— Emportez-le dans sa couchette et laissez-le dormir, dit-il enfin en se détournant de la table comme si elle et son occupant avaient soudain perdu tout intérêt. Il va dormir un bout de temps grâce à la pilule d’opium que je lui ai fait avaler tout à l’heure. Ensuite, je pense que tout ira bien.

Saisissant le flacon de rhum dont il avait fait avaler une partie à Moïse, il le vida jusqu’à la dernière goutte, se torcha la barbe du revers de sa main et soupira :

— Si vous allez à votre plantation, le mieux serait de laisser ce Noir à bord. Les blessures cicatrisent toujours beaucoup mieux près de la mer. À présent, si vous voulez bien me ramener au port…

Il était en train de s’introduire de nouveau dans son tricot rayé quand Gilles l’arrêta.

— Moïse n’était pas le seul malade à bord. J’ai encore quelqu’un à vous montrer. La femme de chambre de ma femme s’est cassé un bras pendant une tempête. Le capitaine Malavoine lui a donné des soins mais j’aimerais l’avis d’un médecin… très compétent.

Finnegan accepta le compliment d’un sourire amer et suivit Gilles dans l’escalier qui menait aux cabines. Leur double entrée fit lever Judith qui se tenait assise sur le pied de l’étroite couchette où Fanchon reposait. Son ample robe tenait presque tout l’espace libre et, avec un sourire d’excuse, elle se retira, non sans avoir gratifié d’un coup d’œil surpris celui qu’on lui présentait comme un excellent médecin.

Celui-ci, visiblement ébloui, ne put s’empêcher de suivre du regard le nuage bleu et parfumé de sa robe sans même songer à regarder sa patiente éventuelle et s’en excusa.

— Mme de Tournemine est sans doute l’une des plus belles dames qu’il m’ait été donné de contempler, dit-il. En outre, il y a fort longtemps que je n’ai eu la joie de voir une femme rousse. En Irlande, beaucoup de nos femmes le sont…

— Elle n’est pas irlandaise mais bretonne, comme presque tous ici. Nous sommes donc cousins germains.

Le bras de Fanchon, parfaitement soigné par Malavoine, au dire de Finnegan, ne présentait aucun problème. La jeune femme avait d’ailleurs retrouvé une mine satisfaisante et le docteur se contenta de lui prescrire la consommation de fruits frais et de fromages de chèvre que l’on trouvait facilement dans l’île et qui aideraient à la recalcification de son bras.

— Dans quelques jours, conclut-il, tout votre monde pourra vous rejoindre à « Haute-Savane » et y achever sa convalescence.

— Vous connaissez le domaine ? demanda Gilles, surpris de d’aisance avec laquelle l’Irlandais avait mentionné le nom de cette terre encore inconnue pour lui-même.

— J’y suis allé une fois ou deux du temps du vieux M. de Ferronnet. Il était tombé de cheval presque à mes pieds, un matin de vente d’esclaves, en arrivant un peu trop vite à la Criée. Je l’ai réparé de mon mieux et il m’avait un peu adopté… en tant que médecin tout au moins. J’avoue que je l’aimais assez : il avait le meilleur rhum de toute l’île.

La voix traînante à l’accent irlandais parut à Gilles avoir traîné plus encore que d’habitude, comme si Liam Finnegan avait éprouvé le besoin d’en rajouter mais, de même que Moïse avait, par son héroïsme passionné, conquis son intérêt, cette boule de poils hirsutes aux mains de miracle qui semblait traîner derrière elle un univers d’amertume et de désenchantement, l’attirait plus qu’il ne l’aurait peut-être souhaité.

— N’y a-t-il vraiment que le rhum qui, pour vous, présente quelque intérêt sur cette terre ?

— Pourquoi pas ? Il apporte la chaleur, l’oubli, une douce euphorie…

— Et d’affreux maux de tête quand on en abuse. Vous êtes un homme de valeur. Pourquoi vous détruire ainsi à plaisir ? Car vous n’ignorez pas, n’est-ce pas, que vous êtes en train de vous détruire ?

Il vit la colère flamber dans les yeux verts du médecin et crut, un instant, qu’il allait se jeter sur lui. Bien qu’il fût un peu moins grand que lui, Finnegan, s’il eût été moins maigre, eût sans doute été d’une force redoutable et, instinctivement, il banda ses muscles, attendant le choc. Mais l’Irlandais se calma aussi vite qu’il s’était emporté.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ? dit-il avec insolence. J’ai soigné votre nègre, j’ai examiné votre bonne femme, alors bonsoir ! Donnez-moi, au choix, un tonnelet de rhum ou deux ou trois pièces d’argent et nous serons quittes.

— Pourquoi ne pas venir avec nous à « Haute-Savane » ? Il n’y a certainement pas de médecin là-haut et je suis prêt à payer très cher vos services.

Pour la première fois depuis qu’il l’avait rencontré, Gilles entendit rire Finnegan et vit briller, dans la broussaille de sa barbe, ses solides dents blanches.

— Qu’y a-t-il de si drôle dans ma proposition ?

— Que moi j’aille vivre là-haut, sur le même méridien que Simon Legros ? Non, mon cher monsieur. Je tiens trop à ma peau, si mal entretenue qu’elle soit.

— Qu’aurait-elle à craindre de lui ?

Finnegan ne répondit pas tout de suite. Pendant un moment qui parut à Gilles une éternité, il considéra son interlocuteur, le jaugeant visiblement à son poids exact de muscles, d’énergie et d’intelligence.

— Vous ne le connaissez pas, n’est-ce pas ? Vous ne l’avez jamais vu ?

— Comment l’aurais-je pu ? Il y a deux mois seulement, j’ignorais encore que j’allais acheter « Haute-Savane » et planter ma tente à Saint-Domingue. Je comptais acheter en Louisiane.

— Vous auriez sans doute mieux fait. Si encore vous étiez seul. Mais il y a des femmes blanches avec vous et la vôtre est singulièrement belle.

— Que voulez-vous dire à la fin ? Expliquez-vous. Ce n’est tout de même pas le diable, votre Simon Legros ?

— Pas le diable en personne, non… mais une assez bonne imitation. Je me bornerai à vous dire ceci, monsieur de Tournemine : Simon sème la terreur là-haut. Il martyrise les Noirs qu’il utilise jusqu’à épuisement total. Personne ne renouvelle son cheptel aussi souvent que lui. Mais, qui plus est, il ne tolère aucun Blanc dans ce qu’il prend petit à petit l’habitude de considérer comme son empire. Le jeune Jacques de Ferronnet ne s’y est pas trompé qui a préféré prendre la poudre d’escampette après la mort… peut-être un tout petit peu trop rapide et rapprochée, de son père et de sa mère. Si j’étais vous, je mettrais rapidement « Haute-Savane » en vente et je reprendrais à la fois la mer et mes projets en Louisiane.

— Seulement, vous n’êtes pas moi, fit Gilles avec une douceur qui n’excluait pas une inébranlable fermeté. J’ai combattu avec La Fayette, Washington et Rochambeau, docteur. J’ai combattu, en Espagne et en France, des ennemis au moins aussi redoutables que ce Legros parce qu’ils étaient beaucoup plus haut placés et beaucoup plus cachés et, même dans mon enfance, je n’ai jamais eu peur de Croquemitaine. Mais je m’étonne que les autorités de cette île n’aient pas mis bon ordre à un tel état de choses. Après tout, Legros n’est que l’intendant d’une plantation. On pouvait le châtier, il me semble ?…

— On pouvait, en effet, mais on ne l’a pas fait. Dans cette île, monsieur, où les propriétaires de plantations vivent souvent une partie ou même la totalité de l’année en France, les intendants sont une puissance avec laquelle il faut compter. Notre homme… ou plutôt le vôtre n’est pas si mal en Cour, que ce soit auprès du gouverneur ou même de l’intendant général, M. de Barbé de Marbois. Il a l’art des présents judicieux et, si vous entrez en lutte contre lui, vous pourriez vous en apercevoir. Entre un nouveau venu, un inconnu… qui commence d’ailleurs par refuser de se rendre au palais parce qu’il entend soigner un nègre, et un homme déférent, respectueux de la hiérarchie et capable de rendre certains services, je crains que l’on n’hésite pas beaucoup. Quant à moi, je n’hésite pas du tout : merci de vouloir vous charger de ma rédemption en m’offrant un poste honorable, mais j’aime mieux marcher pieds nus que pourrir à un croc de boucher dans le hangar aux pénitences de Simon Legros. Puis-je à présent espérer que vous me ferez ramener à terre ?

Sans répondre, Gilles fouilla dans sa poche, en tira sa bourse bien remplie et, sans même en examiner le contenu, la mit dans la main du médecin qui la fixa incontinent à la ficelle où s’attachait son pantalon.

— Comme vous voudrez, docteur, dit-il enfin. Vous pouvez repartir, le canot vous attend. Je vous remercie encore de vos soins. Reviendrez-vous voir vos malades ?

— Pour la femme, c’est inutile. Pour le Noir, je reviendrai demain matin. Peut-être aurez-vous réfléchi et changé d’avis…

— Je ne crois pas. Je vous dis donc au revoir car demain vous ne me reverrez pas. Je compte monter, dès l’aube, à « Haute-Savane »…

Sans rien ajouter, Liam Finnegan s’inclina et, suivi de son hôte, remonta sur le pont. Il se dirigeait vers la coupée au bas de laquelle l’attendait le canot quand il croisa soudain Anna Gauthier et sa fille qui, après avoir contemplé un moment le mouvement si coloré du port, revenaient vers l’arrière du navire où le repas du milieu du jour n’allait pas tarder à être sonné.

Elles causaient entre elles et ne prêtèrent aucune attention à cet homme qui pouvait être aussi bien un ouvrier du port qu’un vagabond et, sans le regarder, passèrent auprès de lui à le toucher et s’éloignèrent.

Gilles vit alors Finnegan se figer sur place puis lentement, lentement, se détourner pour suivre des yeux les deux femmes. Et ce fut seulement quand elles eurent disparu que, semblable à un homme qui sort d’un songe, il reprit son chemin mais d’un pas beaucoup plus lent, presque hésitant.

Il venait de commencer à descendre l’échelle de corde pendant au flanc du navire quand, brusquement, il releva la tête, chercha Tournemine qui, planté près du grand mât, mains aux dos et jambes écartées, l’observait.