Apparemment le cher Gérald Aupeyre-Amindit, baron de La Vallée, qui « avait fait un peu de traite » avant son mariage, n’avait pas tout à fait renoncé aux fastueux profits du « bois d’ébène »… et il allait falloir apprendre à s’assimiler la mentalité de ceux qui, de cette île enchanteresse, avaient fait tout à la fois un paradis et un bagne. Mais La Vallée était sympathique, amical et lui avait sauvé la vie ainsi que celle de Judith.

Haussant les épaules, il sauta en selle, fit volter un Merlin fou de joie de se dégourdir enfin les jambes et, suivi de Pongo, se dirigea au petit trot vers la rue Dauphine. Le temps lui semblait largement venu de régler ses comptes avec un malade imaginaire dont la santé morale était certainement beaucoup plus compromise que la santé physique.

Lorsque Césaire, le valet noir, toujours aussi magnifique sous sa soie bleue et sa perruque neigeuse, lui ouvrit la porte aux cuivres étincelants, Tournemine, décidé à abréger toute discussion et à réduire à rien les formalités d’entrée, lui envoya son poing en pleine figure puis le regarda s’étaler lourdement sur le dallage noir et blanc du vestibule.

Cette chute accompagnée d’un affreux beuglement fit accourir un quarteron piaillant de jeunes négresses vêtues de couleurs tendres qui s’abattirent, comme une volée de papillons, sur la grande carcasse étalée là avec des gémissements qui donnaient la mesure exacte de leur affolement. Le grand Césaire, de toute évidence, était le coq superbe et estimé de cette jolie basse-cour.

Sans plus s’occuper de sa victime, Gilles se mit à la recherche du notaire et n’eut aucune peine à le trouver dans une sorte de jardin d’hiver vitré donnant sur l’arrière de la maison et un fouillis de roses et de jasmin. En compagnie de son opulente épouse, il était en train d’y prendre un copieux petit déjeuner. L’air embaumait le café, le chocolat et les brioches chaudes et maître Désiré Maublanc, confortablement accommodé dans un grand fauteuil de rotin garni de coussins, était en train d’étaler de la confiture de goyaves sur une large tranche de brioche tout en bavardant avec son épouse qui, visiblement encore dans l’appareil d’une beauté que l’on vient d’arracher au sommeil, occupait un fauteuil semblable où son corps plantureux mal caché par un léger flot de dentelles outrageusement transparent semblait calé pour l’éternité.

En dépit de sa nuit chaude, le notaire paraissait frais comme un gardon. C’était un petit homme râblé dont le teint olivâtre et les lèvres épaisses dénonçaient quelques gouttes de sang noir. Sous des sourcils en accent circonflexe, il montrait des petits yeux bruns, vifs et ronds comme ceux d’une chouette, cependant que sa chemise de batiste fine garnie de dentelle, ouverte jusqu’à la taille, montrait les replis graisseux d’un ventre confortable. Que cet homme-là eût été capable de mettre une fille à mal suffisamment pour qu’on dût faire appel aux lumières de Finnegan plongea Gilles dans un abîme de réflexions. Il ressemblait beaucoup plus à un eunuque qu’à un foudre de guerre en dentelles…

Sur son perchoir doré l’ara bleu dominait la scène.

L’entrée tumultueuse de Tournemine et son apparition soudaine sous un arceau de laurier-rose figèrent le geste du notaire. Il resta là un instant, sa tartine d’une main, sa cuillère de confiture de l’autre.

— Mais qui… qui êtes-vous ?…

Eulalie, elle, avait instantanément reconnu le visiteur et s’extrayait de ses coussins sans souci de sa tenue sommaire pour minauder :

— Monsieur de Tournemine, comme c’est aimable à vous !… Pas plus tard qu’il y a un instant, je parlais de vous, je disais que…

Le regard glacé de Gilles ne l’effleura qu’à peine et revint se planter dans les yeux de son époux qui marquaient un certain affolement.

— … qu’il était grand dommage que la bande d’assassins que votre ami Legros a lancée sur moi et sur ma femme ait manqué son coup ? Que voulez-vous, on ne peut pas toujours gagner… À présent, monsieur le notaire, ayez donc la bonté de me remettre sur l’heure mes actes de propriété dûment régularisés…

— Mais cela ne peut se faire si vite ! s’écria l’autre d’une voix de fausset qui trahissait sa peur. Je vous avais prié de revenir demain afin que…

— … que vous ayez le temps, peut-être, de faire sauter mon bateau, par exemple ?

Tirant sa montre, Gilles vérifia qu’elle donnait bien la même heure que l’élégante pendule de bronze doré posée sur une console.

— Vous avez exactement cinq minutes pour vous exécuter, Maublanc ! À huit heures vingt-cinq exactement, je vous transforme en passoire si je n’ai pas mes papiers.

Et, remettant sa montre dans sa poche, il prit l’un de ses pistolets qu’il arma tranquillement, détournant du bout du canon l’impétueuse Eulalie qui tentait de se jeter sur lui.

— Prenez garde, belle dame. Mon pistolet est des plus sensibles et pourrait bien partir tout seul. Allons, Maublanc, passez devant et menez-moi à votre cabinet. Pendant ce temps mon écuyer que voici veillera à ce que votre femme ne fasse rien d’inconsidéré.

L’aspect de Pongo qui lui offrait une horrible grimace fit pousser des cris épouvantés à la dame.

— Mon Dieu, qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce que c’est que cet homme ?

— Un Iroquois, chère dame… et un grand sorcier. Si j’étais vous je mettrais un châle ou quelque chose d’un peu moins transparent en son honneur.

— Vous ne voulez pas dire qu’il pourrait me… me violer ?

Ce fut Pongo qui se chargea de la réponse.

— Moi homme de goût ! Moi jamais violer baleine !

— Tu n’es vraiment pas galant, fit Gilles en riant. En avant, cher tabellion ! Vous avez déjà perdu une minute…

L’effet fut magique. Trente secondes plus tard, dans son cabinet dont les jalousies n’avaient pas encore été relevées, maître Maublanc contresignait fiévreusement le contenu d’une chemise qui se trouvait d’ailleurs seule sur sa table de travail.

Debout devant lui, Gilles, son pistolet toujours à la main, le regardait faire, attendant son tour de parapher les pièces officielles. Une vague pitié dont il n’aurait jamais pu dire d’où il la tirait lui venait pour ce gros homme suant la peur autant que la sueur.

— Comment avez-vous pu, vous, un homme de loi, vous faire le complice d’un bandit comme ce Legros ? demanda-t-il au bout d’un moment.

Surpris par l’aménité du ton, Maublanc resta un instant la plume en l’air. Il regarda son étrange client d’un air de doute puis son regard inquiet fila vers la porte comme s’il craignait d’être entendu. Enfin, il lâcha un gros soupir et murmura entre ses dents :

— Vous venez d’arriver ici, monsieur, et vous venez de France où les choses sont ce qu’elles paraissent être… ou à peu près. Ici, les choses ne sont pas toujours fidèles à leurs apparences… et tel notable, riche et considéré, par exemple, peut s’y trouver plus misérablement asservi que n’importe quel esclave…

Il sabla ses écritures, trempa de nouveau la longue plume d’oie dans l’encre mais, au lieu de l’offrir à Tournemine, la garda un instant dans l’encrier. Il semblait livrer une sorte de combat intérieur contre les paroles qu’il brûlait de prononcer.

— … Écoutez, monsieur de Tournemine, vous me semblez un homme de bien et je ne peux vous reprocher la brutalité de vos réactions en face de ce qui vous est arrivé.

— Vous êtes bien bon.

— Je vous en prie, laissez-moi parler. C’est déjà assez difficile mais je voudrais que vous entendiez raison. Vous êtes très légitimement propriétaire de « Haute-Savane »… pourtant, je vous supplie d’y renoncer.

— Comment ? Vous voulez que…

— Que vous acceptiez une proposition de vente convenable. Je vous rachète la plantation au nom de Simon Legros. Ce serait, croyez-moi, infiniment plus sage. Vous êtes jeune, vous êtes noble, vous êtes riche, vous êtes beau. Vous avez une jeune femme dont on dit déjà qu’elle est de la plus rare beauté. N’allez pas perdre tout cela dans le creuset d’enfer que représente cette plantation, la plus belle de l’île peut-être, celle où il ferait sans doute très bon vivre si elle n’était au pouvoir…

— … d’un homme qu’il est grand temps d’éliminer. Et c’est ce que je vais faire et sans perdre un instant, croyez-moi.

— Vous ne m’avez pas laissé achever ma phrase. J’allais dire qui est au pouvoir des dieux vaudous et sur laquelle pèse la pire malédiction. Le jeune Ferronnet a agi très sagement en fuyant après la mort de ses parents. Damballa, le dieu-serpent, et ses horribles maléfices règnent là-haut et Simon Legros est, par personne interposée, son dévoué serviteur.

Sa voix, feutrée de terreur, était à peine audible, pourtant, non seulement il ne réussit pas à communiquer sa peur à Tournemine mais, soudain, la pièce s’emplit d’un énorme fou rire qui jeta Gilles assis sur une chaise, littéralement plié en deux.

— Un dieu-serpent, à présent ! s’écria-t-il quand il réussit enfin à calmer son hilarité. Il ne nous manquait plus que ça ! Et, naturellement, il sue le maléfice comme un toit percé un jour de pluie. Non mais, pour qui me prenez-vous ?

Sa gaieté venait de faire place à une froide colère. Empoignant le notaire par sa chemise, il l’obligea à se lever et se mit à le secouer avec tant d’énergie que ladite chemise n’y résista pas.

— … Je commence à en avoir assez de toutes ces fariboles. Ma parole, c’est une conspiration ! J’admets que mon arrivée ne fasse plaisir à personne ici et à votre Legros moins qu’à tout autre, mais, sachez-le, une bonne fois pour toutes, je ne suis pas un gamin qu’on fait fuir avec des histoires de sorcières et de revenants. Vous avez compris ? Alors parlons choses sérieuses, donnez-moi cette plume et finissons-en. J’ai à faire.