Doucement, avec une infinie pitié, il prit l’une des mains si menues. Elle était froide et, pour la réchauffer, il la garda un instant dans les siennes tandis que son regard sévère s’en allait interroger Rozenn qui se tenait auprès du brancard, aussi lugubre sous sa mante noire que l’ange de la Mort. La vieille femme dut deviner le soupçon terrible qui passait à cette minute par l’esprit du chevalier car elle haussa les épaules et bougonna :
— Un plancher stable, une bonne nourriture et du repos et madame se portera bientôt comme vous et moi.
— Je l’espère, dit Gilles.
Puis, comme Judith avait ouvert les yeux et posait sur lui un regard où il n’eut aucune peine à déceler une mortelle angoisse, il se pencha vers elle et doucement lui dit :
— Vos souffrances vont prendre fin, madame. Je vous ai trouvé ici une maison agréable, bien située et au bon air. Un médecin vous y attend pour vous aider à reprendre vos forces.
— Je n’ai pas besoin de médecin.
— Vous savez bien que si. Mais, avant de vous confier à lui, je veux que vous soyez en paix durant tout le temps que durera mon absence car je dois effectuer un voyage important.
— Vous… resterez longtemps absent ?
— Je l’ignore. Sachez seulement que nul ne vous fera de mal en ce pays où, je l’espère, nous allons pouvoir nous installer… et cela quelle que soit la… nature du mal dont vous souffrez et dont nous parlerons à mon retour quand vous serez rétablie…
Une onde de sang – exploit dont on l’aurait bien crue incapable – monta aux joues de Judith mais elle ne dit rien, se contentant de refermer les paupières indiquant par là qu’elle n’avait pas envie de poursuivre l’entretien, mais Gilles put voir les traits de son visage se détendre lentement tandis qu’on l’emportait.
Toujours grâce à Tim, décidément tout-puissant à New York, le Gerfaut put venir à quai où une place lui avait été trouvée à l’appontement d’un armateur. La malade fut donc descendue à terre sans difficulté et installée dans une voiture qui l’emporta rapidement jusqu’à sa nouvelle demeure. Mais tout le temps que dura le transfert de ses passagères, Gilles s’interdit de laisser son regard s’attarder sur Madalen. Elle n’était, elle ne pouvait être pour lui que la sœur de son intendant, la fille de celle qui allait jouer, sur le nouveau domaine, le rôle de femme de charge et, à l’instant où, en compagnie de sa mère, de Rozenn et de Fanchon, la jeune fille posa le pied sur le sol américain, elle ne fut qu’une ombre enveloppée d’une mante sombre parmi d’autres ombres habillées pareillement. Et il ne vit pas le regard furtif, et désolé, dont la belle enfant l’accompagnait tandis qu’il s’en allait surveiller le débarquement de Merlin. Le beau pur-sang avait, de la mer, une telle horreur que l’opération se présentait délicate.
Ce fut seulement lorsque tout son monde fut bien casé à Mount Morris que Gilles revint à bord avec Tim Thocker cette fois et avec les hommes qui avaient aidé au déménagement. Il laissait les cinq femmes à la garde de Pierre Gauthier (auquel il avait remis les fonds nécessaires à un séjour assez long) et à celle de Pongo. New York, comme toutes les villes en plein développement, comme beaucoup de ports aussi, n’était pas une ville sûre. La corruption et la prostitution y fleurissaient abondamment, surtout dans un quartier que l’on appelait bizarrement Holy Land7. Les maisons de débauche y côtoyaient les tavernes aux approches du port et les mauvais garçons de tout poil y pullulaient, mais le chevalier savait bien que, sous la protection de l’Indien, les habitantes du domaine Morris seraient parfaitement à l’abri.
Le soir même, le Gerfaut quittait avec la marée le port de New York pour faire voile vers le sud à destination de la baie de Chesapeake.
Une main se posant sur son épaule tira Tournemine de sa longue méditation.
— Ne me ferez-vous pas l’honneur de souper avec moi comme d’habitude, monsieur le chevalier, dit à son oreille la voix familière du capitaine Malavoine. La cloche a déjà tinté deux fois… Mais peut-être suis-je importun et n’avez-vous pas faim ?
Gilles s’étira comme au sortir du sommeil et sourit à ce qu’il devinait être le rude visage barbu de son capitaine. La nuit, en effet, était complètement tombée, et choses et gens n’apparaissaient plus que sous forme d’ombres. Seules, quelques rares lumières piquaient comme des lucioles la fourrure épaisse des rivages ; tandis que les feux arrière du navire laissaient couler sur l’eau noire une trace d’or. Mais englué dans ce que Tim appelait le « rendez-vous des souvenirs » Gilles n’avait pas vu s’éteindre le jour ni s’allumer les lumières des hommes.
— Je n’ai aucune raison de bouder votre table, capitaine, fit-il avec bonne humeur. Demain sera, je l’espère, un grand jour. Il convient de le fêter à l’avance en vidant ensemble une ou deux vieilles bouteilles. Et faites donc distribuer une tournée de rhum à l’équipage. Il l’a bien méritée et la nuit est encore fraîche…
Passant son bras sous celui de Malavoine, il disparut avec lui dans les entrailles du bateau.
1. Cf. Le Gerfaut, tome I.
2. Cf. Le Trésor, tome III.
3. Cf. Le Gerfaut des brumes, tome I.
4. Governor’s Island de nos jours.
5. Liberty Island… Là se trouve la statue de la Liberté.
6. Cf. Le Gerfaut, tome III. Le Trésor.
7. Terre sainte.
CHAPITRE II
LE MAÎTRE DE MOUNT VERNON
La cloche du navire sonnait, aussitôt suivie par le sifflet du maître d’équipage appelant le quart du matin, quand Tim escalada l’échelle de coupée et, sautant en voltige par-dessus la rambarde, atterrit sur le pont. Il se précipita vers la porte du château arrière et, tout en suivant le couloir menant à la cabine occupée par Gilles, se mit à siffler à pleins poumons pour s’annoncer.
Sous sa main vigoureuse, la porte s’envola plus qu’elle ne s’ouvrit découvrant Tournemine aux prises avec ses ablutions matinales. Armé d’un rasoir, le chevalier était en train de gratter méthodiquement la mousse de savon qui lui couvrait les joues. L’entrée fracassante de Tim lui fit faire un léger faux mouvement. Il se coupa et se mit à jurer effroyablement en pêchant une serviette pour étancher le sang de la petite blessure.
— Tu as une façon d’entrer chez les gens ! grogna-t-il quand il fut au bout de son répertoire cependant riche et fourni. Tu devrais essayer l’artillerie !
— Je suis plus efficace, rigola le coureur des bois, surtout quand il s’agit d’aller vite. Allez ! Au trot ! dépêche !… Le grand chef t’attend. Il t’a même envoyé sa voiture.
L’effet fut magique. L’idée que le grand Washington pût l’attendre, ne fût-ce qu’un instant de trop, plongea Gilles dans sa cuvette et, quelques minutes plus tard, vêtu d’un sévère habit bleu sombre et de linge neigeux, il rejoignait Tim dans la chaloupe collée au flanc du navire.
Une voiture attendait, en effet, sur l’étroit chemin tracé au bord du fleuve. C’était une sorte de calèche attelée de deux carrossiers anglais qui faisaient grand honneur, par leur allure, à la réputation d’homme de cheval du général Washington. La capote à soufflets de la voiture était rabattue car le temps, ce matin-là, était entièrement printanier. Un joyeux soleil irradiait les brumes matinales et dorait le grand fleuve. Le ciel était d’un bleu léger qui, tout à l’heure, deviendrait profond et dont les nuances adoucies faisaient ressortir le vert dense des vastes forêts d’alentour. Sur la rive du Maryland1, la cloche d’une petite église blanche, perdue au milieu de vergers en fleurs, sonnait le glas, appelant les fidèles à quelque enterrement mais ne parvenait cependant pas à assombrir la joie de ce beau matin calme.
Installé auprès de Tim dans la voiture, Gilles se laissa emporter à l’assaut de la colline aux vertes frondaisons au cœur desquelles se cachait Mount Vernon. À cet endroit, la vieille forêt venue du fond des âges conservait un aspect sauvage et primitif avec ses arbres qui n’avaient jamais connu la cognée du bûcheron et ses fourrés si touffus que le soleil sans doute n’y pénétrait pas. La voiture roulait sous un tunnel vert habité de chants d’oiseaux, un tunnel au bord duquel apparut tout à coup une borne blanche.
— Nous sommes à présent sur le domaine du général, dit Tim. Cette borne en marque la limite.
— Important, ce domaine ?
— Plus de dix mille arpents2.
— Fichtre !
On roula encore, en effet, durant deux ou trois milles avant d’atteindre la maisonnette du concierge qui, elle, marquait l’entrée du parc. À vrai dire, le chemin qui coulait à travers une région assez accidentée et fort belle ne parlait guère de culture car aussi loin que le regard pouvait porter, la nature seule se laissait admirer.
Et puis, tout à coup, après que l’on eut passé un ruisseau et un ravin, la maison apparut, blanche, ravissante et majestueuse, posée comme un objet précieux sur le velours vert tendre d’une pelouse soignée dont les pentes douces rejoignaient paisiblement la ligne des arbres immenses…
Coiffée d’un amusant clocheton octogonal, surmonté lui-même du paratonnerre qui avait fait la gloire de Benjamin Franklin et garnie de petits carreaux où se reflétaient joyeusement les rayons du soleil, la résidence du grand homme n’avait que deux étages y compris les soupentes éclairées par de jolies lucarnes. Une blanche colonnade, dans la meilleure tradition des maisons du Sud, soutenait le grand porche où s’abritaient les fenêtres de façade et la porte simplement ornée d’un fronton triangulaire. Des bâtiments flanquaient, de chaque côté, l’élégant manoir : des écuries et des étables d’une part et de l’autre une grande serre et les bâtiments où l’on entreposait le tabac et où travaillaient les Noirs auprès d’une vaste basse-cour pleine de volailles. Au-delà s’apercevaient les huttes qui servaient d’habitation aux esclaves (il y en avait à peu près deux cents) et plus loin encore, d’autres étendues boisées qui achevaient le cadre de verdure de Mount Vernon.
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