— C’est inutile, Liam… vous ne le convaincrez pas.
La voix qui venait de se faire entendre était celle de Judith elle-même. La jeune femme venait d’apparaître, sous le couvert des eucalyptus, boitant légèrement. Elle était couverte de poussière et, par la manche arrachée de son amazone, son épaule blessée apparaissait, saignante. Elle semblait ne se soutenir qu’à peine et, lâchant Gilles, Finnegan se précipita vers elle pour la soutenir.
— Judith ! Vous êtes blessée… Où est votre jument ?
De son bras valide, la jeune femme désigna le tunnel végétal tandis que des larmes roulaient sur son visage traçant des rigoles rouges.
— Un peu plus loin… les reins brisés. Elle s’est jetée du haut d’un rocher. Elle était devenue folle et je n’ai eu la vie sauve qu’en me laissant tomber à terre juste à temps. Pauvre Viviane ! Je… je l’aimais, vous savez ?
— Comment est-ce arrivé ? demanda Gilles un peu penaud tout de même. Vous avez rencontré un serpent ?
Le regard noir de Judith l’enveloppa d’un mépris sans nom.
— Je n’ai pas rencontré de serpent. Et puis ne savez-vous pas mieux que tout le monde ici comment les choses se sont passées ? J’ai voulu, vous l’avez dit vous-même, tuer cette dinde ! Allez donc vers elle. Je l’entends vagir. Elle vous réclame… Et moi vous n’avez plus à vous soucier de moi : je lui laisse la place. Je vous laisse à vos amours paysannes.
— Judith ! dit Finnegan, il faut vous soigner… Je vais vous faire porter chez vous. Il faut que je voie ce bras et vous tenez à peine debout.
— Je tiendrai bien jusque-là, mon cher docteur, si vous voulez bien continuer à me soutenir. Vous ne pensez tout de même pas me coucher sur ce brancard à côté de cette fille ?
Tandis que l’on emportait Madalen qui avait repris connaissance, Judith regagna l’habitation appuyée au bras de Liam Finnegan et sans vouloir accorder un seul regard à son époux qui ne savait plus trop que penser. Il se souvenait si bien de ce qu’il avait vu ! Tout cela pouvait-il n’être qu’une habile mise en scène ? Judith pouvait très bien s’être blessée elle-même après avoir emballé sa jument.
Songeur, il remonta à cheval, aperçut Pongo qui averti du double accident accourait, et le rejoignit. Après lui avoir brièvement expliqué ce qui venait de se passer il lui tendit la main.
— Monte en croupe ! dit-il. Allons voir la jument…
Comme l’avait annoncé Judith, Viviane était, en effet, morte sur le coup après une chute de trois mètres qui lui avait brisé les reins. La vue de cette jolie bête morte serrait le cœur de Gilles et il laissa Pongo l’examiner.
— Regarde si tu vois quelque chose qui a pu lui faire prendre le mors aux dents : une trace d’éperon peut-être ? fit-il accroché encore à l’idée de la culpabilité de sa femme.
L’examen de Pongo fut rapide. Au bout de quelques minutes, il rejoignait Gilles à l’ombre d’un grand pin.
— Alors ?
— Pas d’éperon, rien… mais curieuse blessure à une oreille. Ressemble à blessure faite par balle.
— Par balle ? Mais je l’ai vue s’emballer et je n’ai pas entendu le moindre coup de feu…
L’Indien réfléchit un instant puis :
— Tu peux dire où était cheval quand lui s’emballer ?
— Oui… Juste devant le bouquet de lataniers qui marque la fin du jardin de Pierre…
Pongo fit signe qu’il voyait.
— Nous rentrer, dit-il seulement.
Madalen n’était pas gravement blessée, ainsi que l’expliqua un peu plus tard à Gilles un Finnegan froidement réticent. Bousculé par la jument emballée, son âne l’avait envoyée rouler contre le tronc rugueux d’un cocotier où elle s’était à moitié assommée. Elle avait eu très peur, bien sûr, mais après un ou deux jours de repos il n’y paraîtrait plus sauf sur son front qui garderait peut-être une légère cicatrice.
— Et Judith ? demanda Gilles.
Finnegan lui jeta un regard noir.
— Heureux que tu y songes ! Son épaule n’a rien ou peu de chose, mais elle a une côte cassée… et je ne vois pas comment elle aurait pu faire cela volontairement, ajouta-t-il allant au-devant des réflexions de Tournemine. En outre sa jument est morte et elle en souffre davantage que de ses blessures.
— Je ne comprends pas. Je ne comprends plus…
— Pourquoi ? Parce que ce qu’on te dit ne cadre pas avec ce que tu appelles le témoignage de tes yeux… ou ce que tu imagines ? Je te dis moi que Judith n’est pour rien dans cet accident qui a bien failli lui coûter la vie à elle plus encore qu’à Madalen.
— Tu as sans doute raison mais Judith est capable de tant de choses ! Tu ignores tout, ou presque tout, de ce qu’a été notre vie depuis que nous nous connaissons. C’est une femme étrange, violente et secrète, d’un équilibre fragile…
— Qui ne le serait après avoir été enterrée vivante ? riposta le médecin qui savait au moins ce terrible épisode de la vie de la jeune femme. Et tu ne la ménages guère…
— Je ne crois pas qu’elle s’en soucie. Et puis, si elle n’a rien tenté aujourd’hui, il reste la mort de Rozenn.
— Tu y as fait allusion tout à l’heure. Qu’est-ce que cette histoire ?
En quelques mots, Gilles retraça pour Finnegan ce qui s’était passé à l’aube d’un jour de printemps sur les bords de la Harlem River et comment les preuves accusant Judith s’étaient peu à peu déposées dans son esprit. Finnegan l’écouta sans rien dire mais quand il eut tout dit il regarda son ami avec une sorte de commisération qui mit celui-ci mal à l’aise.
— Une fronde ? dit-il. Et tu as sérieusement imaginé Judith se servant d’une fronde ?
— Pourquoi pas ? Elle a été élevée comme une sauvageonne, avec des garçons qui, eux, étaient de vrais sauvages. Presque tous les gamins qui courent les grèves ou les landes bretonnes, normandes ou picardes ou quoi que ce soit d’autre, savent se servir d’une fronde…
— Et pourquoi pas les gamines, en effet ? Et pourquoi pas la fille d’un pauvre paysan d’Aubervilliers qui aurait appris à chasser les oiseaux, aussi bien pour protéger la maigre récolte paternelle que pour ajouter à la marmite familiale ?
— Que veux-tu dire ?
— Qu’un matin, il n’y a pas si longtemps, où je revenais de Port-Margot après avoir accouché la femme d’un pêcheur, j’ai aperçu la camériste de ta femme qui s’amusait à faire tomber des noix de coco… à l’aide d’une fronde. Je n’ai pas attaché d’importance à ce qui m’était apparu comme un passe-temps innocent mais, à présent, je trouve que ce passe-temps innocent apporte un curieux éclairage à ton histoire…
L’entrée de Pongo lui coupa la parole. Dans sa main, l’Indien tenait deux petites pierres tranchantes qu’il tendit à Gilles.
— Trouvé ça près de tronc d’arbre renversé derrière haie. Quelqu’un monté sur tronc d’arbre a lancé pierre. Blessure oreille jument faite avec pierre, pas avec balle…
Gilles était devenu très pâle. D’un geste machinal, il referma ses doigts sur les pierres qu’il contempla un instant. Fanchon ! C’était Fanchon, la meurtrière de Rozenn ! C’était Fanchon qui venait de tenter de tuer à la fois Judith et Madalen. La découverte en était amère car elle se doublait du remords d’avoir si longtemps accusé une innocente qu’après l’aventure de la Folie Richelieu il était tout disposé à charger de tous les péchés imaginables.
La voix amère de Finnegan troua le silence qui s’était installé :
— Est-ce si dur de reconnaître qu’on s’est trompé ?
Il regarda l’un après l’autre l’Irlandais et l’Indien puis se décidant :
— Venez avec moi ! dit-il seulement.
Étendue sur une chaise longue devant la fenêtre ouverte de sa chambre, Judith regardait les lointains légèrement brumeux de la mer couleur indigo. En dépit des objurgations du médecin, elle avait refusé son lit afin de ne pas se sentir plus malade qu’elle n’était. Et puis elle respirait mieux sur cette chaise longue où elle était à demi étendue que complètement couchée. Depuis que Finnegan l’avait bandée serré, sa côte cassée la faisait moins souffrir et la déchirure de son épaule, enduite d’un baume adoucissant, ne la brûlait plus guère mais elle n’en demeurait pas moins attentive jusqu’à l’angoisse à ce qui se passait en elle, à la moindre impression de malaise qui pouvait traverser son corps. C’était déjà une chance que le choc brutal qu’elle avait subi ne se fût pas traduit par une hémorragie immédiate qui aurait emporté avec elle son espoir tout neuf d’un héritier pour « Haute-Savane »…
Cet enfant à naître, c’était son arme secrète à elle contre cette Madalen dont elle craignait à chaque instant qu’elle ne lui arrachât Gilles, une arme qu’elle était seule à connaître avec Finnegan à qui elle avait formellement interdit d’en parler à son époux, une arme dont elle n’entendait se servir que s’il n’y avait réellement plus rien à faire car, avec sa sensibilité quasi animale, elle sentait qu’une crise approchait, que quelque chose allait se passer… Il arrivait à Gilles de rêver tout haut et Judith savait bien qu’il ne pourrait pas demeurer sa vie durant entre deux femmes dont l’une, celle qu’il désirait le plus sans doute, se refusait toujours à lui attendant Dieu sait quoi ! Sans doute qu’il rejetât son épouse légitime pour faire d’elle Mme de Tournemine… car Judith ne faisait guère crédit à l’humaine nature.
Jamais elle n’avait haï personne comme elle haïssait Madalen. Et surtout elle en avait peur. Que faisait cette fille ainsi installée à sa porte, confite dans une dévotion spectaculaire, vivant pratiquement comme une nonne et refusant de regarder les jeunes hommes qui l’approchaient et dont plus d’un souhaitait l’épouser ? Il y avait Pierre Ménard, le second du Gerfaut, il y avait le jeune « commandeur » de « Trois-Rivières », Louis Lefranc, dont Denyse de La Vallée lui avait dit qu’il aimait Madalen. Il y avait Liam Finnegan, enfin, dont le secret n’avait pas longtemps échappé à l’œil perspicace de Judith. Mais non, la belle Bretonne ne voulait d’aucun. Celui qu’elle voulait, c’était Gilles lui-même, Gilles et le superbe domaine qui lui appartenait et elle restait là, araignée blonde, tapie douillettement dans sa toile, attendant que la faim amoureuse du maître l’y précipitât corps et biens.
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