence tandis que José Calvès se glissait le long de la balustrade de la véranda afin d’atteindre l’escalier sans passer trop à portée de Charlot.

Mais il ne réussit pas à lui échapper tout à fait et ce fut propulsé par un magistral coup de pied au derrière qu’il quitta l’habitation Tournemine et rejoignit le cheval qu’il avait attaché au tronc d’un latanier.

Le soleil était couché à présent. La rapide nuit tropicale tombait comme un rideau foncé mais un dernier éclat de jour caressait encore la façade rose de « Haute-Savane ». Avant de s’engouffrer sous le tunnel dense des chênes centenaires, Gilles se retourna sur sa selle pour regarder une dernière fois sa maison… C’était un adieu. Il savait qu’il ne reviendrait pas, qu’il allait mourir et que Madalen mourrait avec lui car il n’accepterait jamais de signer les actes sans doute préparés par Legros pour lui enlever légalement son bien… même pour sauver la femme qu’il aimait. Jamais il ne remettrait au bourreau, contre quelque monnaie d’échange que ce soit, la terre qui était sienne et surtout les hommes et les femmes qui en étaient la substance…

Puisque Pongo n’était pas revenu c’est que quelque chose n’avait pas marché et, à mesure que coulaient les heures de cette terrible journée, c’était à cela qu’il s’était résolu : se rendre à Legros et se laisser tuer par lui. C’était la seule façon de sauver « Haute-Savane » que Judith et Finnegan continueraient après lui. La jeune femme, il le savait, était capable de poursuivre son œuvre quand il ne serait plus. Simplement, il essaierait, tout à l’heure, de tuer Madalen de sa main afin de lui éviter la torture qui allait sans doute faire partie de l’arsenal de Legros. Et puis il essaierait de se tuer lui-même s’il en avait le temps car, apparemment sans arme, il dissimulait dans sa botte la mince lame d’un des scalpels de Finnegan qu’il y avait glissée sur le conseil de son ami quand, à tout hasard, il s’était tout à l’heure préparé pour cette visite qu’il attendait.

Le voyage à cheval dura plus de deux heures car le chemin, peu facile, ne permettait guère le galop et s’acheva dans une petite crique, près de la pointe d’Icague où débouchait la rivière des Bananiers. Un bateau attendait là, monté par six hommes et gréé d’une voile latine. Gilles comprit alors qu’en définitive c’était dans l’île de la Tortue que Legros avait cherché refuge, la Tortue, l’ancien repaire de pirates et de boucaniers, truffée de grottes et de cachettes secrètes où il était bien certain que personne ne tenterait jamais, à moins d’être fou, de venir le déloger.

Il comprit aussi que personne ne réussirait à le sauver, mais ce fut tout de même sans la moindre hésitation qu’il sauta dans le bateau, que les hommes repoussèrent dans le courant de la rivière.

Assis à l’arrière près du Maringouin qui le surveillait avec l’avidité inquiète d’un avare couvant son trésor, Gilles regarda les marins embarquer en voltige, puis hisser la voile. La mer était belle, à peine ridée par une légère brise qui portait avec elle toutes les senteurs de la terre que le soleil avait chauffée dans la journée. Le ciel, d’un bleu profond, n’était qu’une coulée d’étoiles et il se surprit à penser qu’on ne pouvait rêver plus belle nuit pour quitter la vie.