— Je ne vois pas ce que sa dignité peut gagner à l’ouverture de cette tombe. En revanche, je vois très bien ce que sa bourse pourrait y gagner au cas, par exemple, où l’on aurait enlevé le corps de M. de Ferronnet. Ce Legros que l’on ne retrouve pas n’a certainement pas renoncé à s’approprier mes terres…
— Allons ! Allons ! Ne fabulez pas ! Quel pouvoir peut encore garder ici un homme pourchassé et condamné à mort ?
— Pourchassé très mollement. Quant à la condamnation, elle tomberait d’elle-même si je pouvais être impliqué dans une affaire aussi nauséabonde que celle dont on m’accuse. Je suis un des principaux planteurs de Saint-Domingue et je crois avoir fait du bon travail à « Haute-Savane ». Enfin, je ne me livre à aucune contrebande. J’espérais que le représentant du gouvernement, ou même le Conseil du Cap, pourrait m’aider. Ne fût-ce que par solidarité…
Barbé-Marbois quitta son fauteuil et vint s’adosser à son bureau face à son visiteur et beaucoup plus près.
— Je vais être franc, monsieur de Tournemine, et brutal. Si graves que puissent être les ennuis qui vous assaillent, vous n’avez rien à attendre de la solidarité de vos pareils. On vous reproche beaucoup de choses ici…
— Je vois mal ce qu’on pourrait me reprocher ? J’entretiens d’excellentes relations avec les autres planteurs…
— En apparence, sans doute. Mais – et là j’excepte M. de La Vallée qui, je crois, vous porte une amitié sincère – on vous reproche en général vos méthodes par trop… révolutionnaires. On sait, dans les plantations, que vous n’avez plus un seul esclave véritable mais des « libres de savane », que vous n’en achetez que pour leur offrir le même statut. On dit que vous gâchez le métier, que vous apportez un exemple déplorable. Enfin, on vous reprocherait plutôt de ne vous livrer à aucune contrebande comme le font la plupart des autres, d’ailleurs.
— Comment ? fit Gilles abasourdi. On me reproche de respecter la loi et c’est vous qui me le dites ?
— Ce n’est pas ici l’intendant général qui parle et je ne fais que vous exposer la situation. On trouve étrange qu’un ancien combattant d’Amérique ne brûle pas de commercer avec ses anciens frères d’armes et comme on se souvient parfaitement de votre superbe arrivée sous l’uniforme des gardes du corps de Sa Majesté, on en déduit tout doucement que vous pourriez bien être – passez-moi le mot mais c’est le seul qui convienne ici, tout brutal qu’il soit – un espion de Versailles.
Le visage de Tournemine s’empourpra sous la poussée de la colère.
— Moi ? Un espion ? Qui ose dire cela ?…
— Mais… presque tout le monde hormis La Vallée qui a bien du mal, croyez-moi, à vous défendre au Conseil, dit tranquillement l’intendant. Allons, calmez-vous ! Personnellement, je n’en crois rien et je vous demande de ne pas vous jeter sur le premier planteur venu pour le provoquer en duel. On se demande déjà ce que ce malheureux Rendières avait bien pu vous faire pour que vous lui enleviez la main.
— Il avait insulté ma femme. Cela ne suffit-il pas comme raison ? lança Tournemine très raide.
— Eh oui ! Vous avez une trop jolie femme, mon pauvre ami. Les hommes vous l’envient, les femmes la jalousent. Tout cela n’arrange rien et j’en sais beaucoup qui applaudiraient, discrètement d’abord puis à tout rompre, si l’on réussissait à vous chasser… ou pis encore peut-être. Dès l’instant où les Noirs vous portent aux nues, vous n’avez guère de chances d’être l’ami des Blancs ! Êtes-vous bien en Cour ?
— Très bien. Le roi aussi bien que la reine m’ont donné de grandes preuves de leur protection.
— Et M. de Vaudreuil ? Il est né ici, vous le savez, et c’est l’un des grands noms de la colonie. S’il était votre ami, cela pourrait vous servir…
Gilles revit, dans le cadre élégant de l’entourage de la reine, le créole insolent et frondeur qui était l’un des plus chers amis de la souveraine et qui, le premier, avait offert son hôtel pour la première représentation, encore défendue, du Mariage de Figaro1.
— Nous ne sommes pas intimes, dit-il, mais nous nous connaissons et nous avons des amis communs, ajouta-t-il pensant aussi bien à Marie-Antoinette qu’à Beaumarchais.
— Je le ferai savoir. La chose pourrait vous servir et vous faire regarder avec moins de méfiance. À présent, chevalier, je vous laisse vous retirer… en regrettant de ne pouvoir faire davantage.
— Vous m’avez éclairé sur ma situation réelle, monsieur l’intendant général. C’est un précieux service dont je vous remercie…
Le service était précieux sans doute mais l’impression détestable. En quittant l’intendance générale, Gilles voyait les choses sous un éclairage tout différent de celui qu’elles avaient à son arrivée. Tandis qu’au pas noble de Merlin il traversait la ville pour reprendre la route de son domaine, il croyait lire à présent la méfiance, la malveillance, parfois même le mépris sous les saluts qu’on lui adressait ou qui répondaient aux siens. Seules les femmes lui souriaient immuablement, mais il n’aimait pas la lueur trouble qui se montrait dans certains de leurs regards car cette lueur il l’avait parfois observée chez d’autres en face de condamnés à mort marchant à l’échafaud. Un espion ! On le prenait pour un espion ! Le mot brûlait son orgueil, éveillant en lui une impuissante fureur. Il eût voulu provoquer en duel tous ceux qui osaient penser cela de lui…
Passant devant la cathédrale, il s’arrêta, entra. Les messes du matin étaient dites et l’église était vide. Seules, deux ou trois femmes agenouillées priaient devant les bouquets de flammes brûlant devant les statues des saints. Aucune ne fit attention à lui. Chacune devait avoir ses propres soucis car il put voir sur deux visages à demi cachés par les mantilles de dentelle à la mode espagnole des larmes coulant silencieusement.
Les laissant à leurs supplications, il alla droit à l’autel latéral où brillait la veilleuse rouge du Saint-Sacrement, mit un genou en terre et appela Dieu.
« Seigneur, dit-il, je suis venu par avance réclamer votre clémence car je vais combattre ceux qui vous représentent sur cette terre. Bien ou mal, ce n’est pas mon problème. Vous m’avez donné “Haute-Savane”. C’est ma maison et je l’aime comme j’aime tous ces malheureux qu’avec votre aide j’ai pu arracher à leur noire misère, à leurs souffrances. Je suis venu vous dire que je ne les laisserai pas retomber dans une servitude pire qu’auparavant car elle suivrait une période de retour à l’espoir. Je me défendrai, je les défendrai au besoin par les armes. J’espère, en agissant ainsi, entrer dans les plans que vous avez formés pour ma famille et pour moi. Sinon, pardonnez-moi ! »
C’était à peine une prière. Plutôt une mise en demeure dont eût été bien incapable, quelques années auparavant, le fils de Marie-Jeanne Goëlo. Mais, en quittant l’église, Gilles se sentit réconforté par sa propre résolution et par la certitude intime d’avoir raison contre les prêtres aux vues étroites du genre d’Ignace et contre cette société d’exploitation de l’homme par l’homme abritée sous le futile prétexte d’une différence de pigmentation. Si Dieu avait créé des hommes rouges, jaunes ou noirs, pourquoi donc laissait-il les seuls Blancs empoisonner la vie de tous les autres ? De quel droit ceux-ci s’arrogeaient-ils l’autorisation de décréter que celui-ci ou celui-là devait le servir à genoux ? Et comment ces gens qui le croisaient, roulant ou chevauchant vers leurs belles demeures enfouies dans des jardins de rêve, portant des habits raffinés, des bijoux et se gorgeant de tout ce que la nature ou le travail des hommes pouvaient offrir de plus délectable et de plus raffiné, comment ces gens ne comprenaient-ils pas qu’ils dansaient sur un volcan et que leurs jours étaient comptés ? Ils n’étaient qu’une poignée : trente mille en face d’un demi-million de Noirs suant avec leur misère, la haine et le désir de vengeance… Un jour, quelque chose quelque part éclaterait et ce serait la fin d’un monde.
Ôtant son chapeau, Gilles passa sur son front humide une main qui lui parut glacée. Il venait d’avoir la vision effrayante, née peut-être du récent souvenir de la nuit passée dans la maison condamnée de Legros, de hordes noires se jetant à l’assaut de ces belles demeures, de ces riches plantations, pillant, violant, brûlant. Il avait vu couler le sang des têtes coupées par les lames meurtrières des machettes, entendu crépiter les flammes des incendies… Peut-être tout cela pouvait-il encore être évité mais il aurait fallu, alors, qu’au lieu de s’en prendre à lui, les riches planteurs du Conseil se penchassent sur leur propre conduite et cherchassent honnêtement comment remédier à trop de misères auprès de trop de richesses. Mais il savait que personne ne l’écouterait s’il essayait de se faire entendre.
En atteignant le portail d’entrée de sa propriété, Gilles leva les yeux vers les lions de pierre qui couronnaient les piliers. Il allait falloir leur donner des griffes, à ceux-là, et leur faire cracher des flammes car, même s’il devait affronter l’île tout entière, Tournemine était fermement décidé à rester le maître ici…
Il était déjà tard. C’était l’heure où les travailleurs rentraient des champs. Le soleil baissait sur l’horizon dorant au loin le bleu intense de la mer. Les voix de ses Noirs montaient de tous les sentiers, chantant comme ils avaient appris à le faire spontanément depuis que leur sort avait changé. Ce soir, le chant était empreint de tristesse parce que Celina venait de mourir et que demain on la porterait en terre mais ce n’était pas une plainte. À travers le rythme, inhabituel pour des oreilles européennes, passait encore le contentement du travail achevé et de l’approche du repos pris en famille et dans sa maison, si petite soit-elle. Oubliant un instant ses soucis, Gilles sourit. Ce chant c’était sans doute la meilleure réponse de la Divinité. Il ne fallait pas qu’il redevînt sanglot, cri de souffrance ou appel à la révolte. Il fallait qu’il continuât longtemps encore et pût s’élever, toujours aussi paisible, lorsque ce serait lui que l’on porterait en terre. L’heure du souper était proche. Dans la maison, les petites servantes achevaient de mettre le couvert et portaient des lampes allumées. Gilles escalada l’escalier quatre à quatre. Il avait juste le temps de se changer et Zébulon l’attendait déjà, dans le cabinet de bains, auprès du cuveau de cuivre rempli d’eau froide où son maître se débarrassait chaque soir des poussières de la journée. Il s’accordait alors, tout en barbotant, la détente d’un cigare et d’un verre de punch à la cannelle bien glacé.
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