En descendant de carrosse, le coadjuteur offrit sa main grassouillette, ornée d’une superbe bague de perles et d’améthyste, aux lèvres de Judith, l’invita à se relever mais déclina son invitation à prendre place à table pour se rafraîchir et se restaurer :
— Nous sommes ici, ma fille, pour accomplir un devoir grave et faire toute la lumière sur les accusations qui pèsent sur cette maison. Nous ne saurions nous asseoir à votre table tant que nous n’en aurons pas fait justice.
Son regard avide, fouillant les ombres fleuries de la véranda, démentait ses paroles, trahissant ses regrets mais, derrière sa robe de soie, venaient d’apparaître la toile grise et la barbe tout aussi grise du frère Ignace qui avait eu l’honneur d’accompagner le coadjuteur dans son carrosse.
La voix claire de Judith s’éleva :
— Quelles que soient les accusations qui pèsent sur nous, dit-elle, je prends Dieu à témoin de leur fausseté. Nulle maison n’est plus fidèle que la nôtre à sa loi et j’espère de tout mon cœur que Votre Révérence, dans sa sainte clairvoyance, s’en rendra compte très vite et pourra, d’un cœur tranquille, prendre quelque repos sous un toit innocent. Le dîner qui lui est destiné ne perdra rien à attendre.
Collin d’Agret ne put retenir un soupir.
— Dieu vous entende, ma fille, Dieu vous entende ! Allons, monsieur de Tournemine, montrez-nous le chemin qui mène à cette tombe que nous avons le cruel devoir de violer au nom du Seigneur. Votre bras, frère Ignace…
Mais Gilles intervint :
— Le chemin qui y mène monte. Je crains qu’il ne soit un peu pénible pour les souliers de Votre Révérence.
La mise en scène de cette petite comédie avait été bien réglée. Un simple claquement de doigts fit apparaître un charmant palanquin d’acajou défendu par des rideaux de mousseline brodée que portaient quatre Noirs athlétiques et sur les coussins duquel Sa Révérence s’étendit avec un soupir de soulagement mais sans daigner articuler le moindre remerciement. Le frère Ignace, lui, dut faire le chemin à pied car il n’y avait qu’une place dans le palanquin.
Le petit cortège se mit en marche. Gilles, Judith, Finnegan et Pierre Gauthier suivirent le palanquin dont les rideaux voltigeaient doucement sous la brise venue de la mer. Le premier se surprit à penser qu’ils avaient l’air de porter en terre leur visiteur mais garda son impression pour lui-même. Il n’aimait guère les figures de bois des soldats qui, armés jusqu’aux dents, fermaient la marche.
Quand on déboucha dans la clairière, une surprise l’attendait : rangés autour du mausolée en un sombre demi-cercle, tous les travailleurs mâles de ses plantations étaient là, vêtus de leurs meilleurs habits, bras croisés et observant un profond silence. Leurs mains étaient vides mais à leurs ceintures, les sabres d’abattis pendaient dans leurs gaines de cuir brut et Moïse, gigantesque et majestueux, se tenait devant la grille du tombeau comme pour en défendre l’entrée. Et Gilles, envahi par une profonde vague de joie, comprit que ces hommes étaient là pour lui, pour affronter s’il le fallait les mousquets des miliciens avec leurs machettes et leurs poitrines sans remparts, pour empêcher que les vautours ne plantent leurs griffes dans ce qui était à présent l’œuvre commune. Il comprit qu’il avait gagné cette bataille-là et qu’à cette minute décisive les Noirs auxquels il avait rendu leur fierté d’être des hommes venaient lui apporter sa récompense.
Le regard brun du coadjuteur, abrité sous une épaisse frange de cils, parcourut les rangs serrés.
— Que veulent ces esclaves ? demanda-t-il d’un ton où perçait la méfiance.
— Rien d’autre que rendre hommage à Votre Révérence, répondit Gilles, suave. Ils espèrent seulement qu’une fois achevé le vilain ouvrage où la contraignent mes ennemis, elle voudra bien leur donner sa bénédiction… ainsi qu’à moi-même, d’ailleurs.
Sur un signe de Moïse, deux hommes munis des outils nécessaires à l’ouverture du cercueil de cuivre sortirent des rangs tandis que Gilles ouvrait la grille. Puis il s’écarta pour livrer passage aux ouvriers et aux deux religieux tandis que Judith se laissait tomber à genoux dans l’herbe et commençait à prier. Gilles resta debout auprès d’elle, bras croisés, attendant. Seul Finnegan avait suivi le coadjuteur à l’intérieur du tombeau.
Les minutes qui coulèrent parurent à Gilles durer une éternité. Son imagination lui présentait tout ce qui pouvait se passer dans la petite crypte qu’il connaissait si bien et, sous son jabot de dentelle, son cœur battait la chamade.
Soudain, Judith releva vers lui un visage blêmissant dont les narines palpitantes se pinçaient.
— Mon Dieu ! Quelle… quelle horrible odeur…
En effet, par l’étroit soupirail auprès duquel la jeune femme était agenouillée, une atroce puanteur filtrait. Vivement, Gilles se pencha, enleva dans ses bras sa femme qui était en train de s’évanouir et l’emporta à l’écart. Au même moment le coadjuteur reparaissait soutenu d’un côté par le frère Ignace et de l’autre par Finnegan dont les prunelles vertes pétillaient de gaieté contenue à grand-peine. Dans ses mains tremblantes, Collin d’Agret tenait un mouchoir parfumé qu’il appliquait sur son nez, visiblement au bord de l’évanouissement lui aussi.
Abandonnant Judith, qui d’ailleurs revenait à elle, aux soins de Pierre, Gilles se précipita.
— Votre Révérence n’est pas bien ?
Tandis que Finnegan le réinstallait dans son palanquin avec des soins de mère, le coadjuteur entrouvrit les paupières, montrant une prunelle vacillante.
— Faites… faites-moi ramener chez vous, monsieur de Tournemine. J’ai… j’ai grand besoin de réconfort. Quelle… quelle affreuse chose !
— Si Votre Révérence avait daigné m’écouter, elle se serait évité cet instant atroce. J’étais persuadé que M. de Ferronnet était bien dans son tombeau.
— Vous… vous aviez raison ! Frère Ignace, ajouta-t-il à l’adresse du moine qui, les yeux à terre et les mains au fond de ses manches, rongeait visiblement son frein, tâchez à l’avenir de ne plus nous imposer de telles épreuves. Quelle horreur, doux Jésus ! Cette odeur abominable nous colle à la peau…
Tandis que les porteurs noirs hissaient le palanquin sur leurs épaules et prenaient, presque en courant, le chemin de la maison suivis par le frère Ignace, Gilles interrogea Finnegan qui visiblement retenait héroïquement un fou rire.
— Si tu m’expliquais ?
— Il n’y a rien à expliquer, sinon que Tsing-Tcha a vraiment bien gagné l’or que tu lui as donné. Juste avant que nous ne refermions le couvercle, il a crevé une petite vessie de porc dissimulée dans une poche de l’habit et qui contenait un morceau de viande en putréfaction. Ce détail a dissuadé le coadjuteur et ce rat de frère Ignace de se pencher trop longuement sur le cadavre…
Trop ému pour parler, Gilles se contenta de serrer avec force le bras de son ami. Le sentiment de délivrance qu’il éprouvait alors l’étouffait presque par sa violence. D’un seul coup, le sombre voile de brume qui couvrait sa maison et les siens venait de se déchirer.
— Je pense qu’un bon repas et un présent intéressant achèveront la déroute de nos adversaires et nous concilieront définitivement le coadjuteur, soupira-t-il enfin.
— Cela ne fait aucun doute mais dépêchons-nous de rentrer. Il faut que tu sois là pour le recevoir à sa descente de palanquin. Ce bonhomme est terriblement attaché aux formes extérieures.
Entraînant entre eux Judith, tout à fait remise de son léger malaise, les deux hommes prirent leur course vers l’habitation, coupant à travers un champ en jachère pour arriver avant le cortège de Collin d’Agret qu’ils doublèrent juste avant qu’il ne tournât le coin de la maison.
Un étrange spectacle les y attendait : sur la pelouse, amoureusement entretenue par Pongo et ses aides, qui faisait suite au grand bassin, une troupe de cinq ou six hommes en guenilles armés de pioches et de pelles étaient en train d’y creuser des trous. La vue de ces hommes arracha à Finnegan un cri sourd et inarticulé. Gilles vit alors que cinq de ces hommes étaient noirs mais que le sixième, incontestablement un vieillard, était blanc… et qu’une large tache de vin s’étalait sur l’une de ses joues.
— Bon Dieu ! gémit Finnegan. Des zombis !… Qui les a amenés ici ?
Son regard, chargé d’horreur, se tourna vers l’angle de la maison que le palanquin tournait à cet instant précis. Le coadjuteur et surtout frère Ignace ne pouvaient manquer de voir ces fantômes de chair et d’os et, parmi eux ce Blanc dont la présence allait signer l’arrêt de mort de Tournemine, la fin de « Haute-Savane »… Puis il revint se poser sur son ami.
— Tu es perdu, dit-il, et nous avec toi. Seul celui qui conduit les zombis peut les emmener… ou encore un des damnés prêtres vaudous.
Mais Gilles ne l’écoutait pas. Il courait déjà vers ces envahisseurs d’un nouveau genre qui, insensibles à ce qui se passait autour d’eux, continuaient, avec des gestes d’automates, leur travail de destruction. Parvenu auprès d’eux, il essaya de les entraîner, saisissant le bras maigre du vieillard à la tache de vin et manquant crier d’horreur quand le regard mort de celui-ci, semblable au regard de pierre d’une statue, se tourna vers lui sans paraître le voir. Mais avec un grognement sourd, les zombis le repoussèrent.
Affolé, il allait peut-être frapper, essayer sa force contre ces malheureux mais une voix essoufflée se fit entendre derrière lui.
— Écarte-toi, maître… je crois que je sais ce qu’il faut faire. Celina m’avait dit…
C’était Désirée qui venait à la rescousse, couverte de sueur d’avoir couru à s’en briser le cœur quand depuis la terrasse sur pilotis de l’hôpital, elle avait vu ce qui se passait sur la pelouse. D’une main ferme, elle saisit la main du vieillard, murmura quelques paroles incompréhensibles puis fit un geste qui ressemblait un peu à une bénédiction. Alors, laissant tomber sa pioche, le zombi tourna vers elle son visage figé sur lequel, heureusement, retombèrent ses longs cheveux gris et, docilement, se laissa emmener vers le rideau de cactus. Les autres laissèrent aussi tomber leurs outils et suivirent.
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