— J’ai peine à le croire car deux hommes blancs, masqués, commandaient cette troupe et se sont enfuis quand les choses ont mal tourné pour eux, ajouta-t-il.

— Nous avons un prisonnier. Un blessé. Mais il peut encore parler et vivre suffisamment pour être pendu.

Assis par terre au milieu des soldats qui le gardaient, l’homme, un Noir à la peau très sombre, geignait doucement en comprimant sa cuisse qu’un coup de gaffe avait déchirée. Il roulait de gros yeux blancs d’où coulait un flot incessant de larmes et semblait ne rien comprendre aux questions que lui posaient les miliciens.

— Il ne doit pas y avoir longtemps qu’il est arrivé d’Afrique, dit La Vallée. À première vue, je dirais que c’est un Agoua de la Côte-de-l’Or ou un Mina…

— Je vous admire de vous y connaître ainsi. Pour moi, un Noir est un Noir, plus ou moins foncé, voilà tout !

— J’ai fait un peu de traite avant mon mariage et je connais bien la côte africaine. Je peux essayer de l’interroger.

Il se mit à parler rapidement dans une langue assez gutturale, lançant les mots comme des aboiements. Les larmes de l’esclave cessèrent comme par enchantement tandis qu’une lueur qui ressemblait à de l’espoir montait dans ses yeux désolés. Il répondait avec un empressement touchant.

— C’est bien ce que je pensais, dit le baron planteur. Il est arrivé ici il y a environ un mois. L’homme qui l’a acheté, avec sa femme enceinte, est un Blanc impitoyable qui, si j’ai bien compris, l’a emmené sur une plantation d’herbe bleue qui doit être à une certaine distance. Ce soir, un peu avant le coucher du soleil, lui et son « commandeur » ont pris quelques-uns des plus forts parmi les nouveaux arrivés et les ont menacés des pires sévices s’ils n’accomplissaient pas la besogne pour laquelle on les emmenait. Celui-là, le maître a menacé de faire déchirer sa femme par ses chiens. On les a entassés dans une carriole et on les a amenés ici. Il faisait nuit. Celui qui les menait s’est arrêté en arrivant au port pour causer avec un Noir qui avait, paraît-il, un beau costume en soie et des cheveux blancs qui devaient être une perruque. On les a postés et vous savez la suite. Il semble bien que nous soyons en présence d’un guet-apens bien préparé. En prenant des « bozales » tout frais émoulus de leur savane, ces gens ne craignaient pas d’être dénoncés en cas d’échec. Avez-vous donc déjà un ennemi à Saint-Domingue ? C’est étrange si vous n’êtes que de passage ?

— Connaissez-vous, dans la région du Limbé, une plantation d’indigo que l’on appelle « Haute-Savane » ? J’en suis le nouveau propriétaire…

— Vous êtes… Oh ! Alors, tout s’explique ! Ce démon de Simon Legros n’a certainement aucune raison de souhaiter vous voir arriver vivant là-haut. C’est un homme redoutable, savez-vous ? Il est probable qu’il a été avisé de votre arrivée dès l’instant où vous avez jeté l’ancre. Vous allez avoir du mal avec lui, et je ne saurais trop vous conseiller de laisser votre épouse en ville jusqu’à ce que vous ayez mis le personnage au pas. Mais allons donc rejoindre ces dames…

— Un instant, je vous prie…

Les miliciens, en effet, s’apprêtaient à emmener leur prisonnier qui avait recommencé à pleurer. Tournemine les arrêta.

— Libérez cet homme, sergent. D’après ce que vient de m’apprendre M. de La Vallée ici présent il appartient à ma plantation, donc à moi. Mes hommes s’occuperont de lui.

Une pièce d’or glissée dans la main du militaire acheva de dissiper les scrupules qui pouvaient lui rester et l’esclave fut libéré. Sur l’ordre de La Vallée, il alla s’asseoir sur l’escalier du môle pour attendre d’être emmené lui aussi au bateau tandis que le chevalier et son nouvel ami rejoignaient la voiture dans laquelle les deux dames étaient assises, bavardant comme de vieilles amies, le malaise de Judith semblant tout à fait dissipé.

Mme de La Vallée était une très jolie femme blonde, élégante et mince. Ses yeux étaient les plus bleus qu’il fût possible de voir et elle avait un charmant sourire. Elle savait déjà tout de la jeune Mme de Tournemine et celle-ci savait tout de sa nouvelle amie. Elles avaient déjà arrangé entre elles que Judith s’installerait pour quelque temps dans la maison que les La Vallée possédaient sur le cours Villeverd et qui leur servait de pied-à-terre quand ils venaient au Cap pour affaires ou pour leur plaisir, leur plantation de « Trois Rivières » étant encore plus éloignée de la grande ville que ne l’était « Haute Savane ». Eux-mêmes étaient là pour quelques jours afin que Gérald pût surveiller l’arrivée du bateau qu’il attendait et le départ pour Nantes d’une partie de sa récolte de café.

— Il vaut mieux laisser votre mari procéder sans vous à votre installation, assura Denyse de La Vallée. Avec ce Simon Legros, il peut se passer des choses déplaisantes qui ne sauraient être vues par une dame. Pendant ce temps je vous ferai visiter le Cap et je vous ferai connaître la bonne société. Vous y serez reçue à bras ouverts. Je vous emmènerai aussi au théâtre, nous ferons le tour des boutiques. Il y en a de ravissantes et…

— … et ce pauvre chevalier va se retrouver ruiné avant d’avoir rentré sa première récolte ! fit La Vallée en riant.

Gilles s’efforçait de prendre sa part de la conversation mais n’y parvenait pas. Son esprit cherchait à mettre bout à bout tous les faits de cette étrange journée. Qui avait pu l’épier et faire prévenir Simon Legros de son arrivée ? En dehors du gouverneur et de son entourage qui étaient forcément exclus, il n’y avait que deux possibilités : le notaire si malade… ou la fille aux yeux de chat qui l’avait si ardemment initié aux plaisirs pervers des amours antillaises ? Mais lequel des deux ?…



1. Robe ample et légère fort à la mode aux îles.

2. Jupe ample et courte que l’on portait retroussée plus ou moins sur un jupon.

3. Elle t’a vu, elle t’a remarqué.

CHAPITRE IX

LA MAISON DE L’HERBE BLEUE

S’il n’avait eu l’œil si vert et un accent irlandais si traînant, jamais Gilles n’aurait reconnu l’homme qui, au petit matin, escaladait allégrement son échelle de coupée. Apparemment Liam Finnegan avait fait, de sa bourse, un meilleur usage que de la transformer en un océan de rhum.

Vêtu d’un habit de nankin1 et d’une chemise de toile blanche, rasé, peigné sinon parfumé à autre chose qu’à sa boisson favorite dont l’arôme se faisait toujours sentir, l’Irlandais montrait un visage taillé à coups de serpe dont certaines rides profondes disaient les souffrances passées et accusaient plus que ses trente-huit ans, mais aussi une bouche sensible qui avait gardé curieusement sa fraîcheur de jeunesse. Sa silhouette maigre et même dégingandée retrouvait une certaine élégance dans ces vêtements convenables et Gilles lui en fit compliment.

— Avez-vous décidé, tout compte fait, de ressusciter le docteur Finnegan ?

— Peut-être… mais je suis surpris de vous rencontrer. Ne m’aviez-vous pas dit que je n’aurais pas cet honneur ?

— Les hommes proposent et Dieu dispose, fit vertueusement Gilles qui ne put s’empêcher de remarquer une légère déception dans la voix de l’Irlandais. (Ces grands frais de toilette avaient-ils pour fin dernière l’approche de certaines dames du bateau en l’absence du seigneur de ces lieux ?) J’espère, ajouta-t-il, que ma présence ne vous gêne pas ?

— Me gêner ? Pourquoi, grands dieux ? Je suis, au contraire, très content de vous rencontrer. Je désirais vous parler.

Une mer de candeur et de sérénité habitait le regard de Finnegan et Gilles regretta, in petto, ses soupçons.

— Eh bien, allons donc voir votre blessé, nous parlerons en même temps. Je devrais d’ailleurs dire vos blessés car il y en a un de plus depuis hier.

— Encore un ? Avez-vous l’intention de transformer ce joli bateau en lazaret ? Ou bien avez-vous soutenu un siège ?

— C’est presque cela. J’ai été attaqué cette nuit alors que je revenais, en compagnie de Mme de Tournemine, de souper chez le gouverneur.

Tandis que Finnegan, manches retroussées, déroulait le vaste pansement qui entourait la jambe de Moïse, Gilles raconta l’attaque du quai Saint-Louis et comment il avait ramené à bord l’unique prisonnier resté entre les mains de la Milice qu’il avait d’ailleurs remis incontinent entre celles de Pongo en attendant la venue du docteur.

Celui-ci ne répondit pas tout de suite. La mine inspirée, il reniflait soigneusement les compresses qu’il venait d’ôter d’une blessure qui, d’ailleurs, parlait d’elle-même. Nette, rose, elle se refermait de façon très satisfaisante montrant des lèvres impeccablement rapprochées entre les sutures faites avec des brins de corde à fouet. Satisfait, d’ailleurs, il rejeta les linges un peu tachés puis, tirant de sa poche un pot, il prit dedans la valeur d’une noix d’une pommade à l’odeur désagréable et, sous l’œil intéressé de Pongo qui revenait avec un bol de café au lait pour son malade, il se mit à la tartiner sur la blessure.

— Quoi ça ? demanda l’Indien.

— Quelque chose de très précieux, cher confrère. Un baume que mon ami Tsing-Tcha compose avec divers ingrédients, mais surtout la résine tirée d’une plante d’ici que les Indiens arawaks nommaient guayacan. Cela donne d’excellents résultats dans un tas de cas. Taillé comme il l’est, ce gaillard devrait être debout dans un ou deux jours. Il a d’ailleurs l’air de se trouver très bien avec vous.

Moïse, en effet, offrait l’image même de la sérénité. Son regard, clair à présent, avait perdu toute expression de souffrance ou de fureur et, en acceptant le bol que lui offrait Pongo, il eut un bref sourire que l’Indien lui rendit et Gilles eut l’impression soudaine que quelque chose d’impalpable et de solide pourtant s’était tissé entre ces deux hommes nés aux antipodes l’un de l’autre, qui, de couleur différente, ne pouvaient se comprendre par la voie des paroles et pourtant s’entendaient.