Aussi brutalement qu’il l’avait empoigné, il laissa retomber Maublanc qui resta un instant sans réactions dans son fauteuil, reprenant son souffle. Sans un mot, il tendit la plume, indiquant de l’autre main les endroits où Tournemine devait apposer sa signature…

Ce fut quand le maître de « Haute-Savane » jeta enfin la plume qu’il reprit :

— Vous ne me croyez pas, chevalier, et vous avez tort. Que savez-vous au juste de Simon Legros ?…

— Que c’est une brute et très vraisemblablement un assassin car on m’a dit que M. et Mme de Ferronnet ne sont pas morts d’une mort absolument naturelle, qu’il est un bourreau pour les esclaves et une terreur pour ceux qui lui déplaisent. Enfin, qu’il a pour maîtresse une certaine Olympe qui passe pour sorcière…

— Qui est une sorcière et de la pire espèce ! Qui tombe en son pouvoir, mort ou vivant, ne s’en échappe pas car tous les démons de la nuit, des forêts et des abîmes lui obéissent. Ne plaisantez pas avec cela, monsieur, c’est un danger réel et la folie guette ceux dont l’esprit est assez faible pour se laisser envahir par l’horreur.

— Mon esprit à moi est des plus solides. Mais que venez-vous de dire. Mort ou vivant ? Qu’entendez-vous par là ?

— Que sur cette terre les morts peuvent reparaître… que M. de Ferronnet a bien été assassiné, en effet, et a été très chrétiennement enterré. Pourtant j’en sais qui l’ont vu, de leurs yeux vu, travailler comme un esclave sur la terre d’une vieille négresse dans un coin perdu du Gros Morne…

Interloqué, Gilles regarda le notaire comme s’il devenait fou mais il n’y avait sur lui aucune trace de démence. Cet homme croyait chacun des mots qu’il prononçait et sa terreur n’était pas feinte. Le chevalier comprit que sa mise en garde était sincère. D’une manière ou d’une autre Legros et sa sorcière le tenaient en leur pouvoir et il était, à présent, au-delà de tout raisonnement même simpliste. Il eut pitié de lui et cessa de le brutaliser même en paroles.

— Les morts qui reviennent sont de tous les pays, mon pauvre Maublanc. Saint-Domingue n’a pas apporté la mode des revenants…

— Ce ne sont pas des revenants, c’est-à-dire des esprits, des fantômes. Ce sont des cadavres sortis de leur tombe et rendus à une sorte de vie purement végétative par d’infernales pratiques. Et moi qui ne crois pas aux revenants, chevalier, je vous jure que je crois aux zombis car c’est ainsi qu’on appelle ces malheureux privés du repos de la tombe… N’allez pas là-haut, monsieur. Vous y perdrez la vie et peut-être aussi votre âme.

Alors, ouvrant sa chemise, Gilles sortit la croix d’argent, cadeau d’adieu de son parrain, l’abbé de Talhouet, qui pendait sur sa poitrine.

— Mon âme n’a rien à craindre, notaire. Je combattrai votre Legros avec mes armes terrestres et les maléfices de sa sorcière avec cela ! Êtes-vous chrétien ?

L’autre haussa ses lourdes épaules.

— Autant qu’on peut l’être ici. Nous n’avons guère de prêtres et ils ne valent pas cher. Dieu paraît si loin de nous…

Un violent coup de tonnerre lui coupa la parole, roulant longuement sur la ville, précédant de peu un éclair verdâtre et les trombes d’eau que le ciel crevé laissait échapper… Gilles referma tranquillement sa chemise.

— Pas si loin que ça ! On dirait, ma parole, qu’il vous a répondu. Quant à moi, sur le nom que je porte je vous jure que je vais nettoyer mon domaine de ses prétendus maléfices, par le fer et le feu s’il le faut. À bientôt, cher notaire. Allez donc continuer votre déjeuner. Vous en avez le plus grand besoin…

Raflant les papiers qui le mettaient définitivement en possession de sa plantation et le trousseau de clefs que Maublanc y joignait, Gilles les enferma dans la poche intérieure de son habit, remit à sa ceinture son pistolet, qu’il avait posé sur le bureau, et, se coiffant de son chapeau, il appela Pongo et quitta la maison au milieu des chuchotements effarés des petites servantes qui, tapies derrière les portes, le regardaient passer. Césaire, lui, avait disparu et demeura invisible.

Sous le balcon à l’espagnole où ils avaient attaché leurs chevaux, lui et Pongo trouvèrent Liam Finnegan, Pierre Ménard et seulement trois hommes d’équipage, dont Germain.

— Vous en aviez demandé dix, monsieur, expliqua le second du Gerfaut, mais nous n’avions plus qu’un seul cheval à l’écurie du bateau et je n’ai réussi à en acheter que quatre. J’ai pensé qu’il était inutile que les autres viennent à moins que vous ne souhaitiez qu’ils fassent dix lieues à pied…

— Certainement pas et vous avez bien fait. À présent, messieurs, en selle. Vous connaissez le chemin, je crois, docteur ?

— Par cœur. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile. Vos terres se trouvent sur le Limbé, adossées au Morne Rouge, non loin de la mer et de Port-Margot. N’importe qui vous aurait indiqué le chemin.

Sous la pluie qui roulait de petits torrents dans le caniveau au centre de la rue, la petite troupe se mit en marche. Les éclairs succédaient aux éclairs et le tonnerre semblait rouler autour du Cap-Français comme un chariot d’enfer lancé à fond de train. Les rues étaient vides. Seuls, quelques mendiants, mal abrités sous les flamboyants pleurant leurs fleurs pourpres avec l’eau du ciel ou sous les balcons, demeuraient là subissant stoïquement le déluge. Le gris du ciel semblait installé là pour l’éternité…

Bientôt, les dernières maisons de la ville furent dépassées.

Au-delà, la campagne était magnifique. La plaine d’abord où les « jardins à sucre » et les plantations de coton se succédaient, entourant de vastes « habitations » basses, blanchies à la chaux le plus souvent et qui, avec leurs dépendances, leurs ateliers, leurs moulins à sucre ou leurs égreneuses formaient autant de minuscules villages posés aux intersections des canaux d’irrigation. En dépit de l’orage, des esclaves noirs travaillaient sur ces terres, le dos rond sous l’averse, coupant les grandes cannes feuillues qui s’abattaient avec un bruit de soie froissée, les emportant vers les moulins. Puis ce furent des prairies où le bétail lui aussi subissait stoïquement la douche et enfin des collines couvertes d’épaisses forêts où le cèdre et l’acajou voisinaient avec le latanier, l’oranger et le bananier.

En dépit du temps affreux qui brouillait toutes choses comme un lavis trop mouillé, Gilles pensait, tout en chevauchant le chapeau sur le nez, qu’il n’avait jamais vu terre évoquant mieux que celle-ci le Paradis terrestre. Ses entrailles fécondes faisaient jaillir à foison d’inestimables richesses capables de contenter des multitudes. Pourquoi fallait-il que ce fût au seul bénéfice de quelques-uns ? De quelques-uns dont il allait faire partie intégrante sans accepter jamais, du moins il l’espérait, d’être des leurs, car le goût profond de la liberté qu’il portait en lui depuis son enfance s’insurgeait, tout naturellement, contre la féroce exploitation de l’homme par l’homme telle qu’elle existait ici.

Il abordait ce métier si nouveau de planteur – mais le planteur n’était-il pas la forme agrandie du paysan qu’il avait été ? – avec un esprit neuf, un cœur généreux et des yeux qui voulaient voir clair. Aussi les diverses mises en garde qui avaient jalonné son chemin vers « Haute-Savane » ne parvenaient-elles pas à entamer son courage pas plus que sa confiance en son étoile. Legros n’était qu’un homme de chair et de sang et le jeu mortel de la guerre lui avait appris combien pouvaient être fragiles les hommes de chair et de sang. Quant aux malédictions, aux sortilèges rampant dans les brumes du soir, il comptait les affronter sereinement grâce à sa foi en Dieu. Et si son atavisme breton, essentiellement tourné vers l’étrange et le fantastique, donnait une involontaire adhésion à cette bizarre histoire de morts vivants, son courage naturel et son refus farouche de toute forme de terreur quelle qu’elle soit lui faisaient envisager sereinement un combat avec l’impossible.

Satan, il le savait, car dans sa vie bien courte encore il l’avait plusieurs fois rencontré, pouvait se cacher sous bien des visages. Gilles lui avait vu l’extérieur austère et la bigoterie féroce des moines de l’Inquisition espagnole, l’impitoyable sauvagerie d’un Tudal de Saint-Mélaine, les appétits lubriques d’une future reine d’Espagne et même le visage placide, le goût subtil et les manières policées d’un frère de roi. Qu’il ait ici l’aspect d’un bourreau blanc ou de sorciers noirs était de peu d’importance. Le combat resterait le même et, avec l’aide de Dieu, lui, Tournemine, saurait le tourner à son avantage. Peut-être, après tout, ses meilleures armes seraient-elles la bonté, la miséricorde et la générosité envers ces malheureux êtres déracinés et asservis dans d’affreuses conditions et qui, en faisant appel à leur sombre magie pour lutter contre un sort cruel, ne faisaient, après tout, que se défendre et se venger…

La pluie, devenue torrentielle, interrompit le cours de ses pensées. Une boue lourde collait aux sabots des chevaux et le moindre ruisseau se gonflait d’eau bouillonnante qui dévalait des pentes et rendait son franchissement plus difficile. Quand on atteignit le Limbé, il fallut renoncer momentanément à franchir la rivière devenue un gros torrent qui eût mis les chevaux en difficulté.

— Nous ne sommes plus bien loin, dit Finnegan. Arrêtons-nous un instant et buvons quelque chose en attendant que la pluie cesse.

— Êtes-vous certain qu’elle va cesser ? Je me suis laissé dire qu’en cette saison elle pouvait durer plusieurs jours.

— Sans doute mais aujourd’hui elle ne devrait pas durer. Ce n’était qu’un très gros orage.

Au coude de la rivière s’élevait un ajoupa2 à moitié ruiné qui avait servi jadis à quelque boucanier et devait servir encore si l’on en croyait les traces d’un grand feu encore visibles. La petite troupe s’y arrêta à l’abri de ce qui restait du toit. On mangea des bananes cueillies sur place et on but une bonne rasade aux gourdes de rhum pendues aux selles de Tournemine et de Pierre Ménard. La chaleur de l’alcool permit à chacun d’oublier qu’il était trempé comme un barbet.