Un moment plus tard, le galop d’un cheval l’attira à la fenêtre donnant sur le devant de la maison. Le temps d’un éclair, il aperçut Finnegan qui, à bride abattue, embouquait le tunnel obscur formé par les grands chênes de l’allée. Il s’en allait. Il l’abandonnait, lui aussi, retournant sans doute à son ivrognerie et à la crasse du port.
Incapable de supporter plus longtemps la solitude de la grande salle luxueuse avec sa nappe brodée, ses flambeaux d’argent et l’étincellement de ses cristaux, il sortit à son tour, hésita un instant au pied de l’escalier, taraudé par l’envie de rejoindre Judith, ne fût-ce que pour se prouver, en la soumettant à son désir, qu’il était toujours le maître. Mais il devina que, ce soir, il lui faudrait enfoncer sa porte pour qu’elle consentît à l’accueillir. Et encore…
Plus désemparé qu’il ne voulait l’admettre, il gagna la cour de derrière où, à la lumière dansante des torches, une foule noire veillait le corps de Celina. Elle reposait sur son catafalque de branches fleuries, vêtue d’une belle robe rouge toute neuve et casquée du diadème de plumes noires et rouges. Un épais collier de fleurs cachait l’horrible blessure que des mains pieuses avaient recousue de leur mieux. Devant elle, des corbeilles contenaient des fruits, des poissons séchés, des biscuits que se partageraient tout à l’heure, à la fin de la nuit, ceux qui veillaient là. Dans un coin, Coralie surveillait une énorme marmite posée à même un feu de branches, sur le sol. Et puis, tout autour de la morte, des hommes vêtus de leurs meilleurs habits, des jeunes filles vêtues de blanc qui chantaient doucement, au rythme doux d’un tambour que frappaient les longues mains noires de Cupidon, assis par terre. Certains commençaient à danser.
Adossé à un tulipier, les bras croisés, Pongo regardait lui aussi. Il tourna à peine la tête quand Gilles le rejoignit mais sourit, chose rare chez cet impassible personnage.
— Eux faire belle fête pour vieille Celina ! Chez nous aussi faire fête quand grand chef partir pour forêts éternelles parce que grand chef aller vers grande joie et grande puissance.
Il était très rare que Pongo fît allusion à sa tribu indienne qui l’avait condamné à mort et jeté au fleuve, ce dont apparemment il ne lui gardait pas rancune. Il fallait qu’il fût très ému…
— Ils feront la fête encore demain. J’ai dit à Moïse de leur distribuer un peu de tafia après l’enterrement.
Puis, changeant de ton :
— … Je crois qu’il va falloir que tu t’occupes seul de l’hôpital. Finnegan est parti.
— Pongo savoir. Lui très malheureux. Grande douleur d’amour pour fille aux cheveux de lune. Elle pas aimer lui, aimer toi…
— Comment le sais-tu ? Il te l’a dit ?
— Non, mais Pongo avoir yeux pour voir. Et puis Finnegan parler tout seul tout à l’heure en sellant cheval. Pas te tourmenter. Lui revenir !
— Je ne crois pas. Il ne reviendra pas.
— Si. Lui bon médecin et bon médecin jamais abandonner malades.
Gilles haussa les épaules.
— L’hôpital est presque vide en ce moment. Tu peux parfaitement t’en charger.
— Malade plus important pas à l’hôpital.
— Que veux-tu dire ?
— Toi malade ! Malade mauvais amour et grands malheurs peuvent venir de mauvais amour. Homme-médecine le savoir. C’est pourquoi Pongo dire : lui revenir.
Mais le lendemain s’écoula sans que Finnegan reparaisse. Les funérailles de Celina furent une belle chose dont on parla longtemps dans la région. Afin de ne pas aggraver son cas vis-à-vis de l’Église autant que pour la satisfaction de ses propres convictions, Gilles avait fait chercher l’abbé Le Goff qui servait plus ou moins de curé à Port-Margot et qui desservait aussi la petite chapelle du Limbé. Dès son arrivée, il lui avait fait un don généreux, y avait ajouté un solide mulet qui permettait au bonhomme de se déplacer facilement et de venir, justement, assurer le service de la chapelle, ce qui en faisait en quelque sorte l’aumônier de la plantation.
L’abbé Le Goff était sourd comme un pot mais il n’en remplissait pas moins ses devoirs sacerdotaux avec une grande exactitude, du moins quand la goutte, cette calamité des gros mangeurs et des grands buveurs, le laissait tranquille. C’était un homme déjà âgé, une vocation tardive car il avait beaucoup bourlingué sur les mers et dans les îles, piratant même quelque peu, avant d’être touché par une grâce divine qui lui assurait une vieillesse paisible et assez confortable. C’était aussi un homme aimable mais tellement ami de sa tranquillité qu’il était bien inutile d’essayer d’obtenir son aide contre ses confrères du Cap-Français. D’ailleurs, il n’aurait certainement rien entendu…
La défunte « mamaloï » n’étant que baptisée, l’abbé se contenta de bénir le corps, de l’encenser puis retourna à ses occupations, un peu plus riche d’une pièce d’or, laissant les funérailles se dérouler comme l’entendraient les gens de la plantation. Et ce fut au milieu des chants et des danses que Celina fut portée en terre, le visage toujours découvert, par quatre solides Noirs, suivie de Gilles, des siens et de tous les esclaves auxquels s’étaient joints d’ailleurs de parfaits inconnus, des fidèles sans doute si l’on s’en tenait aux larmes abondantes qu’ils versaient et à l’ardeur avec laquelle ils chantaient.
Toute la nuit, comme ils avaient veillé le corps, les Noirs veillèrent la tombe en buvant du tafia et en mangeant puis, au matin, chacun retourna à son travail.
Cette journée-là, qui était la troisième du délai accordé par frère Ignace, parut à Gilles aussi pénible qu’interminable. Finnegan n’avait pas reparu et l’espoir de le voir jamais revenir s’amenuisait d’heure en heure. Judith, muette, murée dans un silence désapprobateur, vaquait à ses devoirs de maîtresse de maison, enseignant à la grosse Coralie ce qu’elle pouvait encore ignorer et mettant, avec ses servantes, de l’ordre dans ses armoires à linge. Aux repas, elle n’adressait pas la parole à son époux et, s’il arrivait à celui-ci de lui parler, elle ne répondait pas, le laissant admirer la grâce tranquille de ses gestes sans laisser supposer, même une seconde, qu’elle s’apercevait de sa présence.
Ainsi qu’elle l’avait décidé, Gérald de La Vallée était reparti seul, soulagé peut-être secrètement de n’être point mêlé à ce qui allait se passer à « Haute-Savane », mais non sans avoir vivement conseillé à Gilles d’user de toutes les ressources de la diplomatie avant de recourir à la force.
— Faites donc cadeau de quelques esclaves à ces rapaces. Vous êtes assez riche pour le faire et la paix, croyez-moi, n’a pas de prix !
— Je le ferais volontiers si je pensais, en effet, acheter la paix à ce prix, mais je crains que l’on ne s’en contente déjà plus. C’est tout le domaine qu’ils veulent à présent.
— Alors que Dieu vous aide ! Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.
Quand la nuit tomba de nouveau sur les collines du Limbé, Gilles en éprouva une sorte de soulagement en pensant que, peut-être, il allait pouvoir passer à l’action, faire autre chose que tourner en rond à la recherche d’un moyen de défense efficace. Ce fut avec une joie sauvage qu’il prit ses armes et, flanqué seulement de Pongo et de Moïse, se dirigea vers la clairière où reposait Celina. Si son assassin osait la moindre tentative contre sa tombe, il allait le payer de sa vie. De toute façon, s’il parvenait à mettre la main dessus, Gilles était bien décidé à ne pas lui faire quartier.
Il était dix heures et demie environ quand Gilles, Pongo et Moïse atteignirent le tombeau des Ferronnet. La nuit, pour une fois, était sombre grâce aux lourds nuages qui s’étaient installés en fin de journée, chassés par la tempête qui, dans la journée, avait éclaté au nord de l’île, sur les îles Turks.
Aussi silencieux qu’un chat, Moïse escalada l’un des grands arbres qui bordaient la clairière tandis que Gilles ouvrait la grille, faisait passer Pongo et refermait. Personne ne disait mot et aucun bruit n’avait décelé leur passage.
Avec un grand luxe de précautions, les deux hommes s’installèrent pour une attente qui serait peut-être longue… qui serait peut-être vaine… Mais de leur poste d’observation, ils avaient une vue parfaite sur la tombe de Celina visible, même dans cette nuit obscure, grâce au monticule de pierres blanches qui la signalait.
Le temps coula, interminable. Dans son arbre, Moïse avait totalement disparu. L’atmosphère, à l’intérieur du petit temple, était lourde en dépit de la grille découpée sur la nuit et qui laissait passer un peu d’air. Habitué dès l’enfance aux longues stations de guet rigoureusement immobile, Pongo semblait changé en statue mais Gilles sentait le sommeil le gagner. Qui pouvait dire si les nécrophores viendraient cette nuit… ou même s’ils viendraient un jour ? Après tout, Désirée avait pu se tromper.
Il allait faire part de ses réflexions à Pongo quand celui-ci attira son attention :
— Sh !… sh !…
Du doigt, il montra trois silhouettes qui s’avançaient, venant du couvert des arbres, l’une enroulée d’un tissu clair qui la faisait ressembler à un fantôme, les deux autres étaient des Noirs qui devaient être à peu près nus pour mieux se fondre dans la nuit. Ceux-là portaient une pelle et une pioche plus des machettes.
Ils allèrent droit à la tombe de Celina. Puis, tandis que la forme blanche, debout, attendait, les deux hommes se mirent à enlever rapidement les pierres qui couvraient la tombe. Déjà, sous la main de Gilles, la grille s’était rouverte sans bruit et les deux hommes rampaient dans l’herbe, doucement, tout doucement…
Le silence total qui régnait sur la clairière dut rassurer les violeurs de tombe car, soudain, une lanterne sourde s’alluma et fut posée près de la tombe. Cette lumière apparue servit de signal. D’un même élan Gilles et Pongo tombèrent sur les deux hommes, deux Noirs aux muscles imposants, tandis que Moïse, dégringolant de son arbre, s’emparait de la silhouette blanche – qui était celle d’une femme – et qui fuyait déjà.
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