La chaleur était accablante, mais il eut tout de même l’impression de respirer mieux que dans la fraîche demeure du notaire. Cette mauvaise impression tenait sans doute à l’accueil, un rien trop affectueux, d’Eulalie Maublanc et peut-être au ton louangeur qu’elle employait pour parler de Simon Legros. Le notaire, lui, était sans doute un très brave homme que Gilles était tenté de plaindre d’être lié à ce genre de femme.
S’il n’eût écouté que son tempérament combatif, il eût exigé ses papiers tout de suite (après tout n’importe quel clerc devait pouvoir les lui donner) ou bien il eût laissé entendre qu’il s’en passerait bien pour aller prendre possession de son domaine, mais il s’efforça à quelque patience. Étant nouveau venu, il lui paraissait normal de faire quelques concessions aux manies et coutumes locales et de commencer à s’habituer dès à présent au rythme de vie, forcément ralenti, d’une ville tropicale. Ici, vraisemblablement, le temps ne comptait pas et une attente de deux jours de plus ou de moins ne devait avoir aucune espèce d’importance…
Ayant, de ce fait, du temps devant lui, il s’accorda le loisir d’une promenade à pied à travers cette ville dont il importait qu’elle lui devînt rapidement familière. Pour sa visite au notaire il avait, naturellement, changé de vêtements, troquant son fastueux mais pesant uniforme contre l’une de ces tenues de planteur qu’il avait fait faire à New York dans un coutil blanc à la fois léger et solide : habit à pans carrés et à boutons d’or largement ouvert sur une chemise de fine batiste et une cravate simplement nouée, la culotte assortie disparaissant dans des bottes souples. Un chapeau de paille fine cavalièrement retroussé sur le côté et une canne à pommeau d’or complétaient cette tenue aussi élégante qu’agréable. Mais si Tournemine, en se mettant à la mode du pays, pensait passer inaperçu il se trompait. En dépit de ses trente-sept rues tracées d’est en ouest et des dix-neuf qui les croisaient, en dépit d’un arrière-pays truffé de plantations diverses, le Cap était en fait une assez petite ville où chacun se connaissait et de nombreuses paires d’yeux suivirent la promenade de cet étranger de si haute mine – aussi bien au propre qu’au figuré.
Insoucieux de tous ces regards, il trouva plaisir à plonger dans la foule bruyante et violemment colorée qui, sous les branches ardentes des flamboyants ou les grappes bleues des jacarandas, semblait mener une kermesse permanente. Les Noirs étaient la majorité, mais tous n’étaient pas, tant s’en faut, en guenilles. Les esclaves « de maison » presque tous nés dans l’île et ayant reçu une certaine éducation étalaient des cotonnades claires, fleuries ou rayées, blanches, bleues, rouges et jaunes principalement, de hauts bonnets de mousseline, de gaze ou de foulard pour les femmes. Les affranchis, noirs ou mulâtres, ne se distinguaient des Blancs que par la couleur de la peau et un goût plus prononcé pour les teintes vives. Certains affichaient même un luxe extrême dans le choix des tissus de leurs vêtements et dans leurs bijoux. Auprès de ces hommes et de ces femmes dont le mélange des sangs avait souvent affiné les traits jusqu’à produire d’extraordinaires beautés, les nègres fraîchement débarqués, les « bozales », offraient un contraste frappant, celui de la sauvagerie et de la misère côtoyant l’aisance et la civilisation.
L’exotique beauté des femmes rencontrées attira souvent le regard de Tournemine. Il croisa des Noires qui ressemblaient à des idoles dédaigneuses sculptées dans l’ébène la plus lisse, des mulâtresses dorées comme des fruits mûrs qui promenaient avec elle une sensualité à fleur de peau. Il salua des femmes blanches qu’à leur élégance, peut-être un peu en retard sur les modes de Versailles mais compensée par le gracieux laisser-aller antillais, il reconnut pour des dames de la société. Coiffées de grands chapeaux penchés sur de hauts bonnets de dentelle où s’emprisonnaient leurs chevelures ou encore de gazes scintillantes, vêtues de blanc éclatant ou de couleurs tendres empruntées à toutes les nuances de l’arc-en-ciel, elles passaient nonchalantes au trot de calèches découvertes ou balancées au pas rythmé de quatre solides porteurs noirs dans de légers palanquins d’acajou garnis de rubans de soie claire dont les grands rideaux de mousseline couleur d’aurore, d’azur ou de neige, se gonflaient sous le vent léger comme les voiles de minuscules navires.
Séduit un peu plus à chaque pas, Gilles erra dans des ruelles étroites au sol en terre battue (seules quelques rues principales étaient pavées) bordées de charmantes maisons à un seul étage, mais dont les balcons couverts étaient autant de dentelles de fer peintes en blanc, en bleu ou en ocre. Les murs étaient passés au lait de chaux ou bien peints en jaune clair avec le tour des fenêtres blanc. De hautes palmes et des foisonnements de plantes grimpantes débordaient de tous les murs de jardin et de beaucoup de balcons.
Il rêva sur de charmantes places ombragées où chantaient de petites fontaines, s’attarda dans l’élégant cours Villeverd qui était l’artère la plus huppée de cette ville coloniale que sa grâce et son raffinement, sa vie joyeuse aussi, avaient fait surnommer « le petit Paris ». Un Paris infiniment plus gai, moins boueux et beaucoup plus ensoleillé que son modèle européen.
Dans la rue de la Joaillerie, il pénétra dans une boutique fraîche, fleurant la cannelle, acheta pour Judith un étonnant collier, sorte de haut carcan d’or ciselé comme une dentelle et garni d’une diaprure de perles fines, une belle croix d’or pour Anna et, pour Madalen, un mignon bracelet de petites perles alternant avec de minces folioles d’or. Quand il quitta la boutique, salué très bas par le bijoutier, celui-ci n’imagina pas un instant que seul le bracelet avait quelque importance aux yeux de son fastueux client et que croix et carcan n’avaient été que des alibis.
Ses présents bien rangés au fond de ses vastes poches, Gilles remontait les trois marches qui, de la boutique en contrebas, rejoignaient la chaussée quand une négrillonne qui pouvait avoir une dizaine d’années se jeta littéralement dans ses jambes en frétillant comme un petit chien, manquant de les jeter par terre tous les deux.
— Où cours-tu si vite ? demanda-t-il en la remettant d’aplomb sur ses pieds nus qui dépassaient d’un vaste cotillon de soie jaune retroussé sur un jupon brodé.
La gamine leva vers lui une petite figure ronde comme une sombre lune fendue par un large sourire neigeux.
— Toi vini’ acheter zolies choses, missié ? Toi ’iche ! Toi géné’eux ?
— Tu es bien curieuse ? Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Oh, à moi ’ien, mais là-bas, zolie ma’ame veut voi toi…
Là-bas, c’était, posé à l’ombre d’un gigantesque flamboyant, un grand palanquin dont les rideaux de soie jaune, soigneusement tirés, étaient garnis de crépines d’or.
— Il y a là-bas une dame qui veut me voir ? Pourquoi ? Elle ne me connaît pas.
— Li vu, li ma’qué3 !
Un peu méfiant car le palanquin au repos était gardé par quatre Noirs dont les pectoraux luisants avaient quelque chose d’inquiétant, Gilles hésitait. Comme pour l’encourager, la négrillonne cligna de l’œil et chuchota, la mine complice :
— Si li missié li aimer l’amou’, li content…
Franchement amusé cette fois, il frictionna du bout des doigts la tête crépue de la gamine. Si c’était là le style des dames de petite vertu locale, il avait au moins le mérite de l’originalité et aussi celui de se présenter à point nommé. Par cette lourde chaleur, faire l’amour devait être merveilleusement rafraîchissant et tonifiant.
Jetant une piécette à la négrillonne qui l’attrapa avec une agilité de singe, il se dirigea résolument vers le palanquin. Comme il se penchait pour écarter l’un des rideaux, une longue main couleur de bronze clair chargée de lourdes bagues en surgit comme un aspic, saisit sa main et l’attira à l’intérieur avec une force étonnante chez une femme. Le rideau retomba sur lui et Gilles se retrouva à genoux au milieu d’une collection de coussins de satin jaune sur lesquels une femme était étendue.
Dans le clair-obscur du palanquin fermé, il vit qu’à l’exception d’un barbare collier d’esclave en or massif auquel pendait comme une goutte de sang une larme de rubis, elle était entièrement nue. Elle avait dû rejeter l’ample robe de soie noire, repoussée dans un coin et, tapie parmi ses coussins dorés, elle observait son visiteur à travers les cils invraisemblablement longs qui abritaient des yeux couleur d’ambre semblables à ceux des chats. La coupe triangulaire du visage aux traits fins accusait cette ressemblance. Seule la bouche lourdement ourlée et l’énorme auréole de cheveux noirs aux frisures serrées qui la coiffait accusaient la négritude chez cette créature dont la beauté sauvage était celle d’une panthère…
Sans un sourire, sans un mot, mais sans cesser de le fixer de ses étranges prunelles, la femme attira Gilles sur son corps dont les seins pointus, fermes comme un marbre chaud, ne plièrent pas sous son poids. Un parfum inconnu, à la fois poivré et sucré, monta aux narines du chevalier tandis que les longs doigts de la femme s’aventuraient sur lui, mais il n’avait aucun besoin d’être excité à l’amour. Cette belle mulâtresse irradiait une intense sensualité et il fallait un seul coup d’œil pour avoir envie d’elle.
Ils firent l’amour en silence et se séparèrent sans avoir échangé une seule parole. La fille accepta la pièce d’or que Gilles lui offrait puis le poussa doucement dehors. À ce moment seulement il la vit sourire, un énigmatique sourire dont il ne parvint pas à démêler la signification.
À peine eut-il mis pied à terre que les porteurs soulevaient le palanquin qui s’éloigna paisiblement et disparut dans l’une des rues qui menaient au port. Gilles le suivit de loin sans aucune pensée d’observer où il se rendait, d’ailleurs. Simplement, c’était son chemin à lui aussi pour regagner son bateau, mais il se sentait extraordinairement bien, le corps dispos et l’esprit clair, amusé d’ailleurs par le fait que, dans cet étonnant pays, on pouvait faire l’amour dans la rue sans que personne s’en souciât. Il est vrai qu’en quittant l’inconnue au corps de bronze, il avait été surpris de constater qu’il n’y avait presque plus personne dans ces rues.
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