Le silence total apprit à Gilles qu’il venait de marquer un point mais il sentit qu’il fallait le briser lui-même et non en laisser l’initiative aux révoltés.
— Certains d’entre vous doivent pouvoir comprendre mes paroles et les transmettre aux autres, dit-il employant toute la puissance de sa voix dans l’espoir d’atteindre les derniers rangs, si lointains fussent-ils. Je suis votre nouveau maître et je suis venu vous demander de déposer les armes car je ne vous veux aucun mal, bien au contraire. Je sais combien vous avez souffert sur cette terre qui devient la mienne. Je sais combien vous y êtes maltraités, mal nourris, ravalés par la cruauté de ceux qui vous commandent à une condition plus misérable que celle des bêtes qui sont au moins libres de se chercher elles-mêmes leur nourriture. Je ne veux plus de cela, plus jamais ! Par le Dieu que je sers, je le jure…
» Ce soir, vous avez fait justice, votre justice, et personne ne vous punira pour cela. Lorsque reviendra Simon Legros, c’est à ma justice qu’il devra répondre de ses crimes dont le plus grave a été commis ce soir car c’est lui qui, par la voix de ses meneurs, vous a conduits à la révolte. Vous pouvez me tuer et il espère bien, là où il est, que c’est ce que vous allez faire car je suis le maître de “Haute-Savane” et je suis celui qui l’empêche d’en devenir le possesseur. Mais soyez-en sûrs, après ma mort il reviendra. Il reviendra avec des hommes, des armes… et la loi pour lui. Et vous serez châtiés, vous serez massacrés jusqu’au dernier. Que lui importe ? Il achètera d’autres esclaves qu’il mènera encore plus durement.
» Moi, je vous offre de vous en sortir sans mal. Vous lutterez avec moi contre cet homme quand il reviendra… et ensuite nous remettrons cette plantation en état, mais votre vie y sera toute différente de ce quelle était. Chacun de vous y vivra avec dignité, en “libres de savane” pour commencer. L’affranchissement récompensera les meilleurs…
Jamais encore Gilles n’avait prononcé si long discours et jamais non plus il n’aurait cru y être amené. Cette nuit, en face de ces centaines de paires d’yeux, il avait l’impression déprimante d’exhorter des fauves au cœur d’une forêt sauvage et qu’aucune de ses paroles, clamées cependant de toute sa conviction et de tout son cœur, ne portait. Se pouvait-il vraiment qu’aucun de ces hommes massés sous la lumière rouge des torches ne comprît son langage ?
Il achevait, cherchant son souffle et aussi ce qu’il pourrait encore dire quand, du cœur même de la foule, une voix rauque, hargneuse proféra quelques paroles incompréhensibles. L’homme à la draperie blanche qui s’était tenu aussi immobile qu’une statue durant tout le temps que Tournemine avait parlé se détourna légèrement pour chercher du regard celui qui venait de parler. Gilles comprit qu’il hésitait. Celui-là peut-être entendait le français…
Il allait reprendre, pour lui seul, mais d’autres voix, à présent, faisaient écho à la première et d’autres encore. Ce fut comme un crescendo de haine et de fureur qui enfla, enfla…
— Recule ! conseilla Pongo à mi-voix. Il faut rentrer. Ils vont attaquer…
— Ce n’est pas encore certain…
— Moi dire que si… Bien connaître foules sauvages quand colère gronde. Rouge ou noire… même chose ! Vite !
En effet, une machette lancée d’une main singulièrement vigoureuse arrivait sur eux en sifflant et se planta, avec une menaçante vibration, dans le montant de la véranda. L’heure n’était plus aux discours. Seule, la voix des armes pouvait encore se faire entendre. Vivement, Gilles bondit à l’intérieur et, refermant la porte derrière lui, saisit son fusil et alla reprendre son poste.
— Vous êtes un homme courageux, grogna Finnegan, mais c’était de la folie. Autant raisonner la tempête… À présent à la grâce de Dieu ! J’espère seulement qu’au Paradis on connaît l’usage du rhum.
Un énorme hurlement emplit la nuit. Les tambours recommencèrent à battre sur un rythme enragé et la terre trembla sous des centaines de pieds. La horde se lançait sur la maison. C’était comme une marée roulant depuis la colline.
— Que font ceux de la rivière ? demanda Gilles.
— Ils… ils traversent, monsieur, souffla Ménard, la gorge sèche.
— Tirez alors à votre gré…
Une première rafale habilement ajustée coucha quatre des hommes qui couraient, en tête de la foule, vers la maison, mais cela n’arrêta pas ceux qui suivaient. Ils sautèrent par-dessus les corps inertes.
— Nous allons être submergés, cria Gilles.
— Non, rectifia Finnegan. Nous allons être brûlés.
En effet, c’étaient les hommes armés de torches qui menaient l’assaut. Arrivés à six ou sept mètres, ils se contentèrent de lancer leurs torches puis s’enfuirent pour échapper aux balles.
À ce moment, quelque chose qui tenait du miracle se produisit. Une voix se fit entendre, une voix énorme, immense, qui semblait sortir des entrailles mêmes de la terre ou bien du sommet des arbres. Une voix aussi puissante qu’un bourdon de cathédrale qui criait sur la campagne dans une langue sans doute africaine et la foule, surprise, vaguement terrifiée aussi, s’arrêta net. Et même recula, abandonnant sur le sable, comme la vague qui se retire, des cadavres semblables à de gros galets noirs, refluant vers ses positions précédentes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? chevrota Moulin. Qu’est-ce que cette voix ? Celle de Dieu ?
— Si elle nous sauve je dirais volontiers que c’est celle de Dieu, dit Gilles. Regardez ! Ouvrez un volet ! Cela en vaut la peine…
Un homme venait en effet d’apparaître dans le demi-cercle laissé libre par la foule, un Noir gigantesque dont la puissante musculature luisait sous la lumière et s’étalait dans toute sa magnificence animale car cet homme ne portait qu’un simple pagne de lin blanc… et un large pansement qui ceignait sa cuisse. Cet homme, c’était Moïse et c’était sa voix qui venait de se faire entendre, amplifiée par le « gueuloir » de bronze qu’il avait dû emprunter au capitaine Malavoine.
Planté comme un chêne devant la maison, jambes écartées sans autre arme que sa stature exceptionnelle et sa profonde voix de basse, c’était lui à présent qui haranguait la foule, la foule qui le regardait avec une sorte de terreur superstitieuse et qui semblait se courber sous sa parole comme l’herbe des champs sous la fureur de l’orage.
— Et moi qui le croyais muet ! murmura Gilles. Comment est-il venu jusqu’ici ? C’est un miracle… un vrai miracle ! J’aimerais bien savoir ce qu’il leur dit…
— Il dit, seigneur, que tu es bon et juste, que tu es un Blanc comme jamais encore il n’en a rencontré, que tu l’as sauvé de la mer, des requins et du négrier, que tu as failli te battre pour lui, que tu l’as soigné comme un frère… Il dit que tu es un envoyé des dieux et que leur malédiction s’attacherait à qui te ferait mourir…
C’était, cette fois, Désirée, qui venait de reparaître, sortant de son office et de son sommeil. Elle vint vers Gilles, plia le genou devant lui et, prenant sa main, y posa sa bouche.
— Pardonne-moi, seigneur ! Je ne savais pas… et il fallait que j’obéisse.
— Tu n’avais aucune raison de ne pas obéir. Relève-toi, Désirée. À l’avenir c’est moi, ou plutôt ma femme, que tu serviras…
— Si elle te ressemble, ce sera une joie…
— Vous croyez qu’il va en venir à bout ? dit Finnegan qui observait avec attention la scène, grandiose d’ailleurs, dont ils étaient spectateurs. Il y a là-dedans des meneurs qui ne doivent pas se laisser facilement convaincre… Et puis votre rescapé est un parfait inconnu pour eux.
— Peut-être, dit Désirée. Mais il parle comme eux et comme parlent les grands chefs, là-bas, en Afrique. Il a pour lui la puissance venue des ancêtres.
Pourtant, comme l’avait prévu Finnegan, les mêmes voix furieuses de tout à l’heure se faisaient de nouveau entendre, cherchant à rompre l’enchantement dont le géant noir tenait cette foule prisonnière. Si leur influence l’emportait, Moïse, lui aussi, serait balayé, si grande que soit sa force. Les esclaves du premier rang qui s’étaient courbés sous cette voix de bronze relevaient déjà la tête. On pouvait deviner leur incertitude, leur hésitation. Dans un instant, peut-être, le miracle qui avait laissé entrevoir le salut serait réduit à rien et une victime de plus serait offerte en holocauste…
Et puis, tout à coup, le silence revint. La foule, comme jadis la mer devant le peuple hébreu, s’ouvrait, se séparait pour laisser, entre ses rangs serrés, une trouée qu’éclairèrent deux jeunes filles en robes blanches portant chacune une chandelle allumée. Derrière elles marchait majestueusement une imposante femme noire, grande et forte, vêtue d’une longue robe rouge et portant sur sa tête un haut diadème barbare fait de plumes noires et rouges qui la grandissait encore. Elle s’appuyait sur une haute canne d’ébène, assez semblable à une crosse d’évêque mais dont le motif terminal représentait un serpent dressé sur sa queue. Et la femme rouge s’avança. Et la foule, devant elle, s’inclina…
Tournemine n’eut pas le temps de questionner Désirée. Finnegan déjà l’avait reconnue.
— Mais c’est Celina ! s’écria-t-il. Je m’étais toujours douté qu’elle était une « mamaloï ».
— Qu’est-ce qu’une « mamaloï » ? demanda le chevalier.
— Une prêtresse des dieux vaudous.
— Celina est la plus grande, dit doucement Désirée. Il n’y a pas, dans l’île, un esclave qui ne s’incline devant elle. Si elle vient vers le maître, il est sauvé.
— Mais où était-elle ? Si je me souviens de ce qu’a dit le docteur, elle était la cuisinière de l’habitation ?
— Elle était cachée. Elle s’est enfuie quand Legros a vendu les esclaves domestiques. Il n’avait pas le droit de la vendre car elle est une « libre de savane ». Il n’avait pas le droit, non plus, de vendre le vieux Saladin et pourtant il l’a fait… et Saladin s’est pendu…
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