Ces précautions prises, il alla s’asseoir un moment dans un fauteuil, la tête dans ses mains, goûtant à sa valeur le silence profond qui enveloppait la maison où tout le monde, hormis lui et Judith, devait dormir car, dès son retour, il avait envoyé Zébulon se coucher. Sur l’écran noir de ses paumes, la scène du jardin se retraça irritante comme une piqûre d’insecte que l’on a grattée. Il revit Judith renversée, le buste nu et les yeux clos entre les bras de cet insupportable fat de Rendières, et chercha à comprendre. Il n’avait pas pris au sérieux, tout à l’heure, sa menace de se donner à un autre homme et il avait eu tort. Fût-il arrivé quelques minutes plus tard qu’il eût sans doute trouvé sa femme en train d’assouvir le désir de son amoureux… et peut-être le sien propre. Curieusement, il n’éprouvait aucune colère contre elle. C’était à lui-même qu’il en voulait. À lui qui, absorbé par l’amour insensé qu’il portait à une enfant de dix-huit ans, autant que par le doute terrible qu’il traînait depuis la mort de Rozenn, avait laissé seule en butte à tous les désirs, à toutes les tentations d’une île où la volupté avait droit de cité autant qu’à Cythère et se levait pour appeler à tous les coins de rues, une femme en pleine jeunesse et pleine beauté. Une femme qui aimait l’amour et qui, frustrée, était peut-être en train de devenir une nymphomane…
Lentement, il ôta son habit de soie blanche qu’il jeta sur une chaise, se déshabilla entièrement puis se glissa dans une ample robe chinoise noir et or qu’il avait trouvée chez Tsing-Tcha, le savant et industrieux ami de Liam Finnegan. Puis allant jusqu’à un cabaret de salon placé dans un coin de sa chambre, il y prit un verre, un flacon d’épais rhum noir et s’en versa une rasade sérieuse qu’il avala d’un trait.
Demain, il mourrait peut-être car le plus habile tireur ne peut rien contre les arrêts du Destin. Mais, n’ayant aucune affaire à mettre en ordre car ses dispositions en cas de mort subite étaient prises depuis longtemps, il n’avait pas envie de s’attarder plus longuement à ressasser des pensées amères ou déprimantes. La seule façon d’attendre convenablement l’heure d’aller offrir sa poitrine aux balles de Rendières, c’était, outre dormir, ce qui était exclu car il n’avait pas sommeil, de goûter longuement, voluptueusement, à la douceur d’un corps de femme. Et aucune femme n’était plus belle que Judith…
Quittant sa chambre par la haute porte-fenêtre, il traversa la terrasse, couverte de chèvrefeuille et de roses grimpantes, qui unissait, comme un trait d’union, son appartement à celui de sa femme, atteignit la fenêtre de Judith et, sans frapper, ouvrit doucement le vantail transparent.
La grande chambre blanche n’était éclairée, elle aussi, que par une veilleuse qui diffusait une lumière nacrée sur les tentures de soie neigeuse. Judith, elle-même, était debout au milieu de cette chambre, vêtue d’un ample peignoir de mousseline qui embuait son corps plus qu’il ne l’habillait. Son opulente chevelure rousse, dénouée sur ses épaules, l’auréolait d’or roux. Ses larges yeux noirs avaient l’expression craintive et suppliante d’une bête qui attend le coup de grâce.
Un moment, tous deux restèrent debout, face à face, avec entre eux la largeur du tapis chinois. Comme chaque fois qu’il se trouvait seul en face d’elle, la beauté de sa femme serra le cœur de Gilles incapable de comprendre quelque chose à la complexité contradictoire de ses sentiments. Il avait vu rouge, tout à l’heure, quand il l’avait trouvée avec Rendières. S’il l’avait trouvée en train de faire l’amour avec lui, peut-être l’eût-il tuée… Il l’avait tant aimée et elle était si belle ! Se pouvait-il qu’elle eût encore sur lui quelque empire dépassant le simple désir ?
Il vit soudain qu’en dépit de la douceur de cette belle nuit, elle tremblait…
— Viens ! dit-il seulement en lui ouvrant les bras.
Elle s’y jeta après avoir, d’un souple mouvement d’épaules, abandonné derrière elle la blanche mousseline de sa robe. De ses longues cuisses douces à sa bouche humide dont l’haleine embaumait la girofle, il l’eut contre lui. Ses mains se refermèrent sur son échine soyeuse comme celle d’une jeune pouliche cependant que celles de la jeune femme, impatientes, ouvraient sa dalmatique chinoise pour mieux épouser son corps. Son baiser, incroyablement avide, lui donna le vertige mais, sentant des larmes glisser contre ses lèvres, il comprit qu’elle pleurait.
Les larmes devinrent sanglots presque convulsifs. La tension nerveuse tordait contre le sien le corps de la jeune femme. Il l’emporta sur le lit, s’étendit contre elle et chercha à l’apaiser par ses caresses.
— Je ne veux pas… répétait-elle. Je ne veux pas que tu te battes !… Pas pour moi ! Pas pour une putain !
— Tais-toi ! ordonna-t-il durement. Je t’interdis de dire ces mots !
Elle eut un rire désespéré.
— Pourquoi ? Parce que je ne me fais pas payer ? Mais je suis comme n’importe laquelle des esclaves noires qui travaillent pour toi. J’ai besoin d’amour, j’ai besoin d’un homme. Pourquoi me laisses-tu toujours seule ? Pourquoi ne viens-tu jamais vers moi ? Parce que tu aimes cette fille ?…
— Ne dis pas de sottises. Tu es ma femme et je n’ai jamais cessé de te désirer.
— Mais tu ne m’aimes pas… mais tu ne m’aimes plus. Mon Dieu, je voudrais mourir.
Les sanglots reprirent de plus belle. Dans la clarté rose de la veilleuse, le corps charmant se tordait offrant à la lumière tantôt ses seins durcis, tantôt son ventre ombré d’or rouge. La jeune femme était au bord de la crise de nerfs. Alors, brutalement, Gilles la maîtrisa, s’étendit sur elle, entra en elle…
Judith eut un cri rauque mais, miraculeusement, se détendit, s’abandonna et se laissa emporter sur la vague brûlante qui déferlait… divinement miséricordieuse…
CHAPITRE XII
LA MENACE
Le gris froid de l’aube se teinta de rose, éclairant le satin uni de la mer, nacré comme une gorge de pigeon. Une légère brise se leva, gaufrant le satin et agitant, là-haut, contre le ciel changeant, les grandes palmes noires des cocotiers. L’odeur âcre de la poudre se dissipa, laissant revenir les parfums de la terre humide et de la mer encore endormie. Calmement, Gilles tendit son pistolet à La Vallée qui le rejoignait en courant puis remit son habit. Là-bas, au bout du champ qu’abritaient les murs du vieux fort à la Vauban, un groupe d’uniformes entourait sa récente victime, un groupe d’où partaient des gémissements.
— Jamais vu un coup comme celui-là, haleta La Vallée un peu essoufflé. Vous lui avez fait éclater le pistolet dans la main… Il en a pour un moment avant de pouvoir tenir une arme…
— Ou caresser une femme ! lança Tournemine sarcastique. C’est très bien ainsi. Je pense qu’il n’a pas envie de continuer. À moins qu’il ne sache tirer des deux mains…
— Bien peu d’hommes savent tirer des deux mains.
— Moi, je sais. Vous n’avez pas idée des acrobaties auxquelles vous oblige la guerre contre les Indiens. Eh bien, puisque cette affaire est réglée, nous pourrions peut-être aller déjeuner ? Je meurs de faim. Pas vous ?
— Bien sûr que si. Mais venez au moins signer le procès-verbal… et prendre courtoisement des nouvelles de votre adversaire. Cela se fait entre gentilshommes… et puis, ajouta La Vallée en riant, c’est toujours un spectacle réjouissant que de contempler les grimaces d’un homme à qui l’on vient de régler son compte.
Les dernières formalités furent vivement accomplies. Gilles se pencha un instant sur un Rendières blanc comme sa chemise, étendu sur l’herbe tachée de sang tandis que le chirurgien de marine que ses témoins avaient amené bandait sa main, ou ce qu’il en restait.
— J’espère, monsieur, que ceci vous servira de leçon, fit Gilles mi-figue mi-raisin. Je me tiens, pour ma part, pour satisfait et vous souhaite un prompt rétablissement… et un excellent voyage vers la France puisque vous repartez avec M. de La Luzerne. Serviteur, messieurs ! ajouta-t-il en saluant à la ronde.
Puis, glissant son bras sous celui de son ami, il regagna le bouquet d’arbres où l’on avait laissé les chevaux, suivi d’Henri de Sélune devenu tout à coup presque affectueux, en dépit de son naturel glacial, pour un homme capable de se servir d’un pistolet avec cette maestria.
— J’ai grande envie de demander au nouveau gouverneur, M. de Vincent, de vous faire nommer instructeur général des jeunes officiers, s’écria-t-il. En vérité, j’en connais beaucoup qui demanderont à se mettre à votre école…
— Pour l’amour du Ciel, ménagez ma modestie, cher monsieur ! Mes petits talents doivent demeurer cachés et à la seule disposition de mes ennemis. À présent, allons boire un bon café au Brûlot Mercadier. Je n’en ai jamais bu de meilleur.
— Je crois bien, dit Gérald. C’est moi qui le fournis à Mercadier.
Sur la terrasse abritée d’une pergola chargée de vigne qui dominait le port, les trois hommes firent un copieux repas arrosé de plusieurs tasses de ce café-brûlot qui avait fait la réputation de Mercadier grâce à la générosité et à la puissance du rhum qu’il y faisait flamber. Gilles se sentait merveilleusement bien dans sa peau, par ce glorieux matin. Rien de tel que d’avoir regardé un instant la mort en face pour apprécier intensément les senteurs et le goût de la vie. La nuit d’amour vécue dans les bras de Judith lui avait offert une assez bonne imitation de ce que pouvait être le bonheur. Il avait, à sa surprise, retrouvé intactes les délices de leur première nuit, à Versailles, jadis, avec cette différence qu’il n’avait fait, cette nuit-là, qu’éveiller à l’amour une fille neuve. Mais la femme qui avait déliré sous ses caresses n’était plus une novice mais une femme ardente, un magnifique instrument d’amour aussi passionné, aussi brûlant que l’avait été la belle comtesse de Balbi, la folle maîtresse qu’il avait laissée en France.
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