— Vous n’êtes pas là depuis longtemps, monsieur, sinon vous sauriez que toute femme noire convaincue d’avoir eu des relations avec un Blanc et d’en porter le fruit est confisquée par l’Église et doit travailler pour elle.

— C’est possible. Mais pourquoi ces femmes-là mettraient-elles au monde des mulâtres ?

— Mais… parce que vous ou les autres Blancs qui habitent ici avez fort bien pu les engrosser.

— Moi ?

Gilles dut se freiner durement pour ne pas empoigner le religieux par sa robe poudreuse pour le jeter dehors.

— Si ces femmes étaient enceintes des œuvres d’un Blanc, ce ne pourrait être des miennes. Voilà trois mois seulement que je suis ici, avec mon ami Pierre Gauthier et le docteur Finnegan. Or toutes sont enceintes de plus de trois mois. Les géniteurs pourraient, en effet, être le sieur Legros ou certains de ses hommes, mais, d’après leurs déclarations, il n’en est rien…

— Vous en êtes bien sûr ? On dit, au Cap, que peu de femmes vous résistent, monsieur de Tournemine, et que la chair de couleur ne vous répugne pas. Au jour même de votre arrivée, on vous a vu monter dans le palanquin d’une métisse…

— On m’a vu ? Vraiment ? Je n’aurais jamais cru que le Cap avait à ce point les yeux fixés sur moi. À présent, frère Ignace, je désire que cette conversation s’achève. Nous avons à travailler ici et guère de temps à perdre en palabres…

— Je n’en disconviens pas mais j’emmène ces femmes.

— Il n’en est pas question.

— La loi de l’Église…

— La loi de l’Église ? Tu parles ! intervint Finnegan. Ces bons apôtres se procurent, par ce moyen, des esclaves sans bourse délier… Ne les laisse pas faire, Gilles. Il n’a aucun droit.

— Vous avez entendu le docteur, frère Ignace ? dit Gilles froidement. Je n’ajouterai rien à ce que j’ai dit. Ces femmes sont ma propriété et elles resteront ici. Mais si l’Église a besoin de serviteurs supplémentaires, permettez-moi de vous offrir cette obole qui vous permettra d’acheter deux ou trois esclaves au prochain marché. Un navire en provenance de la Côte de l’Or est arrivé hier soir, les cales pleines.

Il avait tiré quelques pièces d’or de sa bourse et les offrait sur sa main étendue. Le regard du frère s’alluma sous la broussaille de ses sourcils. Il hésita un instant, pris sans doute entre son désir de dignité et sa cupidité. Ce fut cette dernière qui l’emporta. Sa main, pareille à une griffe, rafla les pièces qui disparurent sous la toile tachée de sa robe grise.

— J’accepte cela comme une avance de denier à Dieu. Il n’empêche que ces femmes…

— Resteront ici ! Je vous l’ai déjà dit. Je vais avoir l’honneur, frère Ignace, de vous raccompagner à votre chariot. Vous avez sans doute d’autres plantations à visiter car je n’ose espérer que vous ayez fait, pour la seule « Haute-Savane », ce long chemin ?

— Il en est pourtant ainsi car vos agissements ont été signalés à monseigneur l’évêque ou tout au moins à son coadjuteur car, ainsi que vous le savez, monseigneur…

— … ne quitte guère la France, acheva Finnegan narquois. On ne peut pas dire que nous soyons gâtés sous le rapport du clergé. Depuis que les jésuites ont été chassés, nous n’avons plus guère que de la racaille.

— Laisse-moi parler ! coupa Gilles. Vous avez dit, frère, que l’on m’a signalé ? Qui, par exemple ? J’aimerais le savoir ? Et que sont ces « agissements » si suspects aux yeux de l’Église ?

Les paupières grises du moine se resserrèrent comme s’il cherchait à ajuster le tir d’une arme.

— On trouve un peu étrange votre arrivée et votre prise de possession de cette terre si peu de temps, somme toute, après le départ du jeune de Ferronnet, plus étrange encore le départ si rapide de celui-ci aussitôt après la mort… supposée de ses parents.

— La mort supposée ? Qu’entendez-vous par là ?

— Un bruit étrange est venu jusqu’à l’évêché. Le vieux monsieur ne serait pas véritablement mort. On l’aurait enlevé et séquestré afin que son fils puisse hériter et assouvir ses grands appétits d’argent.

Gilles sentit la colère enfler en lui et s’efforça de n’en rien montrer sachant combien une explosion pouvait être dangereuse sur un terrain ainsi miné.

— En admettant que ce soit vrai, en quoi pourrais-je être concerné par ce qui s’est passé ici avant ma venue ?

— En quoi ? Mais… cela semble évident. Si le vieux monsieur vit toujours – et certains prétendent l’avoir reconnu, travaillant comme un esclave dans une solitude du Gros Morne – la vente que vous a faite son fils ne tient pas. Il a dû reculer, sans doute, devant un parricide, mais il n’en a pas moins porté sur son père une main sacrilège pour le voler et vous, son ami de longue date sans doute, vous êtes son complice. Vous êtes venu ici récolter les fruits du crime et, aussi sans doute, assurer la surveillance du malheureux vieillard.

En dépit de ses belles résolutions, Gilles faillit s’élancer sur cet homme qui osait l’accuser de tels crimes. Ce fut Finnegan qui le retint, bien qu’à la pâleur de son visage et aux éclairs meurtriers de ses yeux verts on pût deviner qu’il avait, lui aussi, beaucoup de mal à contenir les bouillonnements de son sang irlandais.

— Avant d’accuser on se renseigne, frère Ignace ! Né en Bretagne, officier aux gardes du corps de Sa Majesté le roi Louis, seizième du nom, M. de Tournemine n’a jamais eu l’occasion de connaître Jacques de Ferronnet avant la rencontre qu’il en a faite à New York, ce printemps…

— Qu’en sait-on ? Chacun sait qu’il a combattu, de ce côté-ci de l’Atlantique, pour cette rébellion impie des colonies anglaises contre leur légitime souverain…

— Cela ne tient pas debout ! coupa Gilles que l’intervention de Liam avait mis à même de se ressaisir. Nous avions autre chose à faire, dans l’armée de M. de Rochambeau, qu’à nous occuper des affaires privées de Saint-Domingue. À présent, expliquez-moi donc une chose, saint homme ? Comment se fait-il, si vous êtes si bien renseigné, que vous ayez attendu que je sois installé ici pour venir porter vos accusations mensongères ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu, dès que vous avez été informé, interroger le sieur Legros, actuellement recherché et pratiquement condamné à mort pour ses crimes ? On m’a dit, à moi, que M. de Ferronnet avait été sa victime, ainsi que sa femme, et si son fils s’est enfui, car il s’est enfui, en effet, c’était uniquement pour rester encore vivant. Moi-même, j’ai été attaqué à peine débarqué…

— La couleur des choses et des événements dépend uniquement de l’éclairage qu’on leur donne, monsieur de Tournemine. Il est facile d’accuser un homme absent, peut-être déjà mort. L’Église, pour sa part, n’a jamais eu à se plaindre de lui. Il s’est toujours montré pour elle un fils respectueux et…

— … et généreux sans doute. Dites-moi, frère Ignace, auriez-vous porté sur moi vos accusations si je vous avais permis d’emmener mes esclaves ?

— Je les aurais peut-être différées, considérant que vous faisiez preuve de bonne volonté. Je constate avec douleur qu’il n’en est rien et que vous appartenez déjà tout entier à l’esprit détestable, à l’endurcissement qui règne en général sur cette terre. Je pars à présent, vous accordant quelques jours de réflexion. Si vous venez à composition, si vous décidez de vous soumettre à l’Église et à son jugement infaillible, vous pourrez nous le faire savoir… dans une semaine par exemple. Faute de quoi…

— Me soumettre à l’Église cela veut dire quoi : vous amener moi-même les femmes enceintes de ma plantation ?

— D’abord. Ensuite apporter à M. le coadjuteur tous les éclaircissements possibles touchant la façon bizarre dont vous êtes devenu propriétaire de « Haute-Savane », enfin laisser l’Église libre d’agir comme elle l’entend sur vos terres…

— … et y prélever tout ce qui lui conviendra ? Je comprends ! Eh bien ! n’y comptez pas, frère Ignace. J’ai mon droit, ma conscience pour moi et je ne passerai pas par vos fourches caudines. Dès demain, je verrai le gouverneur…

Le sourire du religieux découvrit des dents d’une vigueur étonnante chez un homme déjà âgé. Blanches et solides elles semblaient de taille à dévorer n’importe quoi.

— M. le gouverneur nous quitte, vous le savez bien, et comme son remplaçant n’est pas encore arrivé, nous allons être en intérim. Quant à l’intendant général, ses pouvoirs ne lui permettent pas de s’opposer à l’Église. N’espérez donc pas d’appui de ce côté.

— Finissons-en ! gronda Finnegan. M. de Tournemine vous a dit qu’il n’obtempérerait pas. À vous de jouer ! Qu’allez-vous faire ? Prendre « Haute-Savane » d’assaut ?

— Les armes de l’Église ne crachent pas le feu. Il sera facile de faire la preuve de la mort réelle… ou supposée de M. de Ferronnet : il suffira d’ouvrir sa tombe. J’en obtiendrai sans peine l’autorisation. Je vous salue, messieurs. Voilà de belles constructions neuves, il me semble ? ajouta-t-il d’un ton tout différent en regardant autour de lui. C’est votre domaine, docteur Finnegan, si j’ai bien compris ? Qu’y faites-vous ? La distillation du rhum ?

— Il y sauve des vies humaines… celles de tous ces malheureux dont votre précieux Legros avait fait des martyrs. Ce digne fils de l’Église n’était qu’un bourreau et il faut que vous soyez singulièrement dur d’oreille pour vous illusionner encore sur ce que fut son comportement. Les Noirs…

— Sont les fils de Cham et leur sort est tel que Dieu l’a voulu. Chacun sait qu’ils sont tous des adorateurs de Satan auquel ils sacrifient la nuit au cours d’orgies infâmes. Il faudra voir aussi ce qu’il en est ici.

Cette fois, Gilles était à bout. Saisissant le frère Ignace par son maigre bras, il l’entraîna un peu plus vite peut-être qu’il n’aurait voulu vers le chariot qui attendait sur la route, au portail neuf qu’il avait fait ouvrir pour atteindre directement les bâtiments d’exploitation sans passer par l’habitation.