— Alors oublions tout et passons à table. Je ne connais pas vos coutumes, monsieur, dit-elle en se tournant vers le Chinois qui la regardait avec admiration, mais notre usage veut que l’hôte principal donne la main à la maîtresse de maison pour gagner sa place. Me donnerez-vous la vôtre ?
— Très indigne je suis de pareil bonheur ! articula Tsing-Tcha en se livrant à une série de cérémonieuses courbettes. Ma vile main dans celle, de nacre et d’ivoire, de la déesse du Soleil ? Je ne saurais.
Et, tirant de sa manche un ample mouchoir de légère soie bleue, il s’en couvrit la main avant de l’offrir à la jeune femme puis tous deux se mirent en marche vers la table fleurie, dont les cristaux étincelaient sous la longue flamme des bougies de cire fine. Gilles et Finnegan suivirent l’étrange couple, vigoureusement disparate, car Judith dépassait son hôte d’une bonne tête.
— J’ignorais, souffla Gilles, que les Chinois avaient un tel respect pour les dames européennes. C’est joli cette idée du mouchoir de soie…
— C’est surtout commode si l’on ne veut pas souiller un épiderme céleste au contact d’une diablesse étrangère, fit l’Irlandais mi-figue mi-raisin.
Il était tard et tout dormait dans la maison quand Gilles, Finnegan, Pongo, Moïse et Tsing-Tcha quittèrent le logis de l’Irlandais où ils étaient allés finir la soirée sous prétexte de goûter un fabuleux whisky rapporté du Cap par le médecin. Sans faire plus de bruit qu’une bande de chats, ils allèrent jusqu’au chariot de meubles, en tirèrent le coffre d’ébène et de nacre qui glissa sans peine de sous l’enchevêtrement ingénieusement équilibré des chaises et de la table qui le surmontaient. On ouvrit le coffre, on en tira un objet long et lourd, enveloppé d’une étoffe noire, que Moïse chargea sur son dos tandis que le coffre reprenait sa place. Puis toujours en silence, le petit cortège prit le chemin creux qui menait vers la clairière et la tombe des Ferronnet.
Une heure plus tard, Gilles refermait la grille du tombeau. Le lourd cercueil renfermait à présent le corps d’un vieux marin hollandais, assommé quelques jours plus tôt dans une rixe de cabaret et dont M. Tsing-Tcha avait discrètement récupéré le corps comme la chose lui arrivait parfois quand il souhaitait poursuivre ses expériences chimiques. À la demande et sur les indications de Finnegan, il s’était contenté de lui faire subir certaines transformations qui pouvaient l’aider à passer aisément pour le corps à demi momifié d’un homme enseveli depuis une grande année. Ainsi, la fameuse tache de vin sur la joue gauche avait été habilement imitée grâce au procédé usité normalement pour les tatouages de marins. Le corps avait été revêtu d’habits de soie, semblables à ceux dont l’Irlandais avait gardé le souvenir, coiffé d’une perruque blanche convenablement ternie, ainsi d’ailleurs que les vêtements, et l’on avait même poussé le souci du détail jusqu’à orner l’annulaire du pseudo Ferronnet d’une chevalière gravée à ses armes.
Avant de rabattre le couvercle, Finnegan avait longuement contemplé le résultat de l’industrie chinoise.
— Tu crois que cela va marcher ? avait soufflé Gilles.
— Je l’espère bien. Pour moi qui ai connu le vieux monsieur, c’est tout à fait étonnant. Vous êtes un grand artiste, monsieur Tsing-Tcha.
Le Chinois s’inclina avec le large sourire d’une prima donna sous les applaudissements, visiblement ravi.
— Merci grandement ! L’homme misérable et maladroit peut se dépasser lui-même et atteindre au chef-d’œuvre quand il est convenablement stimulé. Pour l’indigne Tsing-Tcha, il n’est de meilleur stimulant que l’or, cette forme terrestre du soleil, et son ami aux yeux couleur d’herbe lui en a promis s’il réussissait.
— Je tiendrai sa promesse dès que nous serons rentrés à la maison. Puis je vous ferai ramener au Cap. Mieux vaut que mes visiteurs à venir ne vous trouvent pas ici.
— La sagesse parle par votre bouche, noble seigneur.
Avant de quitter le tombeau, Pongo et Finnegan se livrèrent à une sorte de ménage à l’envers. À grand renfort de poussière, ils s’efforcèrent d’effacer toutes traces des visites récentes reçues par la petite crypte. Mais soudain Pongo s’immobilisa désignant du doigt les soudures neuves.
— Ça trop brillant ! Quoi faire ?
Tsing-Tcha eut un petit rire.
— Très facile. Marchands de curiosités chinoises très bien savoir comment donner grand âge à toutes choses…
Du petit sac en velours qu’il avait apporté avec lui et dont il avait extrait ce qu’il fallait pour parfaire le maquillage du faux Ferronnet, le vieux Chinois tira un flacon et, à l’aide d’un pinceau, en étendit le contenu sur les soudures qui, instantanément, se ternirent et même s’ornèrent de l’espèce de légère mousse blanchâtre que l’on pouvait voir sur les sarcophages plus anciens.
Tout à fait rassurés, cette fois, les visiteurs nocturnes quittèrent le tombeau dont Pongo balaya l’herbe alentour à l’aide de branches feuillues afin d’en effacer les traces de leurs pas.
Le Chinois reparti pour le Cap convenablement rétribué et confié à la garde vigilante de Moïse, Gilles et Finnegan retournèrent au logis du médecin pour finir la bouteille de whisky. Ni l’un ni l’autre n’avait sommeil, l’anxiété chassant, chez l’un comme chez l’autre, la simple idée de pénétrer dans une chambre et de s’étendre sur un lit.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit ce que tu voulais faire, l’autre soir ? demanda Tournemine. Nous nous serions moins tourmentés, nous autres.
— Mais parce que je l’ignorais encore. L’autre soir, je suis parti sans esprit de retour mais, en arrivant chez Tsing-Tcha, j’ai vu ce vieil homme mort étendu sur sa table, prêt à servir ses expériences et, au vu d’une vague ressemblance avec le vieux Ferronnet, l’idée m’est venue qu’il pourrait nous servir…
— Sinon, tu ne serais pas revenu ?
— Non. Je me serais contenté d’essayer de te tirer de prison si l’on avait eu le mauvais goût de t’y jeter.
Gilles haussa les épaules et considéra son verre vide comme s’il espérait le voir se remplir de nouveau spontanément.
— Je comprends. Pourtant je te croyais mon ami.
— Je n’ai pas cessé un instant de l’être et c’est parce que je voulais le rester que j’avais choisi la fuite. Il n’est jamais bon que le sourire d’une femme se glisse entre deux hommes. Si étroitement liés qu’ils soient, ils finissent toujours par se haïr. D’autant que, dans la circonstance, je ne te comprends pas. Judith est si belle ! Jamais, je crois, je n’ai vu femme plus belle, plus désirable…
— La réponse est dans ta question. Tu as cent fois raison mais, en ce cas, pourquoi n’es-tu pas amoureux d’elle mais de Madalen ?
Il y eut un silence qu’emplit un instant le cri d’un oiseau de nuit et, dans la salle de l’hôpital, le gémissement d’un malade en proie à un cauchemar.
— Que vas-tu faire… après ? murmura Gilles.
— Je ne sais pas. D’ailleurs, de quoi sera fait cet après ? Si tout se passe bien demain, je crois tout de même que je resterai. C’est difficile de renoncer à voir, simplement voir, la femme que l’on aime. Tu dois le savoir, toi ? ajouta-t-il avec une amertume involontaire qui n’échappa pas à Gilles.
Il préféra changer de sujet, le terrain devenant trop brûlant.
— Crois-tu réellement que notre… mascarade va marcher ? Ne m’avais-tu pas dit, l’autre jour, que les prêtres te semblaient trop bien renseignés, que peut-être ils détenaient, eux, le véritable Ferronnet ?
— Je sais. Mais, après tout, c’est peu vraisemblable. Si Legros et sa sorcière ont enlevé le corps, mort ou en catalepsie – ce qui à la réflexion expliquerait assez bien le cas des zombis puisqu’il faut les retirer de la tombe très rapidement –, ils n’auront pas été assez bêtes, tout de même, pour le remettre à des gens d’esprit aussi borné. C’eût été entasser eux-mêmes le bois de leur bûcher. Non, le frère Ignace a dû apprendre que la tombe ne contenait qu’un tronc d’arbre, rien de plus. Oh ! Et puis, au point où nous en sommes, c’est un risque à courir…
Pour mieux affirmer sa conviction, Finnegan vida la dernière goutte de whisky à la régalade et jeta la bouteille dans un coin. Puis comme, dans le lointain, un coq se mettait à chanter, annonçant le jour, il sortit sur la véranda pour voir se lever le soleil de ce jour incertain.
Il était près de midi quand un carrosse de couleur amarante relevé de filets d’or autour duquel galopait un escadron de la Milice, embouqua l’allée de chênes centenaires et vint s’arrêter dans un nuage de poussière rouge devant le grand perron où attendaient Gilles et Judith. Le jeune couple descendit les quelques marches et Gilles ouvrit lui-même la portière tandis que Judith s’agenouillait comme elle l’eût fait devant un prince de l’Église. Cette petite flatterie eut son effet : l’abbé Collin d’Agret n’était que le coadjuteur de l’évêque de Saint-Domingue et il eut un regard approbateur pour cette très belle jeune femme, sévèrement vêtue de taffetas noir, une dentelle noire sur les cheveux comme pour une audience papale et qui n’hésitait pas à mettre genou dans la poussière pour recevoir une bénédiction impossible à refuser. Mais le regard dont il enveloppa la haute silhouette du maître de « Haute-Savane » était beaucoup moins bénin et Tournemine devina qu’il avait là un ennemi bien décidé à ne repartir qu’avec sa livre de chair.
Gontran Collin d’Agret était un homme gras au physique mou, ce qui ne le prédisposait nullement à l’indulgence pour les hommes minces et musclés. À l’exception d’un grand nez arrogant, tous les traits de son visage étaient féminins : petit menton douillet, petite bouche ronde et boudeuse, fins sourcils soigneusement épilés, peau délicate visiblement entretenue à grand renfort d’onguents et préservée du soleil avec un soin jaloux : à peine le visiteur eut-il posé à terre son pied court chaussé de soie noire à boucles d’or que le valet qui se tenait assis auprès du cocher se précipitait armé d’un grand parasol pour abriter son maître d’un soleil qui, en cette saison, n’avait cependant rien de meurtrier.
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