Visiblement, La Luzerne accomplissait une courtoise corvée en recevant ce nouveau venu dont il n’avait guère apprécié le peu d’empressement à se rendre auprès de lui et qui n’offrait plus guère d’intérêt dès l’instant où il n’était pas chargé de mission auprès de lui. Seule, la beauté de Judith rayonnante dans une robe de soie blanche discrètement brodée d’or, son long cou serti dans le haut collier offert par Gilles, mit quelque lumière sur un repas essentiellement protocolaire, servi dans une vaste salle à manger où les serviteurs étaient beaucoup plus nombreux que les convives, chacun d’entre eux ayant, debout, derrière sa chaise, un valet noir en livrée bleu et or dévoué à son seul service. Seule femme avec Judith, Mme de La Luzerne était parfaitement incolore.

La conversation consista surtout en un long monologue du gouverneur touchant les guerres de la Grèce antique. Il travaillait alors à une traduction de la Retraite des Dix Mille et n’en épargna aucun détail à ses hôtes plus ou moins accablés. Cette longue période de silence forcé permit à Gilles de se rendre compte de l’évidente admiration que sa femme suscitait chez le baron de Rendières. Le fringant aide de camp couvrait la jeune femme d’œillades assassines quand il ne laissait pas ses regards évaluateurs s’attarder impudemment sur la courbe de ses épaules nues ou sur les rondeurs de sa gorge.

« Un de ces jours, pensa Gilles agacé, il faudra que je lui administre un ou deux coups d’épée pour lui apprendre à vivre. Ce faquin la déshabille des yeux comme si c’était une esclave sur le marché. »

Aussi quand, le repas achevé, Rendières, qui s’était littéralement rué pour offrir une tasse de café à Judith, resta planté devant elle la mine avantageuse, Gilles, laissant là Mme de La Luzerne qui entamait une conférence sur la dégradation de l’Église dans les îles et ne s’aperçut d’ailleurs pas de son éclipse, alla rejoindre sa femme. À la légère grimace du baron en le voyant paraître, il comprit qu’il n’était pas le bienvenu, mais Rendières dut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le moyen de chercher noise à un mari de cette encolure ?

— Mme de Tournemine me dit que vous comptez vous installer tout de suite sur votre plantation ? J’espère qu’elle se trompe ?

— Et pourquoi se tromperait-elle ?

— Vous n’allez pas, à peine arrivé, priver le Cap de la plus jolie femme qu’on y ait vue depuis longtemps ? Ce ne serait pas amical. En outre, la saison n’est guère agréable pour vivre à la campagne…

— Baron, nous ne sommes pas venus à Saint-Domingue pour y mener une intense vie mondaine mais bien pour y faire pousser de l’indigo et du coton. Mme de Tournemine ne m’a jamais laissé entendre que ce programme lui déplût en quoi que ce soit.

— Parce qu’elle ignore encore l’isolement d’une plantation. Ici, au moins, on vit. Nous avons agréable société, théâtres, concerts. Nous avons les bals du gouverneur et ceux de l’intendant général…

— Au fait, fit Gilles rompant les chiens sans plus de façon, j’espérais en venant ici y rencontrer justement M. de Barbé-Marbois. J’avais certaines questions d’ordre économique à lui poser…

Le sourire, un peu jauni, de Rendières reprit de son éclat.

— M. l’intendant général se trouve à Port-au-Prince pour quelques jours. Vous voyez bien qu’il vous faut rester…

— Pourquoi rester ? « Haute-Savane » n’est qu’à dix lieues environ du Cap… et j’ai de bons chevaux. Madame, je suis navré de vous arracher à si agréable compagnie, ajouta-t-il en offrant son bras à Judith, mais je souhaiterais prendre congé. Il me semble que le temps se couvre de nouveau et je préfère rentrer à bord…

Ignorant la mine offensée de l’aide de camp qu’il crut bien entendre marmonner quelque chose qui ressemblait à « ours mal léché », il entraîna la jeune femme, un peu surprise de cette précipitation, alla avec elle saluer leurs hôtes et quitta le palais du gouverneur.

— N’allons-nous pas être taxés d’une hâte quelque peu discourtoise ? demanda Judith tandis que la voiture redescendait vers la ville par une agréable route bordée d’acajous en fleur.

— Teniez-vous tellement à vous laisser faire la cour par ce fat insolent pendant une heure ou deux de plus ? Personnellement, je ne tenais pas à achever la soirée en lui appliquant quelques soufflets pour lui apprendre comment il convient de regarder une honnête femme…

Il y eut un petit silence puis, soudain, Judith se mit à rire d’un rire peut-être un petit peu tremblant.

— Ma parole, ceci ressemble assez à une scène de jalousie.

À son tour, il se mit à rire.

— Jalousie ? Voilà un mot que l’on n’emploie guère dans notre monde lorsqu’il s’agit d’un couple marié. Cela implique l’amour et l’amour est du dernier bourgeois dans un ménage, vous le savez bien. Non. Je tiens simplement à ce que l’on vous respecte. Vous portez mon nom, il me semble.

— Je crois que, si je pouvais encore garder quelque illusion sur les sentiments que vous me portez, ces illusions cesseraient de vivre à l’instant. On ne saurait dire plus clairement à une femme qu’on ne l’aime pas… ou qu’on ne l’aime plus…

— Cela a-t-il vraiment quelque importance pour vous ? Vous ne m’avez pas non plus laissé ignorer qu’un autre avait pris dans votre cœur la place que je croyais mienne. Alors, que venez-vous me parler de mes sentiments ?

Elle se tut un long moment et il n’osa pas la regarder. Elle était, à ses côtés, une ombre blanche, soyeuse et parfumée, une présence dont il connaissait le charme et la féminité et, cependant, il se sentait curieusement indifférent en dépit du mouvement d’humeur de tout à l’heure. Non, il n’était pas jaloux de Judith. Il en était certain, aussi certain que de l’impossibilité où il eût été de se contenir si les regards déshabilleurs de Rendières s’étaient promenés sur Madalen. Là, très certainement, il aurait vu rouge et l’ennuyeux souper se fût sans doute terminé par un duel…

Il sentit, soudain, une main légère et douce se poser sur la sienne.

— Gilles, murmura Judith, avez-vous songé que c’est la première fois que nous sortons ensemble ? C’est la première fois que nous apparaissons aux yeux du monde comme un couple ?

— En effet mais ce n’est pas, j’imagine, la dernière. Il faut nous habituer à vivre côte à côte, à faire ensemble des visites, à recevoir et j’en suis heureux.

— Vraiment ? Êtes-vous sincère ?

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous êtes très belle, Judith, et n’importe quel homme de goût ne peut qu’être fier de vous avoir pour compagne.

Elle eut le même petit rire triste que tout à l’heure en contemplant, sur le fond clair de la nuit, l’arrogant profil de son mari.

— Satisfaction purement esthétique, si je comprends bien ? Suis-je donc condamnée à n’être pour vous qu’un… objet décoratif ? Ai-je perdu tout pouvoir de vous émouvoir ?

Cette fois, il se tourna vers elle et la perfection de sa beauté le frappa comme une balle. Elle était émue et cette émotion lui allait bien. Ses yeux étincelaient comme des diamants noirs et ses belles lèvres humides tremblaient légèrement tandis que, dans leur nid de dentelles, ses seins palpitaient doucement. Un instant le blond fantôme de Madalen disparut. Épouvanté, Gilles retrouva intact l’un de ces élans de passion sauvage que Judith lui inspirait jadis. Il allait la prendre dans ses bras, la dévorer de baisers, la couvrir de caresses pour la joie violente de voir ses yeux pâlir et de l’entendre crier dans la volupté.

Déjà il se penchait vers elle, vers cette bouche tendre, vers cette gorge offerte quand, entre leurs deux corps qui s’appelaient, une ombre se glissa, celle de Rozenn lâchement abattue, de Rozenn qui dormait à présent son dernier sommeil loin de la terre bretonne parce qu’un matin, à l’aube, cette affolante sirène qui portait son nom l’avait tuée, avec une pierre, comme une bête que l’on chasse. Cette femme était une meurtrière. Il la savait dangereusement habile pour prendre un homme dans ses filets. C’était une parfaite comédienne et cet instant d’émotion qu’elle lui offrait n’était sans doute qu’une scène artistement jouée…

Le charme dangereux qui venait de le tenir un instant captif s’évanouit. Gilles se redressa.

— Ne vous ai-je pas démontré… un peu trop énergiquement peut-être, que j’étais toujours sensible à votre beauté ?

— Comme vous pourriez l’être à celle de n’importe quelle autre femme, sans doute ?

— Vous n’êtes pas n’importe quelle autre femme…

— Pas d’hypocrisie, je vous prie. Mieux vaut la vérité que les faux-semblants. Vous me désirez, rien de plus…

Le ton montait et il pouvait voir, à présent, la colère enflammer les yeux de Judith. Gilles sourit.

— C’est déjà beaucoup, il me semble. Bien des femmes ne peuvent en dire autant. Pourquoi nierais-je que je vous désire violemment parfois ? Votre corps est de ceux auxquels un homme normal ne saurait résister.

La voiture avait atteint le cours Villeverd et prenait de la vitesse. Un vent léger et plus frais enveloppait les deux jeunes gens ; pourtant Judith, comme si elle avait trop chaud, avait déployé son éventail et l’agitait sur un rythme nerveux. C’était, au bout de ses doigts, comme un papillon scintillant. Elle se mordit les lèvres et détourna la tête.

— Quelle suffisance, en vérité ! gronda-t-elle entre ses dents. Il ne vous vient pas à l’idée que je pourrais refuser ce rôle de femme de harem que vous m’offrez si généreusement ? Je suppose, tout de même, que l’on connaît, ici, l’usage des serrures et des verrous…

Brusquement, Gilles saisit le poignet qui agitait l’éventail et, prenant, de son autre main, le menton de sa femme, obligea Judith à le regarder.