Peut-être n’était-elle plus très éloignée de réussir. En se traînant tout à l’heure au long de ce chemin de sable rouge, Judith avait vu son époux tenant la jeune fille évanouie étroitement embrassée, baisant ses mains, ses lèvres, son visage… Si le malheur voulait qu’elle-même perdît le fruit auquel elle était déjà si tendrement attachée, Judith savait qu’elle serait vaincue, qu’elle devrait partir laissant tout ce qu’elle aimait, cette maison qui lui était devenue si chère car elle représentait le foyer dont elle avait toujours rêvé depuis son enfance misérable, cet homme qu’un coup de folie lui avait un instant ôté du cœur et qui s’en était de nouveau emparé avec plus de force que jamais…

Fanchon, qui allait et venait silencieusement dans la chambre rangeant des pièces de lingerie, l’avait enveloppée d’une ample et douce robe de chambre de fine laine blanche et elle avait disposé sous elle les cousins les plus moelleux, mais Judith se sentait à cette minute curieusement absente de son corps. Son esprit vagabondait dans les profondeurs ensoleillées du jardin pour essayer de retrouver, par la splendeur apaisante de sa verdure, le calme dont il avait si grand besoin.

Elle y était presque parvenue lorsqu’un doigt autoritaire frappa à sa porte et l’ouvrit sans attendre de réponse. Gilles, suivi de Finnegan, s’encadra sur le seuil, mais elle n’eut même pas le temps d’ébaucher un geste de protestation. Le regard glacé du jeune homme ne s’attardait pas sur elle mais bien sur Fanchon qui se précipitait pour l’empêcher d’entrer comme elle en avait reçu l’ordre.

— Excusez-moi, Judith, dit-il sans la regarder, mais je viens ici rendre justice. Fanchon, dites-nous donc où vous rangez votre fronde, cette fronde avec laquelle vous avez tué Rozenn et tenté, aujourd’hui, de tuer votre maîtresse, sans parler de Mlle Gauthier ?

Le cri de protestation indignée de Judith s’étrangla dans sa gorge devant la pâleur verdâtre qui envahit le visage de sa camériste, comme si une soudaine bouffée de fiel s’y infiltrait.

— Une fronde, moi ? dit Fanchon soutenant fermement, non sans insolence, le regard de son maître. Quel est ce conte ?

— Ce n’est pas un conte et vous le savez très bien. Inutile de mentir plus longtemps car, par la mémoire de ma vieille Rozenn que vous avez impitoyablement abattue, je vous jure que vous allez avouer… et que vous allez payer.

— Êtes-vous fou ? gronda Judith. Comment pouvez-vous accuser ainsi sans preuve ?

— Voilà preuve !

Pongo, à son tour, venait d’entrer dans la chambre, une fronde entre les mains, et il vint la déposer sur la chaise longue de Judith.

— Trouvée dans chambre Fanchon, dans manteau…

Devant cette poche d’aspect innocent et qui, cependant, pouvait donner la mort, la jeune femme eut un mouvement de recul plein de répulsion. C’était bien la preuve, en effet, et devant elle Judith découvrait une rivale haineuse dans cette fille qu’elle avait protégée, défendue et qu’elle croyait dévouée. Elle en avait fait sa confidente, presque son amie, et le résultat était là, devant elle.

Son regard las se détourna pour revenir vers les frondaisons des arbres, vers les lointains bleus de la mer.

— Enlevez cela, s’il vous plaît, Pongo ! Et emmenez aussi cette femme…

Mais Fanchon, profitant de la diversion qu’avait créée involontairement Pongo en apportant l’arme meurtrière, s’était esquivée. Le bruit de sa course affolée résonnait encore dans l’escalier.

— Cours, Pongo ! Rattrape-la ! Et enferme-la dans sa chambre sous bonne garde.

L’Indien partit comme une flèche.

— Que vas-tu en faire ? demanda Finnegan qui s’était approché de Judith et, la voyant si pâle tout à coup, s’emparait de son poignet.

— Je vais la ramener au Cap pour la faire embarquer à destination de la Louisiane. Elle ira rejoindre là-bas ses semblables, les filles de mauvaise vie qu’on y déporte. Le nouveau gouverneur, M. de Vincent, s’en chargera volontiers. Elle mérite trois fois la mort mais je ne me vois guère devenir ici juge et bourreau.

Brusquement, Judith se retourna vers lui.

— Vous n’en avez pas le droit. Faites-la embarquer, soit, mais pour la France et sans entraves. Si, quand nous avons traversé l’océan, vous n’aviez pas mis cette malheureuse dans votre lit, elle ne serait peut-être jamais tombé amoureuse de vous et, en tout cas, elle n’aurait jamais eu l’idée d’essayer d’éliminer les femmes qui vous entouraient pour prendre leur place…

— Éliminer les femmes qui m’entouraient ? Prendre leur place ? Songez-vous à ce que vous dites ? Il faudrait que cette fille soit devenue folle.

— Et pourquoi donc ? Dans ces pays où n’importe quelle mulâtresse peut espérer amasser une fortune grâce à sa beauté, où les servantes parfois deviennent maîtresses et sur cette terre de liberté et d’égalité que se veut l’Amérique, pourquoi donc une jolie fille n’aurait-elle pas imaginé devenir votre femme ? Tant que vous n’êtes pas entré dans notre vie, Fanchon m’a servie avec dévouement. C’est vous qui en avez fait une meurtrière et, si vous voulez mon sentiment tout entier, c’est vous le principal coupable. Alors laissez-la repartir librement vers son pays !

Pensant qu’il était temps pour lui de laisser seuls les deux époux, Finnegan reposa doucement la main de Judith sur sa robe blanche et, opérant un silencieux mouvement tournant, gagna la porte qu’il referma derrière lui.

— Bien qu’elle ait tué celle qui m’était aussi chère qu’une mère, il en sera fait comme vous le désirez, Judith. Je ne peux pas vous le refuser. Je n’en ai même pas le droit après les torts immenses que je me suis donnés envers vous…

— Les torts ? Quels torts ? Celui d’avoir cru que j’avais voulu tuer cette fille ? Ah, c’est vrai : je vous ai aussi entendu dire, tout à l’heure, à Finnegan que j’avais tué cette pauvre vieille Rozenn. C’était nouveau pour moi, cela…

— Comprenez-moi, Judith. Fanchon avait fait tout ce qu’elle pouvait pour diriger mes soupçons sur vous. Pongo avait trouvé accroché à un buisson, à l’endroit où elle s’était tenue pour manier sa fronde, un fragment de dentelle provenant d’un de vos jupons…

Elle eut un petit rire plein de tristesse et d’amertume.

— Et sur ce bout de dentelle vous avez conclu que je pouvais tuer froidement une vieille femme qui ne m’aimait pas, sans doute, mais qui ne m’avait rien fait, une femme de mon pays ? fit-elle avec une fierté douloureuse qui emplit Gilles de honte. Fallait-il que vous me détestiez et que vous me méprisiez ?

— Ne le croyez pas, je vous en supplie…

— Allons donc ? Ne vous avais-je pas donné, d’ailleurs, toutes les raisons de me mépriser pour cette folie qui s’était emparée de moi et qui m’avait jetée dans une existence qui eût tué mon père de honte s’il avait seulement pu l’imaginer ? Je n’étais plus moi-même, je crois. Le suis-je vraiment, d’ailleurs, depuis que le comte de Cagliostro m’avait fait l’honneur de me prendre pour assistante ? Il est des moments où je ne le sais plus…

— Judith, vous vous faites du mal. Je vous en supplie, ne…

Mais elle ne l’écoutait pas. Le regard à nouveau perdu sur l’horizon bleu, elle continua :

— Pourquoi m’avoir emmenée, Gilles, si vous ne m’aimiez plus ? Pourquoi ne m’avoir pas laissée à ma misère, à ma folie ? Vous seriez libre puisque je croyais notre mariage nul…

— Mais il ne l’était pas. Devant Dieu, devant ma conscience vous êtes toujours ma femme et vous le serez…

— Jusqu’à ce que la mort nous sépare ? Je sais, je sais… À présent, je vous en prie, laissez-moi, j’ai besoin d’être seule.

Il hésita un instant à s’approcher d’elle, à prendre cette main que Finnegan avait abandonnée mais il n’osa pas.

— Me pardonnerez-vous mes injustes soupçons et le mal qu’ils vous ont fait ?

Sous le moelleux tissu blanc de sa robe, ses épaules eurent un mouvement plein de lassitude.

— Je n’ai plus de colère contre vous, si c’est cela que vous souhaitez entendre. Je n’ai que des regrets auxquels vous ne pouvez rien. Laissez-moi seule, je vous en prie…

Il obéit sans insister et quitta la chambre sur la pointe des pieds. Il ne vit pas, sur le visage détourné de Judith, les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir…


Contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, Pongo ne rattrapa pas Fanchon et en ressentit une grande indignation. La disparition inexplicable de la jeune femme, qu’aucune trace ne signalait hors de la maison et que personne n’avait vue, lui avait fait l’effet d’une atteinte à sa science des pistes et à son flair de chasseur. Fanchon semblait s’être volatilisée dans le vestibule même de « Haute-Savane » et ce ne fut que le lendemain, après avoir fouillé maison et jardin avec acharnement, que Pongo découvrit, dans une des caves, un étroit passage caché par des fagots qui débouchait dans une petite grotte au flanc du morne. Curieuse comme un chat, la camériste de Judith avait beaucoup fureté dans la maison et avait dû garder pour elle sa découverte.

— Laissons-la à son destin, dit Gilles quand l’Indien vint lui rapporter le résultat de ses recherches, mais fais boucher ce souterrain. Je n’aime pas beaucoup savoir qu’un chemin d’invasion arrive jusque dans la maison. Legros ne devait pas le connaître car il n’aurait certainement pas négligé pareil atout.

— Lui plus se manifester. Peut-être parti ? Ou bien renoncé ?

— Cela m’étonnerait. Ce genre d’homme ne renonce guère. Bien sûr, il n’a rien tenté contre nous depuis deux mois mais cela ne veut pas dire, crois-moi, qu’il est enfin décidé à nous laisser en paix. Je croirais plutôt qu’il prépare autre chose.

— Peut-être mort ? sugéra Pongo avec un espoir si visible que Gilles se mit à rire.