Ce soir, il avait juste le temps de se laver, d’enfiler des vêtements propres et de lire la lettre que Zébulon, impavide, lui tendait sur un petit plateau d’argent. Comme il le pensait, les La Vallée acceptaient de grand cœur de recevoir les habitantes de « Haute-Savane » et Gérald annonçait sa visite pour le lendemain : il ramènerait lui-même les dames à « Trois-Rivières ». Mais, à travers les lignes, Gilles devina qu’il brûlait de curiosité.

Fourrant la lettre dans sa poche, il descendit rejoindre Judith dans la salle de compagnie où elle l’attendait avec Finnegan. Quand il ne se sentait pas d’humeur à passer la soirée en compagnie d’un flacon de rhum, le médecin prenait ses repas du soir dans l’habitation. Il se révélait alors un convive disert et lettré dont la compagnie était fort agréable.

On se mit à table en silence. L’atmosphère, ce soir-là, était étrange. La maison silencieuse était enveloppée par la tristesse des chants qui se faisaient entendre continuellement à l’extérieur autour de la dépouille de Celina. À l’intérieur, les petites servantes se déplaçaient sans bruit sur leurs pieds nus sous la direction de Charlot qui, pour une fois, oubliait sa dignité pour, de temps à autre, essuyer une larme.

En face de lui, par-dessus le bouquet de bougies allumées bien que la nuit ne fût pas encore complète, Gilles jetait de temps en temps un regard au visage pâle de sa femme qui touchait à peine aux plats présentés. Contrairement à son habitude, elle ne s’était pas rendue à son carbet, ce jour-là, parce que la mort de Celina désorganisait la marche habituelle de la maison et Judith, tout naturellement, avait accompli son devoir de ménagère en veillant à remettre les choses en ordre. Vêtue très simplement, ce soir, d’une robe de léger taffetas vert sombre avec pour seul bijou une croix d’or portée au ras du cou sur un mince ruban de velours noir, ses magnifiques cheveux tirés en un énorme et sévère chignon qui rendait pleinement justice à la grâce de son long cou et à la structure parfaite de son visage, elle paraissait étonnamment fragile et juvénile.

Le silence devenait pesant. Elle en eut conscience et quand les servantes eurent remporté le potage presque intact, elle posa tour à tour sur les deux hommes le calme regard de ses larges yeux sombres.

— J’ai pensé que Coralie serait celle qui conviendrait le mieux pour remplir la place de notre pauvre Celina, dit-elle doucement. Qu’en pensez-vous ? Il y a longtemps qu’elle travaille avec elle.

La question s’adressait à Gilles qui s’efforça de sourire.

— Les soins de la maison vous appartiennent, ma chère. Mais si vous me demandez mon avis, je crois que vous avez bien choisi.

Le silence étant rompu, Finnegan prit le relais :

— Tu as été au Cap ? demanda-t-il en tendant à Charlot un verre qu’il ne laissait jamais longtemps vide.

— Oui. J’ai vu l’intendant général. La situation n’est guère brillante. Nous n’avons aucune aide à attendre de ce côté. J’ai appris aujourd’hui une dure leçon. Il paraît que, dans la colonie, on voit généralement en moi un… espion (Dieu que le mot avait du mal à passer !) de Versailles et que mes méthodes ne rencontrent guère d’assentiment.

Entre le cuir tanné de leurs paupières, les prunelles vertes de Finnegan se permirent un éclair de gaieté.

— Cela t’étonne ? Si c’était ce que tu souhaitais entendre j’aurais pu t’en dire tout autant sans courir chez l’intendant général. Bien sûr, tu ne peux guère être apprécié des planteurs d’ici. Tu réprouves l’esclavage et ils en vivent. Néanmoins, tel que je connais le marquis de Barbé-Marbois, il a dû exagérer son impuissance.

— Crois-tu ?

— J’en suis certain. Bien sûr, l’île est privée de gouverneur pour quelques jours mais s’il ne craignait pas de mécontenter le Conseil, il t’aurait envoyé de la troupe. Seulement, c’est un homme qui n’aime guère se mouiller. Surtout en faveur d’un révolutionnaire.

Sourcils légèrement froncés, Judith avait suivi la conversation des deux hommes avec la mine mi-inquiète mi-curieuse de qui n’est pas au courant.

— Si vous m’appreniez de quoi il est question, messieurs ? Je vous trouve bien sibyllins, ce soir. Un autre drame nous menacerait-il ?

Repoussant à la fois son assiette et sa chaise, Gilles se leva et alla fermer les fenêtres. À la longue, ces chants funèbres l’agaçaient car il avait l’impression d’entendre chanter, à l’avance, ses propres funérailles.

— Dis-lui ! fit-il sobrement, s’adressant à Finnegan.

En quelques mots, le médecin eut mis Judith au courant de ce qui s’était passé depuis la veille et de la grave menace qui pesait à présent sur le domaine.

Judith l’avait écouté avec un grand calme apparent. Seule sa main fine ornée du seul anneau de mariage dénonçait une légère fièvre en jouant, comme par mégarde, avec une boulette de pain. Quand ce fut fini, elle se contenta de regarder son mari.

— Qu’allez-vous faire ? dit-elle d’une voix toujours aussi calme.

— Me défendre. Mais, avant tout, vous mettre à l’abri. J’ai là une lettre de notre ami La Vallée. Il viendra vous prendre demain, avec votre femme de chambre et les dames Gauthier, pour vous conduire à « Trois-Rivières » où Denyse vous attend. Vous y resterez jusqu’à ce que les choses soient rentrées dans l’ordre.

— Et si elles ne rentrent pas dans l’ordre ?

— Mais… il n’y a aucune raison. J’ai du monde avec moi et je suis de taille à me défendre. Contre quoi, d’ailleurs ? Une poignée de prêtres plus ou moins valables qui prétendent me mettre en accusation ? Je n’aurai aucune peine à les chasser de chez moi.

— Alors il n’y a aucune raison que je parte. Mais peut-être pensez-vous sans le dire que ces prêtres pourraient avoir l’idée de demander la protection de la troupe. Cela se fait lorsque l’on veut porter le fer sur un homme que l’on sait dangereux.

— Que je le pense ou ne le pense pas est sans importance. Je ne veux pas que le moindre danger vous menace. Vous partirez demain avec Fanchon, Anna Gauthier et…

— Et votre chère Madalen ? Mais comment donc ! Croyez-vous que je sois dupe de votre sollicitude ? C’est elle, avant tout, que vous voulez mettre à l’abri mais comme, tout de même et ne fût-ce que pour le monde, il vous faut d’abord sembler songer à votre épouse, vous avez décidé de nous expédier toutes en chœur. Eh bien, n’y comptez pas !

Elle aussi s’était levée. Sa tête rousse fièrement dressée au-dessus de sa gorge fine qui battait d’émotion, elle faisait face à son mari.

— Ne soyez pas stupide, Judith ! Vous avez beaucoup trop d’imagination. Il est normal que je veuille épargner les femmes de ma maison. Que deviendriez-vous si l’on m’arrête ?…

— Les femmes de la maison ? Pourquoi donc pas alors les Noires aussi bien que les Blanches ? Que deviendront-elles, elles aussi, si l’on vous arrête ? On les renverra à la Criée aux Esclaves pour y être de nouveau vendues ? Non, Gilles, mettez à l’abri Mme Gauthier et sa fille, Fanchon aussi ; j’y consens car elle n’est pas brave. Après tout, ce sont femmes de même sorte. Moi, je reste !

— Il n’en est pas question, Judith. Je désire que vous partiez…

Elle lui tournait déjà le dos, se dirigeant vers la porte de son allure royale, suivie comme d’une traîne de son ample jupe verte mais, avant d’atteindre le seuil, elle se retourna.

— Que vous souhaitiez préserver votre maîtresse, rien de plus naturel, mon ami ! Moi, je ne suis que votre femme mais j’entends l’être jusqu’au bout. Vous ne me ferez pas partir car je ne suis pas, moi, une Madalen Gauthier. Je suis Judith de Tournemine de La Hunaudaye. Je suis la maîtresse de « Haute-Savane » et j’aime cette terre autant que vous pouvez l’aimer vous-même. On m’y enterrera peut-être dans quelques jours mais, sur la mémoire de mon père, on ne m’en fera pas partir !…

Cette fois, elle sortit et la porte, précipitamment ouverte par Charlot qui s’inclina avec un respect quasi prosterné, retomba derrière elle. Les deux hommes demeurèrent seuls en face de la table encore servie et abandonnée. Gilles sentait sur lui le regard insistant de l’Irlandais mais ne se décidait pas à le rencontrer. Les mains nouées derrière le dos, il marchait lentement de long en large, faisant crier le parquet sous le talon rouge de ses souliers. Un instant, il s’arrêta près de la table, saisit une carafe de cristal et se versa un plein verre de bourgogne qu’il avala d’un trait. Ce fut alors que vint ce qu’il attendait.

— Elle est vraiment ta maîtresse ? demanda la voix impersonnelle de Finnegan.

Gilles haussa les épaules.

— Non ! Sur mon honneur, je jure que non. Madalen est… la pureté, l’innocence… Il faut être Judith pour imaginer…

— Imaginer quoi ? Comment n’imaginerait-elle pas le pis en voyant son époux se détourner d’elle pour se soucier d’une autre ? Car tu l’aimes, n’est-ce pas ? Une femme amoureuse ne se trompe pas sur ces choses-là…

— Amoureuse ? Il y a longtemps que je ne crois plus à l’amour de Judith.

— C’est parce que tu es un rude imbécile. Ou bien parce que cela t’arrange…

La voix de Finnegan avait claqué comme un coup de fouet et Gilles, surpris par sa violence, se retourna, le regarda.

— Tu es fou… dit-il.

— Crois-tu ? Au fait : tu n’as pas répondu à ma question : tu aimes Madalen ?

Un bref silence et puis :

— Oui…

— Et elle ? Elle t’aime aussi ?

— Je crois que oui.

— Ah !

Charlot était sorti par discrétion et Finnegan ouvrit lui-même la porte qui claqua derrière lui. Gilles entendit le bruit de ses bottes décroître sur le dallage du vestibule. Puis il n’y eut plus rien que le chant assourdi des pleureurs funèbres. Gilles était seul, plus seul qu’il ne l’avait jamais été, avec une horrible impression de malaise. Se pouvait-il vraiment qu’il eût, en quelques mots, perdu un ami qui lui était devenu cher ?