La surprise aidant, les deux Noirs furent facilement maîtrisés mais Moïse dut livrer un rude combat, en dépit de sa force, contre une créature qui se battait avec la souplesse et la force nerveuse d’une panthère. Laissant Pongo garder les deux hommes à demi assommés, Gilles courut lui prêter main-forte armé de la lanterne.

— Maintiens-la ferme ! cria-t-il. Je veux voir son visage !

La femme poussa un cri de douleur car Moïse était en train de lui tordre le bras à la limite du supportable et se calma un peu. Gilles leva sa lanterne et retint un cri de surprise : il avait en face de lui la belle mûlatresse qui l’avait accueilli dans son palanquin au jour de son arrivée.

En dépit de la fureur qui déformait ses traits, elle était parfaitement reconnaissable à ses yeux couleur d’ambre, à la forme triangulaire de son visage de chat sauvage, à la forêt de cheveux crépus qui s’étaient échappés pendant sa lutte avec Moïse du madras où elle les tenait serrés.

Les yeux jaunes dardaient sur lui tant de haine que Gilles eut l’impression désagréable de se trouver en face d’un crotale. Mais il n’eut même pas le temps de lui poser la plus petite question. La femme lui cracha au visage puis, détournant la tête, enfonça ses dents acérées dans la main de Moïse, si férocement que le sang jaillit. Moïse hurla, desserra instinctivement son étreinte. La femme glissa de ses bras et, arrachant la robe blanche peinte de fantastiques figures noires qui la recouvrait, s’enfuit, rapide comme une gazelle, vers l’abri des bois où elle disparut instantanément. Lancés à sa poursuite, Gilles et Moïse furent incapables de la retrouver. Furieux et déçus, ils revinrent vers Pongo.

Chemin faisant Gilles ôta sa chemise et la déchira pour bander la main de Moïse qui saignait. La femme n’avait pas seulement le comportement d’une panthère, elle en avait aussi les dents.

— On ramène ceux-là, dit Gilles désignant les Noirs qui revenaient lentement à la conscience. Je ne crois pas que la femme tentera encore quelque chose cette nuit mais on va tout de même envoyer une garde.

Moïse chargea sur une épaule l’un des deux hommes encore incapable de marcher tandis que Gilles guidait l’autre du canon de son pistolet enfoncé dans ses reins. Mais les deux captifs n’avaient rien de héros et il ne fut pas difficile de se faire confirmer par eux ce que Gilles pensait bien avoir deviné. La belle sauvage n’était autre qu’Olympe, la dangereuse maîtresse de Legros.

En revanche, il fut impossible d’apprendre quelque chose concernant le lieu de retraite de l’ancien gérant. Les deux prisonniers étaient des « marrons » appartenant à une bande, celle de Macandal le Manchot, pour qui la belle Olympe avait des bontés et qui, en échange, pouvait en recevoir toute l’aide dont elle avait besoin le cas échéant. Ses compagnons d’aventure savaient qu’elle avait une maison au Cap (où d’ailleurs elle n’avait pas remis le pied depuis la révolte) mais rien d’autre…

Gilles hésita un instant sur la conduite à tenir envers ces deux-là mais, après tout, ils n’avaient commis aucun crime en venant enlever, de nuit, les pierres d’une tombe et ils juraient en pleurant qu’ils n’avaient participé en rien au meurtre de la « mamaloï » : c’était Olympe qui, d’un coup de machette qu’elle maniait habilement, avait à demi décapité la vieille femme. Après avoir demandé l’avis de Pongo et de Moïse, il les relâcha purement et simplement.

— Allez dire aux autres que le maître de « Haute-Savane » vous a tenus entre ses mains et qu’il vous a rendu la liberté. Mais ne servez plus cette Olympe.

Ils détalèrent sans demander leur reste. L’un d’eux néanmoins revint brusquement sur ses pas, prit la main de Gilles, la posa sur son front puis repartit en courant suivi par le regard méditatif de Moïse.

— Nous avons eu raison peut-être… ou peut-être pas, dit le géant, mais je crois qu’ils ont dit la vérité…


Lentement, « Haute-Savane » et ses habitants s’enfonçaient dans une anxiété qui peu à peu se résignait à l’inévitable. Il n’y avait aucun moyen de remplir cette tombe vide ou de retrouver son occupant momentané. Tous attendaient, chacun à sa manière, que sonne l’heure du destin. Gilles veillait comme d’habitude aux affaires de la plantation, Judith vaquait avec un zèle nouveau à ses devoirs de maîtresse de maison, ne faisant plus qu’une courte promenade à cheval chaque matin et n’allant même plus jusqu’à son carbet. Moïse surveillait ses travailleurs car c’était le temps des labours et, à travers la plantation, les charrues ouvraient la riche terre noire, y traçaient les vagues profondes d’où surgiraient bientôt les prochaines moissons porteuses d’abondance. Pongo se consacrait tout entier à l’hôpital, négligeant, non sans quelque regret, son cher jardin pour s’efforcer de remplacer le médecin disparu. Ses jeunes aides s’efforçaient, eux, de le remplacer de leur mieux et accomplissaient ses ordres avec une touchante bonne volonté. Quant à la famille Gauthier, à l’exception de Pierre qui s’occupait plus spécialement de la petite ferme que Gilles avait installée pour subvenir aux besoins de la plantation, elle avait été tenue dans l’ignorance de la menace qui pesait sur le domaine. Connaissant la piété, un peu étroite, de Madalen et de sa mère, Gilles avait préféré qu’elles ne sachent rien de son conflit avec l’Église.

Tout ce monde accomplissait sa tâche comme si de rien n’était, uniquement attaché aux soins qu’exigeait « Haute-Savane » et Tournemine, retrouvant son fatalisme breton, choisissait de s’en remettre à un Dieu de justice et d’équité pour le tirer d’affaire, espérant seulement que le moment venu il consentirait à lui dicter les mots, les gestes nécessaires.

Vint le dernier soir et jamais soir n’avait été plus doux. Assis sous la véranda, un verre de punch à la main, Gilles regardait avec une sorte d’angoisse le gros soleil rouge s’enfoncer dans un océan qui ressemblait à de l’or en fusion, souhaitant de tout son cœur qu’il ne reparût jamais si ses rayons matinaux devaient éclairer la ruine de ses efforts et de ses espoirs. Derrière le grand rideau de cactus se faisaient entendre des bribes de chansons, le cliquetis des traits et, parfois, le rire pointu des nègres rentrant des champs avec leurs mules. À l’intérieur de la maison, c’était la voix grave de Charlot gourmandant son bataillon de petites servantes en train de disposer le couvert et le tintement léger de l’argenterie et du cristal… Que resterait-il de tout cela demain ?

Avec un soupir, Gilles vida son verre, se leva et s’étira. Ce n’était pas le moment de se laisser aller aux pensées déprimantes mais au contraire celui de se préparer à la lutte. Il allait rentrer dans la maison quand un martèlement pressé de sabots, les sonnailles d’un couple de mules et le roulement des roues le retinrent dehors : un chariot chargé de meubles remontait l’allée des chênes. Deux hommes étaient sur le siège.

Mais déjà Gilles courait vers l’insolite attelage de déménagement qui lui arrivait. L’homme qui tenait les rênes d’une main ferme, c’était Liam Finnegan. Auprès de lui, un petit Chinois à barbiche blanche, en robe de soie bleu nuit, était assis avec une grande dignité, les mains au fond de ses larges manches.

Le maître de « Haute-Savane » était si heureux qu’il arracha pratiquement l’Irlandais de son siège et l’embrassa.

— Tu es revenu ! Dieu soit loué !

— J’ai faim, dit sobrement Finnegan, et j’ai encore plus soif. Voici mon honorable ami, M. Tsing-Tcha, qui veut bien honorer, pour ce soir, ta misérable maison de sa présence. Tu devrais dire à Charlot de faire ajouter deux couverts…

Mais l’ordre était inutile. Le majordome, lui aussi, avait vu les arrivants et criait, depuis le perron :

— Vous dînez avec nous, docteu’ ?

— Oui, Charlot. Et ce gentleman aussi.

— Qu’est-ce que tous ces meubles ? demanda Gilles. Tu as fait un héritage ? Ou bien tu as pillé une vente ?

— Mon logis manquait de meubles, dit gravement l’Irlandais. Mon ami Tsing-Tcha m’en a procuré de bien solides. Il y a surtout ce grand coffre qui me sera très utile pour ranger mes instruments, ajouta-t-il désignant une longue boîte d’ébène incrustée de fleurs et d’oiseaux de nacre dont le bout apparaissait sous un empilement de tables et de chaises. Je vais ranger le chariot derrière les cuisines pour qu’il ne gêne pas. On déchargera demain…

Bien qu’intrigué par cette soudaine passion d’un oiseau migrateur pour une bourgeoise installation, Gilles ne posa pas d’autre question, se contentant d’accueillir le vieux Chinois avec cette politesse raffinée de Versailles qui était presque aussi compliquée, bien qu’un peu moins fleurie, que celle du Céleste Empire.

Judith reçut M. Tsing-Tcha avec la grâce qu’elle déployait en toutes choses. La parfaite éducation que Mme de La Bourdonnaye lui avait dispensée jadis au couvent Notre-Dame-de-la-Joie lui permettait de recevoir aussi bien, et sans lever un sourcil, un prince du Saint-Empire ou un apothicaire chinois fleurant l’opium, l’encens et la girofle. Mais, en l’honneur de Finnegan, elle laissa de côté tout protocole pour donner libre cours à l’amitié.

— Enfin, vous voilà ! s’écria-t-elle en allant vivement à lui les deux mains tendues. Vous n’imaginez pas, cher docteur, comme nous avons été en peine de vous ! Je pensais, comme Gilles, que vous nous aviez oubliés.

Finnegan prit ses mains et y enfouit son visage que la joie faisait aussi rouge que ses cheveux.

— Comment pourrait-on vous oublier quand une fois on vous a vue, madame ? J’avais à faire chez M. Tsing-Tcha, tout simplement, et je vous supplie de me pardonner si je vous ai causé quelque inquiétude. Mais je ne dirai pas que je le regrette car vous venez de me donner une grande joie.