— Pour ça, oui ! Faites mettre des paillasses dans l’entrepôt, faites-y transporter les malades et obéissez aux ordres du docteur Finnegan. Quant aux mourants…

— Je vais apaiser leurs souffrances avec de l’opium. La mort les prendra cette nuit et ils ne la verront pas venir. Demain, on brûlera cette infamie que vous appelez une case avec ce qu’il y a dedans.

Durant une heure, le médecin, aidé de Pongo, déploya une activité dévorante et parvint à installer assez convenablement ses malades et même à obtenir qu’on leur confectionnât un potage de légumes. Pendant ce temps, Gilles, Ménard et les trois marins obligeaient Calvès et ses surveillants à une distribution de manioc et de viande séchée car la distribution de vivres hebdomadaire à laquelle le Code noir obligeait les planteurs datait alors de cinq jours, mais comme elle avait dû être beaucoup plus parcimonieuse que ne le prescrivait le Code (à savoir deux pots et demi de farine de manioc, deux livres de viande salée et trois livres de poisson par tête, le reste de la nourriture devant être fourni par les jardins individuels), il n’y avait strictement rien à manger dans l’enclos à l’exception de quelques bananes et d’une poignée d’ignames.

Toutes ces opérations prirent du temps et, quand la nuit tomba, il n’en restait plus assez pour visiter le reste de la propriété et le second enclos à esclaves qui, pour éviter une trop grande concentration de nègres au voisinage de l’habitation, se trouvait presque aux limites de la plantation vers le Morne Rouge.

Visiblement soulagé, Calvès conduisit ses incommodes visiteurs vers la rivière au bord de laquelle s’élevait la maison de Simon Legros.

Située sur une courbe du Limbé, non loin de son confluent avec la Marmelade et abritée par des lataniers et des jacarandas bleus, c’était une maison basse, construite en bois et en torchis et blanchie à la chaux. Un bâtiment trapu qui devait contenir les dépendances se montrait sur l’arrière et une petite véranda en faisait le tour.

Le cadre était charmant et la maison l’eût été aussi si d’épais volets de bois pleins, percés de fentes visiblement destinées à laisser passer des armes, n’étaient repliés contre les piliers de la véranda. De toute évidence, Simon Legros entendait dormir tranquille et ne pas se laisser surprendre.

L’arrivée de la troupe attira sur le seuil une femme noire qui élevait une lanterne. C’était une grande fille à la peau très foncée dont le visage immobile semblait taillé dans du basalte. Une candale blanche retroussée sur un jupon rouge fendu sur le côté pour montrer, jusqu’à la cuisse, une jambe nerveuse de pur-sang, s’attachait à sa taille sous un caraco décolleté si bas et lacé si largement qu’il ne cachait qu’à peine des seins en poire qui bougeaient à chacun de ses mouvements. De grands anneaux de cuivre pendaient à ses oreilles sous le madras blanc qui drapait sa tête.

— Désirée, dit Calvès, voici le nouveau maître. Il habitera ici jusqu’au retour de Simon. Les hommes qui l’accompagnent sont ses serviteurs. Veille à bien les servir.

Avec une grâce aisée, elle s’inclina très bas puis se releva et, tout aussi souplement, précéda les nouveaux venus à l’intérieur de la maison où, à leur surprise, ils virent qu’un souper était préparé sur une grande table en bois de campêche qui tenait le centre de la « salle de compagnie » sur laquelle ouvraient trois chambres et une sorte d’office dont la cloison ne s’élevait pas jusqu’au plafond. Le reste de l’ameublement était simple : de légères chaises de rotin, une sorte de canapé de même matière garni de coussins rouges et un râtelier d’armes sur lequel aucun fusil, curieusement, ne reposait. Une grosse lampe à huile pendue au plafond éclairait la table et les plats qui y étaient disposés.

Le regard de Gilles alla du râtelier vide à des traces, encore visibles, de pattes de chiens qui apparaissaient sur le plancher de la maison.

— Legros est-il parti soutenir un siège ? dit-il négligemment. Je vois ici un râtelier sans armes et des traces de chiens sans chiens…

Désirée, à qui s’adressait la question, détourna la tête sans répondre mais pas assez vite pour que Gilles n’ait eu le temps de lire la peur dans son regard. Elle disparut dans l’office et ce fut Calvès qui répondit avec un gros rire :

— La route est longue jusqu’à Kenscoff et pas toujours sûre avec les « marrons3 » qui courent les mornes et les forêts. M. Legros ne se sépare jamais de ses chiens. Ils reniflent le mauvais nègre à une lieue. Et, bien sûr, il a emmené son fusil. Personne n’aurait l’idée de se promener sans armes dans ce sacré pays.

— Son fusil ? Si j’en crois les marques laissées sur ce mur il est parti avec tout un arsenal. Il faudra que je lui demande comment il fait pour tirer avec cinq fusils à la fois. Eh bien mais… il me reste à vous remercier des soins que vous avez pris de nous. Demain, dès le jour levé, je serai aux bâtiments d’exploitation. J’espère que, d’ici là, vous aurez exécuté mes ordres.

Le Maringouin se retira en assurant que tout serait fait comme on le lui avait indiqué et disparut dans la nuit sans faire plus de bruit qu’un chat.

— Pongo pas aimer vilain bonhomme, déclara l’Indien qui le regardait partir. (Puis, plus bas et pour le seul usage de Gilles :) pas aimer non plus dernier coup d’œil à fille noire… Chose pas claire se tramer ici !

— Si tu crois que je n’en ai pas pleinement conscience ? J’ai bien idée qu’on nous prépare ici quelque chose mais quoi ? Si nous soupions, messieurs ? ajouta-t-il plus haut en s’adressant à ses compagnons qui visitaient avec curiosité les quelques pièces de la maison à l’exception du seul Finnegan. Celui-ci avait tout de suite repéré les bouteilles de vin rafraîchies à la rivière que la servante avait déposées depuis peu sur la table et, après avoir arraché le bouchon d’un coup de dents, buvait avidement à la régalade.

Il y eut un instant de flottement, les trois matelots protestant de l’inconvenance qu’il y avait pour eux à prendre place à la même table que Tournemine, mais celui-ci balaya leurs timides objections.

— Aucune illusion, mes amis, nous sommes ici en état de guerre. Où prenez-vous que, dans une tranchée, l’on fasse des cérémonies ? Prenez place. D’ailleurs le couvert est mis pour sept, ce qui signifie que le sieur Calvès a fait passer des ordres tandis que nous visitions la plantation. Et puis voici le premier plat que l’on nous apporte.

En effet, Désirée venait d’apparaître hors de l’office portant à deux mains, avec d’infinies précautions, un grand plat dans lequel fumait un appétissant ragoût de poulet, d’ignames et de patates douces qu’elle déposa au milieu des fruits, des fromages et des compotes déjà placés sur la table.

Les regards des marins suivaient ses mouvements avec une avidité qui frappa Tournemine car elle s’adressait beaucoup plus à la fille elle-même qu’à la nourriture qu’elle apportait. Il ne put s’empêcher de sourire, appréciant lui aussi à sa juste valeur la sauvage sensualité qui émanait de Désirée et des mouvements doux de ses seins qui menaçaient à chaque instant d’apparaître hors de leur légère prison de cotonnade tandis qu’elle remplissait les assiettes sans regarder qui que ce soit. Au léger tremblement des poings de Germain, sagement posés sur la table tandis que son bras gauche frôlait la hanche de la Noire, il devina que les mains de son premier maître devaient le démanger…

Le silence avait quelque chose de pesant. On n’entendait que le bruit de la grande cuillère sur la faïence du plat et des assiettes et les respirations un peu fortes des hommes. Mais, comme Gilles après un signe de croix et une phrase d’oraison allait donner le signal du repas en attaquant lui-même, Pongo s’interposa :

— Attends ! dit-il seulement.

Puis, appelant Désirée d’un signe, il plongea la cuillère dans la sauce et la lui tendit.

— Mange ! ordonna-t-il.

Elle refusa d’un mouvement de tête, voulut repartir vers son office mais il la maintint fermement par le bras.

— … Nous pas manger si toi pas goûter cuisine. Nous pas connaître toi. Savoir seulement toi servante vilain homme…

Quelque chose se troubla dans le regard de Désirée tandis qu’il faisait le tour de ces rudes visages devenus tout à coup aussi immobiles que s’ils étaient taillés dans le bois puis revenait à celui, franchement menaçant, de Pongo. Mais ce ne fut qu’un instant. Elle esquissa une moue vaguement méprisante, prit la cuillère pleine et en avala le contenu. Puis se détournant avec un haussement d’épaules, elle regagna son office.

Sa disparition, bien qu’on la sentît toujours présente derrière la cloison de bois, détendit l’atmosphère.

— Alors ? demanda Pierre Ménard. On peut y aller ?

Mais Gilles ne s’était pas encore décidé à toucher au plat. Interrogeant Pongo du regard et aussi Finnegan qui se penchait sur son assiette pour en renifler le contenu, il finit par repousser la sienne.

— Si vous m’en croyez, nous nous contenterons ce soir de fromage et de fruits. Cette femme a hésité avant de faire ce que Pongo lui demandait.

— Mais elle l’a fait, dit Germain visiblement encore sous le charme. Donc il n’y a pas de poison…

Finnegan reposa la bouteille qu’il venait de vider.

— Non, mais il peut y avoir autre chose et je vote aussi pour que nous laissions de côté ce plat, si odorant soit-il. Holà ! Désirée, venez donc ôter tout cela et donner des assiettes propres.

Mais personne ne répondit. Aucun bruit ne se faisait plus entendre de l’autre côté de la cloison.

— Elle a dû filer par la fenêtre, fit Gilles en se levant brusquement et en se précipitant vers l’office.

La fenêtre en était fermée et, tout d’abord, il ne vit personne. Il y avait là une sorte de buffet, des étagères supportant des pots, des bocaux, des grappes d’oignons et de fruits secs. Il y avait aussi une table et ce fut en contournant cette table qu’il trouva Désirée : couchée en chien de fusil sur le plancher, la tête sur son coude replié, elle dormait d’un sommeil si profond qu’elle n’eut aucun réflexe quand, se penchant sur elle, Tournemine se pencha pour l’éveiller.