Lorsque la voiture s’arrêta devant le porche, un majordome aussi noir que le cocher qui la conduisait vint ouvrir la portière et indiqua aux visiteurs que le général les attendait sur la terrasse. Et comme Gilles cherchait vainement, aux alentours, quelque chose ressemblant à une terrasse, Tim le prit par le bras et l’entraîna à travers la pelouse.
— Merci, Gédéon ! Par ici, mon ami, la terrasse est de ce côté !
Dissimulée par les retombées somptueuses des grands arbres, une longue plate-forme étayée par des colonnes avait été construite au flanc du coteau dominant la courbe du Potomac. Le général Washington avait coutume de s’y rendre deux ou trois fois par jour afin d’y observer, à l’aide d’une longue-vue, les mouvements du fleuve.
C’était à cela qu’il s’occupait quand les deux hommes débouchèrent sur son observatoire. La lunette vissée à l’œil et la mine mécontente, sans faire plus attention aux arrivants que s’il ne les avait pas entendus venir, il scrutait le large croissant scintillant, magnifique et majestueux vu de cette hauteur, comme s’il avait personnellement quelque chose à lui reprocher et en marmottant des choses inintelligibles.
Pensant que son navire faisait les frais de la mauvaise humeur du grand chef, Tournemine s’approcha de la balustrade pour voir ce qu’il en était mais respira : une grande frégate portant encore toute sa voile était en train de venir au mouillage à quelques encablures du Gerfaut et, apparemment, elle n’était pas la bienvenue.
Brusquement, Washington haussa les épaules, se retourna, repliant d’un geste sec sa longue-vue, et fit face à ses visiteurs.
— Le dîner de tantôt risque de ne pas être aussi agréable que je l’aurais souhaité pour vous, mon cher chevalier, dit-il en tendant à Gilles une main que celui-ci serra avec respect. Aussi hâtons-nous d’aller prendre notre breakfast en toute tranquillité. Ensuite, je vous ferai visiter mes terres comme j’ai coutume de le faire chaque jour d’ailleurs.
Le tout comme s’ils s’étaient quittés la veille au soir et non six ans plus tôt…
— Je suis à vos ordres comme autrefois, général, dit Gilles, et très heureux d’avoir l’honneur de vous revoir ainsi que de l’accueil que vous voulez bien me faire.
Washington se mit à rire tout en reculant de trois pas pour considérer son visiteur de la tête aux pieds.
— Hum ! Vous voilà devenu un véritable gentilhomme, à ce que l’on dirait ? Il est vrai que vous aviez déjà l’étoffe pour tailler l’habit. Néanmoins, vous avez changé… Vieilli surtout ! Quel âge avez-vous donc ?
— Vingt-quatre ans à la Sainte-Anne prochaine !
— Vous en paraissez largement trente mais c’est normal ; la guerre et les combats politiques ne rajeunissent pas les hommes.
— On ne le dirait pas en vous regardant, général, dit Gilles audacieusement. Vous n’avez pas changé. Au costume près, vous êtes tel que je vous ai vu la dernière fois, quand j’ai quitté ce pays pour porter en France la nouvelle de la victoire…
Ce n’était pas là courtisanerie mais pure vérité. Sous les habits civils de drap foncé, simples et de coupe un peu désuète qui avaient remplacé son uniforme fatigué, le général Washington gardait à cinquante-cinq ans une silhouette de jeune homme. Sa haute taille demeurait toujours aussi droite et, sous ses cheveux légèrement poudrés attachés sur la nuque par un ruban noir, son beau visage, à la fois affable et majestueux, n’avait pas pris une ride.
Le sincère compliment de Gilles le fit sourire.
— Autrement dit, fit-il avec bonne humeur, nous voilà enchantés l’un et l’autre ! Allons nous restaurer, à présent. Nous aurons toute la journée pour causer de vos affaires avant que l’insupportable capitaine Beardsley ne nous tombe dessus avec ses sempiternelles réclamations…
Et, passant son bras sous celui de son visiteur, Washington l’entraîna vers la maison. Tim suivit en jouant avec une paire de grands chiens qui venaient d’accourir vers lui en donnant toutes les marques d’une affection débordante.
L’intérieur de Mount Vernon était simple : un vestibule, d’où partait un bel escalier, séparait deux pièces de réception : un salon appelé parloir et une salle à manger dans laquelle la table était mise. Et Tournemine remarqua avec amusement que les trois pièces, tout comme l’hôtel de l’ambassadeur Jefferson à Paris, étaient décorées par des bustes de grands hommes : Alexandre et César, naturellement, Charles XII de Suède et Frédéric II de Prusse (ce buste-là était un cadeau du modèle), le général anglais Marlborough et le prince Eugène.
En rentrant chez lui, Washington commença par accrocher sa longue-vue près de la porte puis entraîna ses hôtes vers un petit lavabo afin de procéder au lavage des mains, après quoi l’on alla rejoindre Mme Washington qui attendait dans la salle à manger.
Du même âge que son mari, Martha Dandridge, épouse du général, était une petite femme plutôt ronde mais d’une extrême dignité et d’une aménité pleine de charme qui lui valait les suffrages unanimes de tous ceux qui passaient par Mount Vernon. À cinquante-cinq ans, elle était encore fraîche et de visage agréable, s’habillant avec une simplicité pleine de goût.
Le général et elle étaient mariés depuis vingt-neuf ans mais les deux enfants qu’elle avait eus lui venaient d’un premier mariage, contracté à vingt ans avec le colonel Custis qui était l’un des plus riches propriétaires de Virginie et qui l’avait laissée veuve de bonne heure. Et Washington avait élevé les petits Custis avec autant de tendresse attentive que s’ils eussent été les siens car Martha était de ces femmes qui savent entretenir autour d’elles une atmosphère de bonheur paisible. Les soldats de son mari, pendant la guerre, ne s’y étaient pas trompés qui professaient pour elle une sorte de dévotion et l’avaient surnommée lady Washington.
L’accueil qu’elle fit au Français fut en tout point conforme à son caractère et, en prenant place à table, à sa droite, Tournemine aurait juré au bout de cinq minutes qu’il connaissait et affectionnait Martha Washington depuis des années.
— Nous apportez-vous des nouvelles de notre cher marquis de La Fayette ? demanda le général tandis que circulaient autour de la table les gâteaux et le thé au miel dont se composait le petit déjeuner. Il y a des mois que je n’ai rien reçu de lui.
— Malheureusement non. Il y a même fort longtemps que je ne l’ai vu.
— Comment cela ? Ne va-t-il donc jamais à la Cour ?
— Je pense que si… encore que la reine ne l’aime guère. Mais c’est plutôt moi qui n’ai vu la Cour depuis bien des mois.
— C’est vrai, vous avez eu d’assez sérieux ennuis. Je les ai appris par ce bon Tim. Ainsi vous voilà en disgrâce ?
— En aucune façon, général. Je le suis si peu qu’à défaut de nouvelles du marquis, je vous apporte une lettre du comte de Vergennes que vous connaissez bien.
— Que je connaissais bien… par écrit tout au moins ! C’est donc une sorte de testament qu’il m’envoie car j’ai appris hier, par un courrier rapide, la mort de M. de Vergennes. Il s’est éteint le 13 février paraît-il.
Tournemine sentit une main glacée lui serrer le cœur : la maladie avait été plus vite encore qu’il ne le craignait. Et c’était le meilleur serviteur de Louis XVI qu’elle enlevait au royaume.
Vergennes appartenait à cette race, beaucoup trop rare et d’ailleurs en voie de disparition, des véritables hommes d’État, de ceux qui font passer sans jamais hésiter l’intérêt de la patrie avant le souci de leur fortune. Toujours, il avait suivi les impulsions de son intelligence, qui était grande, et de son cœur qui ne l’était pas moins. Ainsi, il n’avait pas hésité à épouser, au temps où il était ambassadeur à Constantinople, une jeune veuve sans naissance, Anna Testa, qu’il aimait depuis longtemps et sa carrière avait failli s’en trouver brisée mais, sous ses dehors de nonchalant ennui, Louis XV savait apprécier un homme et Vergennes avait pu poursuivre sa tâche au service du royaume.
À Versailles, on l’appréciait différemment. Le roi l’aimait et le soutenait avec une énergie, rare chez lui lorsqu’il s’agissait de combattre les inimitiés de la reine car Marie-Antoinette ne l’aimait pas et, au moment de la dramatique affaire du Collier, cette inimitié était presque devenue de la haine. Vergennes n’avait-il pas osé dire, avec sa franche honnêteté, qu’à son sens le cardinal de Rohan était innocent de ce vol crapuleux ? Quant à la Cour, beaucoup plus soucieuse d’embrasser les goûts de la reine que les amitiés du roi, elle ne déguisait qu’à peine ses dédains au gentilhomme bourguignon, croyant ainsi se venger, non sans sottise, d’une puissance qu’elle n’avait pu empêcher. Mais qu’allait-il advenir à présent d’un royaume dont Vergennes ne serait plus jamais le timonier ?
— Vous semblez très ému, chevalier ? fit la voix calme de Washington. Étiez-vous à ce point lié au comte de Vergennes ?
Tournemine tressaillit et vit qu’autour de la table tous le regardaient. La dramatique nouvelle l’avait, en effet, pétrifié, figé comme une statue dans le geste de porter à ses lèvres sa tasse de thé. Il la reposa d’une main qui tremblait légèrement et adressa à son hôtesse un sourire d’excuse machinal.
— J’étais lié à lui, en effet, général… mais seulement par le respect et l’admiration que je lui portais. Le royaume de France vient de perdre son plus grand serviteur. Peut-être ne s’en rend-il pas vraiment compte…
Washington prit des noix dans un compotier et commença à les éplucher. Il adorait les noix et en mangeait presque à tous ses repas mais, en l’occurrence, le geste lui permettait de garder les yeux baissés sur ses doigts occupés.
— On m’a rapporté qu’en apprenant la nouvelle le roi a pleuré… On m’a dit aussi qu’au jour des funérailles, une foule de pauvres gens qui s’était amassée au long des avenues de Versailles attendait le char funèbre, s’est agenouillée sur son passage puis l’a suivi, sans un mot mais en versant des larmes jusqu’à la sépulture. Je crois que la France a senti l’importance de ce deuil…
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