— En voilà assez ! Allez-vous-en ! Et quand vous reviendrez, prenez bien garde à ce que vous ferez. Dieu sait que je suis son humble et fidèle serviteur… mais je n’hésiterai pas un instant à combattre, les armes à la main, des chrétiens dans votre genre.
— Un soldat de Dieu ne recule jamais devant le danger ou la menace. Vous vous en apercevrez rapidement, monsieur de Tournemine. Pour l’instant vous ne faites rien d’autre qu’aggraver votre cas. À bientôt…
En rejoignant Finnegan et Pongo dans la salle de soins où le médecin était occupé à enduire de baume la brûlure que s’était faite, en repassant, l’une des servantes de la lingerie, Gilles tremblait encore de colère. Il réussit à se contenir jusqu’à ce que, son pansement achevé, Liam eût renvoyé sa jeune patiente d’une débonnaire claque sur les fesses, mais dès que la petite eut disparu dans un envol de jupon rayé, il explosa :
— Quelle sorte de prêtres peuvent être ces gens qui abritent leurs appétits sous une robe sacrée ?
Finnegan haussa les épaules.
— Des hommes, sans plus. Je ne te croyais pas assez naïf pour croire encore qu’une soutane est fatalement une étiquette de sainteté. Simplement, les appétits varient suivant la hiérarchie et tel prince de l’Église rêvera de puissance et de faste quand un frère hospitalier se contentera de chercher des esclaves pour faire son travail à sa place.
— Il existe pourtant de véritables hommes de Dieu. J’en connais au moins un, lança Gilles fougueusement en songeant à son parrain, le recteur d’Hennebont. Des hommes qui nés riches et nobles se dépouillent entièrement au service des pauvres, ne gardant qu’à peine le nécessaire.
— Je sais. J’en ai rencontré aussi… mais pas encore ici. Il est vrai que je ne connais pas toute l’île. À présent que vas-tu faire ? La menace est sérieuse…
— Allons donc ! Tu vas encore me parler, comme Maublanc, de cette folle histoire de défunts enlevés de leurs tombeaux et ramenés artificiellement à la vie ? Ce n’est pas ma faute, je n’arrive pas à y croire.
— Il faut y croire ! Et avant qu’il ne soit trop tard.
— Qu’appelles-tu trop tard ?
— Avant que cet Ignace et ses confrères ne t’obligent à ouvrir la sépulture Ferronnet. Admets un seul instant que la tombe du vieux monsieur soit vide et tu as une grande chance de te retrouver en prison et tes biens mis sous séquestre jusqu’à complément d’enquête.
— Mais n’importe qui peut enlever un corps.
— Je sais. Il faut tout de même y aller voir. Tu es breton et je devine ce que tu éprouves à l’idée de violer une sépulture car je suis irlandais. Mais il faut y aller voir.
Un instant, Gilles regarda son ami. Aucune trace d’ironie dans ses yeux couleur d’herbe. Finnegan était mortellement sérieux. Il tourna alors les yeux vers Pongo et vit qu’il n’avait pas davantage envie de rire.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
— Docteur avoir raison. Tout plutôt que pas savoir…
— Eh bien, soupira Gilles, nous irons cette nuit, tous les trois, en priant le Ciel que personne ne nous voie, sinon je ne donnerais vraiment pas cher de notre peau si nous étions pris en flagrant délit de violation de tombe. À présent, je vous laisse travailler et je rentre. As-tu vu Judith, ce matin ?
— Oui. Elle partait à cheval vers la mer. On ne la reverra que ce soir et, si tu veux permettre au médecin de s’exprimer, je dirai que je n’aime guère ces grands besoins de solitude chez une femme si jeune et si belle. Ce n’est pas bon.
Gilles haussa les épaules.
— Elle n’est pas seule : elle a la mer d’où elle est, un soir, sortie pour moi. Judith est une femme étrange, tu sais. Chez elle la sauvagerie est encore à fleur de peau et, en fait, je ne sais trop jusqu’où elle va. Mieux vaut la laisser libre. D’autant que Moïse la surveille sans trop avoir l’air d’y toucher.
— Il n’a pas que ça à faire. Ainsi, ce matin, il est allé aux cases du Morne où il avait un différend à régler entre deux travailleurs…
— Ne sois pas si pessimiste et laisse-la vivre à sa guise. Au fait, je ne t’ai pas demandé de nouvelles d’Anna Gauthier. Comment va-t-elle ?
— Mieux. Une mauvaise digestion qui a failli tourner à l’empoisonnement. Je lui ai prescrit d’être plus prudente. Tout ce qui ressemble à de la salade n’en est pas forcément ici…
La sépulture des Ferronnet s’élevait aux confins du parc de « Haute-Savane » dans la partie qui montait le premier contrefort du Morne. C’était, au centre d’une clairière, une petite chapelle de style baroque fermée par une grille de fer. Après sa prise de possession du domaine, Gilles était venu jusque-là et avait donné des instructions pour que clairière et chapelle fussent entretenues convenablement. Ce jour-là, en dépit de la pluie qui tombait à verse, le petit temple déjà assailli par une végétation exubérante lui avait paru paisible et charmant.
Il n’en était pas de même par cette belle nuit d’automne, cependant douce et claire, tandis qu’en compagnie de Liam Finnegan et de Pongo, il montait silencieusement le sentier menant à la chapelle. C’était la seconde fois qu’il allait s’attaquer à la demeure d’un mort et si la première avait été purement bénéfique, il augurait mal de celle-ci et se sentait mal à l’aise. Il est vrai qu’en se rendant, jadis, à l’abbaye de Saint-Aubin-des-Bois, il n’en voulait qu’à l’ornementation d’un tombeau, non à la sépulture elle-même et la seule idée qu’il allait falloir tout à l’heure troubler l’éternel sommeil d’un pauvre mort inconnu lui glaçait le sang.
Il était un peu plus de onze heures quand les trois hommes avaient quitté la maison, sous le fallacieux prétexte de surprendre des maraudeurs qui leur avait permis d’emporter des armes. Mais on avait fait un détour par la resserre à outils pour y prendre certains instruments dont Pongo s’était chargé. Une lanterne sourde éteinte pendait au bout du bras de Finnegan. On l’allumerait tout à l’heure quand on serait à l’intérieur car, pour l’heure présente, la lune suffisait à éclairer le chemin au long duquel personne ne parla, chacun des trois hommes demeurant enfermé dans ses pensées.
La grille de la chapelle que l’on avait huilée et repeinte s’ouvrit sans peine au moyen de la clef que Gilles avait apportée dans sa poche. L’un derrière l’autre, les trois hommes pénétrèrent dans le minuscule sanctuaire meublé d’une pierre d’autel et de deux prie-Dieu d’où partait un étroit escalier de pierre s’enfonçant dans le sol. Finnegan posa sa lanterne à terre, l’ouvrit, battit le briquet et l’alluma puis s’engagea dans l’escalier suivi des autres dont il éclairait le chemin.
Quelques marches seulement au bout desquelles les visiteurs nocturnes se trouvèrent dans le caveau proprement dit : une crypte assez longue et étroite de chaque côté de laquelle étaient rangés, dans des niches, de lourds cercueils de cuivre vert-de-grisé surmontés de croix d’argent terni et gravés aux armes de ceux qui y reposaient.
— Quatre générations de Ferronnet reposent ici, chuchota Finnegan assourdissant involontairement sa voix. Il suffit de chercher le cercueil le plus récent.
— C’est celui-là, dit Gilles qui, en vérité, avait soigneusement visité le tombeau en désignant la longue boîte qui se trouvait la plus proche de l’escalier.
— Pas être facile ouvrir boîte sans laisser traces, marmotta Pongo qui passait sur le couvercle gravé un doigt précautionneux.
— Plus facile que tu n’imagines, dit Finnegan. Le couvercle n’est retenu que par des points de soudure à l’étain qu’avec un peu de soin on doit pouvoir faire sauter puis remplacer ensuite. J’ai là ce qu’il faut…
Dans le sac, il prit un ciseau, un maillet solide et, avec soin en effet, il entreprit de décoller le haut du cercueil, faisant chauffer continuellement, sur un réchaud qu’il avait apporté, le bout acéré du ciseau. Ce fut tout de même un rude effort. En dépit de la fraîcheur humide qui régnait dans cette cave, l’Irlandais transpirait à grosses gouttes mais, après une heure de travail patient, le coffre qui était censé contenir les restes de M. de Ferronnet père s’ouvrit.
Mais au lieu du corps élégamment vêtu de soie d’un vieux monsieur de la bonne société créole, on ne trouva dans la grande boîte garnie de coussins de taffetas bleu qu’un morceau de tronc d’arbre emmailloté dans un morceau de toile…
Pendant plusieurs minutes, les trois hommes, accablés, contemplèrent l’étrange spectacle.
— C’est bien ce que je craignais, soupira Finnegan en épongeant du bras la sueur qui mouillait son front. On l’a enlevé. Mon pauvre ami, ajouta-t-il en se tournant vers Gilles, j’ai peur que nous n’ayons du mal à nous tirer de là… à moins de retrouver ce cadavre fugitif. Il va falloir fouiller le Gros Morne, le passer au peigne fin…
Tournemine haussa les épaules. Il s’était laissé choir sur la dernière marche de l’escalier et fourrageait à deux mains dans ses épais cheveux blonds, oscillant entre la rage et le désespoir.
— Allons, Finnegan ! Tu n’ajoutes tout de même pas foi à ces sornettes. On a enlevé le cadavre de M. de Ferronnet pour me mettre dans un mauvais cas et on a dû l’enterrer ailleurs. Malheureusement, on ne peut pas retourner la terre dans toute la région…
— Pourquoi, coupa Pongo, pas chercher vieil homme mort et mettre à la place ? Doit être possible dans vilains quartiers du port ?
— Ce serait en effet une solution, dit Finnegan, et mon ami Tsing-Tcha nous trouverait certainement ce qu’il nous faut mais il faudrait un sosie du mort qui nous manque et ce n’est pas facile à trouver. M. de Ferronnet avait, sur la joue gauche, une large tache de vin et son profil était assez particulier.
— La corruption naturelle pourrait expliquer des différences, dit Tournemine qui se raccrochait déjà à cet espoir mais Finnegan hocha la tête.
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