— Tu aimerais bien et moi aussi ! Tu as peut-être raison, après tout. Il arrive qu’un bandit finisse par se prendre à son propre piège et, de toute façon, il ne doit pas avoir que des amis…

Mais Simon Legros n’était pas mort.

CHAPITRE XV

UNE GROTTE À LA TORTUE

— Ma mère est morte et Madalen a été enlevée…

Le visage couleur de craie sous la broussaille de ses cheveux blonds en désordre, Pierre Gauthier appuyé de tout son poids sur sa canne et au bord de l’évanouissement s’efforçait visiblement de ne pas s’abattre sur le tapis.

Repoussant sa chaise qui se renversa, Gilles courut vers le jeune homme, le soutint et, doucement, l’amena jusqu’à un fauteuil dans lequel il le fit asseoir. Il était temps. Les jambes de Pierre ne le portaient plus et pliaient sous lui tandis que ses yeux commençaient à se révulser.

— Charlot ! De l’eau-de-vie ! cria le chevalier.

Mais déjà Judith avait quitté la table où, en face de son époux, elle achevait le repas du soir et elle avait empli un verre de vieux cognac qu’elle apporta à Gilles en constatant, non sans chagrin, qu’il était presque aussi pâle que Pierre. Mais elle ne dit rien. À eux deux, ils réussirent à faire avaler au malheureux garçon quelques gouttes du généreux breuvage et un peu de couleur revint à ses joues blanches. Un instant plus tard, il rouvrait les yeux.

— Donnez-lui encore un peu de cognac, conseilla Judith qui s’efforçait de réchauffer entre les siennes les mains glacées du jeune homme.

De lui-même, cette fois, Pierre vida le verre. Il eut un long frisson comme si un courant électrique le parcourait.

— Ça va mieux ! dit-il enfin. Merci, madame… Je… je suis désolé de vous déranger…

— Ne dites pas de sottises ! Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas exactement… Je me suis attardé à Port-Margot ce soir, à causer avec M. Vernet qui souhaitait d’ailleurs me garder à souper mais j’ai refusé : je ne voulais pas que ma mère et ma sœur s’inquiètent et j’étais déjà en retard. Et c’est en rentrant que j’ai vu… Oh ! monsieur Gilles, la maison est bouleversée comme si l’on s’y était battu. Ma mère gît au pied de son lit, assommée. Elle a dû vouloir défendre Madalen…

— Mais comment sais-tu qu’elle a été enlevée ?

— Il y avait ça sur la table.

Pierre tira de sa poche un morceau de papier plié qu’il tendit à Gilles.

« Je tiens la fille, Tournemine, lut celui-ci. Ne me cours pas après si tu ne veux pas que je la livre à mes hommes. Je te ferai savoir où et comment tu pourras la récupérer vivante. »

C’était signé Simon Legros…

Un nuage rouge passa devant les yeux de Gilles. Furieux, il froissa l’insolent billet et allait le jeter quand Judith le lui ôta des mains.

— Donnez ! dit-elle seulement. (Puis, quand elle eut parcouru les quelques lignes :) Qu’allez-vous faire ?

— Que voulez-vous que je fasse ? hurla-t-il. Rien ! Je ne peux rien faire ! Non seulement ce misérable a tué une femme pratiquement sous mon toit, il en a enlevé une autre mais encore je dois attendre son bon plaisir sous peine de…

— Je conçois, murmura Judith, que cette idée vous soit insupportable, mais il y a peut-être tout de même quelque chose à faire…

— Quoi ? Voulez-vous me dire quoi ? Si je lance mes hommes sur sa trace, il…

— Bien entendu. Aussi ne s’agit-il pas de « lancer vos hommes » comme vous dites mais bien d’en lancer un seul. Dieu vous a donné la chance d’avoir à votre service un homme pour qui les pistes les plus embrouillées se lisent à livre ouvert, un homme qui sait passer partout sans coucher l’herbe, sans froisser les feuilles, un homme qui sait se rendre invisible, silencieux. Vous avez Pongo et vous osez dire que vous ne savez pas quoi faire ? Où sont passés le Gerfaut et son habileté à la guerre d’embuscade ?

Gilles regarda sa femme comme s’il la voyait pour la première fois, presque foudroyé par sa soudaine violence.

— Vous ? C’est vous qui me dites cela ? Vous vous souciez donc du sort de cette pauvre enfant ?…

— Je me soucie surtout de « Haute-Savane ». Ne comprenez-vous pas ce que signifie le chantage de ce Legros ? Ne devinez-vous pas quel prix il vous faudra payer pour qu’on vous la rende vivante… et intacte ? Seule l’habileté de Pongo peut nous sauver. Alors qu’attendez-vous ?

— Vous avez raison… Cent fois, mille fois raison ! Pongo ! Pongo !

Et Gilles, criant à pleins poumons, sortit en courant de la maison laissant Pierre seul en face de Judith.

— Madame, dit le jeune homme d’une voix altérée, vous ne voulez pas dire que ce Legros oserait exiger qu’on lui rende le domaine en échange de la vie de ma sœur ?

— Inutile de se leurrer, mon pauvre Pierre. C’est certainement cela. La plantation a été le but de tous les agissements de cet homme depuis que nous sommes arrivés. Mais inutile aussi de vous tourmenter. Madalen ne craint rien tant que Legros n’a pas fait connaître ses exigences et que mon époux ne les a pas refusées… ce qu’il ne ferait certainement pas, d’ailleurs. Ce qu’il faut, c’est le prendre de vitesse et, grâce à Pongo, la chose est possible, croyez-moi… Vous allez rester ici cette nuit. Je vais dire que l’on vous prépare une chambre…

— Non, je vous remercie. Je ne veux pas laisser seul le corps de ma mère.

— Dans une maison dévastée ? Non, Pierre. Je vais aller chez vous avec Désirée et des servantes. Nous rapporterons ici votre pauvre mère et je vous promets qu’elle y recevra tous les soins, tous les honneurs qui sont la tradition chez nous, gens de Bretagne. Nous ferons la « chapelle blanche » dans la bibliothèque.

L’évocation des vieux usages de leur pays commun fit jaillir les larmes des yeux trop secs de Pierre. En quelques mots, Judith venait d’effacer les distances sociales et de tisser entre elle et le jeune homme des liens qu’il n’aurait jamais cru pouvoir exister. Elle avait dit « chez nous, gens de Bretagne » et c’était un peu comme si, à la voix de l’ex-Judith de Saint-Mélaine, la vieille terre ancestrale qui, depuis l’aube du monde, ouvrait sur les lames vertes de l’océan sa gueule de granit, venait de mordre au plein de l’île tropicale pour y affirmer son emprise et sa suprématie.

Silencieusement, il prit la main de la jeune femme, y posa un instant son visage humide.

— Doué d’ho pennigo en ti1 ! murmura-t-il retrouvant d’instinct la langue du terroir en face de celle qui venait de s’affirmer sa sœur de race. Il ne permettra pas qu’elle soit le prix du salut de ma sœur…

Une heure plus tard, tandis que Judith faisait tendre de draps blancs trois des côtés de la bibliothèque, Pongo qui avait longuement examiné les traces de la maison ravagée s’enfonçait dans la nuit, armé d’une lanterne sourde, un long couteau et un tomahawk passés à sa ceinture. Il avait dépouillé la toile blanche du planteur pour ses culottes de daim indiennes et ses mocassins qui le faisaient aussi silencieux qu’un chat.

Dans la nuit, Anna Gauthier, revêtue de son plus beau costume à bandes de velours et corsage brodé d’or, une coiffe de dentelle cachant la blessure de sa tête, fut étendue sur un lit de parade devant lequel on alluma une bonne partie de la provision de chandelles de la maison.

Contemplant la forme rigide, sous ses superbes habits bretons, de cette femme dont toute la vie n’avait été que silence et obéissance et sur laquelle Judith jetait des brins de jasmin, Finnegan hocha la tête, soucieux.

— Vous devriez envoyer dès maintenant un coureur chez l’abbé Le Goff, dit-il. Il faut qu’il vienne demain matin et que l’enterrement se fasse au plus vite.

— Déjà ? Mais pourquoi tant de hâte ?

— La nuit est chaude et la journée de demain le sera plus encore. Le sang n’a presque pas coulé de la blessure. Dans quelques heures le visage noircira… sans parler de l’odeur qui sera vite pénible.

— On ne peut pas l’enterrer en l’absence de sa fille, protesta Gilles qui entrait à cet instant et qui avait entendu.

Le regard calme du médecin enveloppa le jeune homme.

— Nous ignorons quand sa fille reviendra mais je peux t’assurer que, demain soir, la vue de ce cadavre sera pénible…

— Je vais faire ce qu’il faut, Liam, coupa Judith. J’envoie tout de suite Cupidon chez l’abbé Le Goff. Puis j’irai tout expliquer à Pierre.

— Ne prenez pas cette peine, fit Gilles avec un soupir. C’est à moi de le faire.

Et il s’en alla à la recherche du jeune homme, poussé autant par le besoin de le rejoindre que par le désir de fuir cette pièce qu’il aimait où la mort, pour un temps, venait de s’installer. De fuir aussi le regard indéchiffrable de Judith qu’il ne pouvait rencontrer sans malaise. Il ne savait pas ce qu’il y avait au fond de ces deux grands lacs noirs. Étaient-ce les larmes retenues qui les faisaient si brillants ? Et quand ils se posaient sur lui, exprimaient-ils la colère, la pitié ou une immense indifférence ?

Mais comment pouvait-il espérer deviner les sentiments secrets de sa femme quand il était incapable de s’analyser lui-même ? Quand il imaginait Madalen, si blonde, si douce, si fragile livrée aux mains brutales de ce Legros, il se sentait devenir fou. Son imagination lui montrait des images si abominables qu’il avait envie de crier, tout seul dans la nuit comme un loup malade. Il fallait qu’il pût la sauver, l’arracher à cet homme avant qu’il se fût approprié ce que lui n’osait même pas demander à genoux… Il le fallait s’il voulait pouvoir encore dormir…

Pourtant les paroles de Judith lui revenaient, accablantes comme les prophéties de Cassandre. Allait-il vraiment devoir abandonner « Haute-Savane », son domaine bien-aimé, à ce misérable qui n’avait reculé devant aucun crime ? « Haute-Savane » et les trois cents travailleurs qui lui donnaient sa richesse et qu’elle faisait vivre ? Ce n’était pas possible ! Il ne pouvait pas permettre que Legros revienne avec son arsenal de bourreaux, de fouets, d’instruments de torture en tout genre, qu’il replante un mancenillier dévoreur de chair humaine, qu’il chasse la paix et la liberté de ce coin de terre rendu à sa douceur naturelle pour y ramener la terreur, la violence et la haine… Pourtant, si Pongo échouait dans sa mission, s’il ne revenait pas à temps pour qu’avec tous les siens Gilles puisse aller enfumer la bête sauvage dans sa tanière c’était à cela qu’il faudrait en venir : livrer cette terre, cette maison qu’il aimait plus que lui-même ou bien laisser Madalen mourir après avoir subi les pires souillures. Cela non plus il ne pouvait pas l’admettre. Alors ?