C’était lui, encore, qui avait négocié le rachat, dans les diverses habitations où ils avaient été vendus, des esclaves domestiques de l’ancienne habitation Ferronnet. Ainsi, les jumeaux Zélie et Zébulon, l’imposant Charlot qui avait été quelque peu maître d’hôtel et le couple Justin et Thisbé, cette dernière étant d’ailleurs la fille de Celina, avaient fait retour à la maisonnée.

Justin et Thisbé formaient un couple déjà mûr. La séparation (car l’un avait été vendu à l’indigoterie Hecquet-Leger au Terrier-Rouge et l’autre à la sucrerie Foache à Jean-Rabel, c’est-à-dire aux deux bouts de la grande région cultivée du Nord) leur avait été fort pénible. Gilles de Tournemine, ému par leur joie à se retrouver, les avait affranchis sur l’heure et leur avait confié comme serviteurs libres et dûment appointés sa nouvelle maison du Cap où tous deux faisaient merveille.

C’était dans cette maison que se rendaient, ce jour-là, les Tournemine pour s’y préparer au bal du gouverneur. Mais si Gilles avait espéré pouvoir s’expliquer avec Judith durant le trajet, il dut déchanter ; la jeune femme avait décidé de faire la route à cheval. Il décida donc d’en faire autant, laissant la voiture à Fanchon, à Zébulon et aux bagages.

Courtoisement, lui et Merlin laissèrent la tête du petit cortège à Judith et à sa jument Viviane, une jolie bête qui coquetait quelque peu avec l’étalon du chevalier et tout le voyage se passa à regarder voltiger d’épaisses nattes rousses sur le dos de Judith et la queue blanche de Viviane, sans que les deux époux échangeassent une seule parole. Mme de Tournemine n’avait même pas honoré son mari d’un regard quand, au moment du départ, il lui avait tenu l’étrier pour l’aider à se mettre en selle.

Il en fut de même à l’arrivée. À peine dans le jardin de la maison, Judith se laissa glisser à terre, jeta ses rênes à un négrillon que Thisbé avait adopté et ramassant la longue traîne de son amazone escalada l’escalier du perron et entra dans le vestibule garni de plantes géantes sans rien perdre de son allure de reine offensée. Avec un soupir, Gilles la regarda disparaître dans l’escalier qui menait à sa chambre, Fanchon trottant sur ses talons avec le sac aux parfums et le coffret à bijoux. La soirée promettait d’être agréable si, avant que tous deux ne fassent leur entrée dans les salons du gouverneur, il n’avait pas réussi à crever l’abcès qui enflait dangereusement. Connaissant les réactions souvent violentes de sa femme, il ne tenait nullement à se faire traiter de paysan devant la fine fleur de la société dominicaine. Si orage il devait y avoir, il fallait qu’il éclate avant que l’on ne parte.

Dans cette intention, il hâta sa toilette et, quelques minutes avant l’heure fixée pour le départ, s’en alla frapper à la porte de sa femme.

— Êtes-vous prête, Judith ? J’ai à vous parler.

Personne ne répondit mais comme il crut distinguer, de l’autre côté de la porte, le chuchotement de deux voix il appuya sur la poignée et entra sans autre préavis.

— Je ne vous ai pas autorisé à entrer, cria Judith, dissimulée alors par un grand paravent de soie peinte.

— Tant pis. Vous n’aviez qu’à répondre quand je vous ai posé la question. Fanchon, faites-moi la grâce de sortir. Je viens de dire que j’ai à parler à votre maîtresse.

— Vous ne manquez pas d’audace ! fit Judith avec un mouvement si violent que le paravent s’abattit sur le tapis avec un bruit mat.

À la vue de sa femme, Gilles retint un juron tandis qu’une bouffée de colère difficilement contenue empourprait son visage hâlé : la Judith qui lui faisait face, levant avec arrogance sa tête fine couronnée d’or rouge, était semblable, exactement, à ce qu’elle était lorsqu’il l’avait retrouvée rue de Clichy, attirant les hommes dans sa maison de jeu par l’éclat et la perfection de sa beauté. La robe qu’elle portait, toute de dentelles noires, était l’exacte reproduction de celle que Gilles lui avait vue au cours de cette soirée où il avait bien cru devenir fou. Comme ce soir-là, l’énorme jupe arrêtée juste à ras du sol faisait valoir l’extrême finesse de sa taille, et ses épaules, sa gorge éblouissantes surgissaient au-dessus de cette mousse noire et mate comme de blanches orchidées au-dessus de la terre sombre.

— Vous ne manquez pas d’audace vous non plus, gronda-t-il. Je croyais vous avoir emmenée de Paris sans autre vêtement qu’un grand manteau ? Apparemment, vous aviez aussi emporté votre défroque de femme entretenue !

Il éprouva le cruel et amer plaisir de la voir pâlir mais sur son long cou mince la tête de Judith demeura toujours aussi fièrement levée, son regard noir toujours aussi impérieux.

— Il est toujours facile, pour une bonne couturière, de recopier une toilette dès l’instant qu’on peut la décrire assez soigneusement et j’avais, à New York, une excellente couturière, dit-elle avec une tranquillité inattendue. J’avoue que j’aimais cette robe et que je ne pensais pas qu’un homme tel que vous pût porter une attention quelconque à des chiffons. Il n’y avait alors, dans ma pensée, aucune intention blessante envers vous mais j’avoue que, ce soir, il en va tout autrement. Dès l’instant où mon époux réserve ses faveurs à une servante, il est grand temps pour moi de faire choix d’un amant et de le faire au grand jour.

— Madalen n’est ni une servante ni ma maîtresse.

— Cette seconde éventualité ne saurait tarder. J’aimerais d’ailleurs savoir quelle est sa place exacte dans notre maison. À New York, elle était lingère. Ici, grâce à Zélie qui est une lingère hors de pair, elle n’a plus grand-chose à faire. Mais d’après ce que j’ai pu voir ce matin, j’imagine que vous la destinez au rôle agréable de concubine, faute de pouvoir, comme les musulmans ou les Chinois, prendre une seconde épouse ?

— Nous devons notre fortune à son grand-père. La moindre des choses est que je me charge d’elle comme du reste de sa famille et, dans ces conditions, je ne vois aucune raison de la traiter en servante, ni même de lui attribuer une quelconque fonction. Dites-vous que si les Gauthier travaillent ici, c’est parce qu’ils le veulent bien. Mais, apparemment, il y a des choses que vous ne comprendrez jamais…

Brusquement, les grands yeux de diamant noir s’embuèrent.

— Que puis-je comprendre quand l’homme dont je porte le nom ne franchit pas une seule fois, en trois mois, le seuil de ma porte ? Je sais que, depuis ces trois mois, vous avez abattu un énorme travail et que vous tombiez de sommeil dans votre assiette au souper. Je pense à présent qu’il s’agissait d’une comédie et que vous trouviez ailleurs ce que vous ne venez plus chercher auprès de moi.

L’inflexion, presque douloureuse de sa voix, surprit Gilles et le gêna mais sans lui donner le moins du monde mauvaise conscience car, en effet, il avait, avec Pongo, Moïse et Pierre Gauthier, travaillé plus dur que ses esclaves et, chaque soir, il ne songeait qu’à retrouver son lit sur lequel, le plus souvent, il se laissait tomber sans même avoir le courage de passer par la salle de bains. Simplement, lorsqu’il était allé à la vente de Port-au-Prince, il avait passé quelques heures en compagnie d’une superbe quarteronne qui lui avait fait connaître certains des raffinements de l’amour à la mode du pays. Mais en dehors de cela, sa vie avait été celle d’un moine.

— N’y voyez pas offense, dit-il. Je vous donne ma parole qu’aucune femme de notre maisonnée n’a reçu mes hommages et vous avez eu parfaitement raison de mettre mon abstention sur le compte de la fatigue. Mais, si vous le voulez bien, nous reviendrons sur ce sujet au retour du bal. Vous avez tout juste le temps de changer de robe.

Le léger affaiblissement qu’avait marqué Judith ne résista pas à cet ordre.

— Il n’en est pas question. Je regrette pour vos souvenirs mais je n’en ai pas de plus élégante. En outre, je ne crois pas que vous soyez, aujourd’hui, en état de faire valoir une quelconque autorité maritale.

Et, prenant sur un fauteuil une immense et légère cape faite de même dentelle, elle la drapa sur ses épaules et sortit de sa chambre, laissant Gilles libre de la suivre ou de rester. Il suivit…

Au seuil des salons, après les saluts de l’entrée, le couple se sépara. Immédiatement entourée d’une cour d’officiers et de notables, Judith s’éloigna au bras d’un capitaine de vaisseau bleu et rouge qui la dominait de toute la tête et semblait s’émerveiller de sa chance d’avoir été choisi. Gilles la vit s’avancer dans la foule, sereine, riant et badinant, répondant avec grâce et esprit aux compliments qui fusaient vers elle.

— Vous faites une mine affreuse ! fit, derrière lui, une voix cordiale. Ne me dites pas que vous êtes de ces maris bourgeois qui boudent dès que leur femme remporte un succès ? Ceux-là méritent tout au plus d’épouser un laideron…

Le baron de La Vallée faisait ainsi son apparition et Gilles serra chaleureusement cette main amicale. Depuis qu’il habitait Saint-Domingue, il avait appris à apprécier le caractère solide, joyeux et essentiellement judicieux du planteur de café-négrier et les quelques visites qu’il avait pu faire, soit dans la maison du Cap, soit à la plantation des Trois-Rivières, comptaient parmi les bons moments passés dans l’île.

Il accepta la flûte de champagne que Gérald venait de pêcher sur un plateau qui passait et trempa ses lèvres dedans, ce qui lui évita de répondre tout de suite. Mais La Vallée qui suivait du regard Judith et son cavalier engagés à présent dans les figures compliquées du menuet revint à la charge.

— Mme de Tournemine est d’une insoutenable beauté, ce soir ! Et quelle grâce divine ! Si vous êtes un peu jaloux, vous avez là de bien valables raisons…

— Je ne suis pas jaloux, coupa Gilles qui se croyait sincère et ne s’expliquait pas cette espèce de pincement qu’il éprouvait et qui le rendait mal à l’aise. Pas plus que vous… et je ne vois pas Mme de La Vallée auprès de vous. C’est peut-être imprudent de ne pas mieux veiller sur une aussi jolie femme ?…