Il retrouvait, intactes, les émotions qui avaient été les siennes quand, gamin de seize ans accroché passionnément au bastingage du Duc de Bourgogne, il regardait sortir de la brume les côtes américaines où un peuple combattait pour le droit d’exister par lui-même. Il s’était senti alors l’âme de Jacques Cartier devant les bouches du Saint-Laurent. Cette nuit, il se sentait un peu avoir celle de Christophe Colomb quand, en 1492 et après tant de jours de mer, il avait enfin approché, la prenant d’ailleurs pour les Indes, de cette grande île montagneuse que les Indiens arawaks, ses premiers occupants, nommaient alors « Ayti », ce qui signifie Terre Haute et Sauvage1.

Mais le Génois aux ordres d’Isabelle la Catholique portait avec lui ce qu’il croyait être la civilisation et qui n’était, en fait, que la plus sombre barbarie. Pour les innocentes peuplades de l’île, les bienfaits de ce héros s’étaient traduits par l’esclavage, le travail le plus abrutissant afin d’extraire l’or dont le besoin animait ces hommes à la peau pâle, la déportation et, pour finir, l’anéantissement quasi total de la race.

Ce génocide avait été si rapide, si atroce qu’il avait excité la pitié d’un jeune prêtre espagnol, Bartolomé de Las Casas, fils d’un des compagnons de Colomb établis dans l’île. Pour sauver ce qu’il pouvait rester de ces malheureux Indiens, Bartolomé avait fait tout ce qu’il pouvait, suggérant d’employer une autre main-d’œuvre, bien adaptée au climat tropical, et dont l’aide pourrait retenir ce peuple sur le chemin de sa destruction. Pourquoi ne pas faire venir quelques Africains ?

Mais Bartolomé n’avait rien sauvé. Les Arawaks avaient continué de mourir à la tâche ou sous le fouet. En revanche, son idée avait fait fortune et, depuis trois siècles, en ce dernier quart de celui que l’on voulait l’ère des Lumières, des navires chargés de désespoir et de puanteur sillonnaient l’Atlantique déversant sur les îles à sucre, les Caraïbes entières, le Mexique, la Floride et enfin l’Amérique des flots de cet or noir dont la sueur et le sang arrosaient généreusement ces terres fertiles produisant pour les maîtres l’opulence la plus extrême, la plus folle richesse, sans pour autant éveiller la reconnaissance ou la simple compassion. En 1517, un premier contingent de 4 000 nègres de Guinée arrivait à ce qui allait devenir Saint-Domingue. Beaucoup d’autres suivirent.

Pourtant, l’or des mines s’épuisant, les Espagnols cherchèrent d’autres sources. De Cuba et d’Hispaniola, sa voisine, partirent les conquistadors qui s’en allaient asservir le Mexique, le Pérou, mais les flots d’or qu’ils drainaient attiraient sur eux, comme mouches sur un pot de miel, corsaires, flibustiers, Frères de la Côte, basés à Saint-Christophe puis à la Tortue séparée d’Hispaniola par un mince bras de mer.

La grande île d’Ayti se vidait, retournait au désert. Il n’y avait plus d’Indiens et les Espagnols n’étaient plus que quelques-uns. Alors les flibustiers passèrent le bras de mer, se firent d’abord boucaniers puis, petit à petit, s’installèrent, devinrent colons, planteurs. La plupart étaient français et un premier gouverneur, Bertrand d’Ogeron, leur fut donné. L’Espagne, bien sûr, protesta mais la paix de Ryswick, en 1697, céda définitivement à la France le tiers oriental de l’île rebaptisée San-Domingo, le reste demeurant acquis à l’Espagne. L’appellation francisée Saint-Domingue fut alors attribuée généralement à toute l’île. Les plantations se développèrent et les navires négriers vinrent, de plus en plus nombreux, mouiller en rade du Cap Français, la grande cité du nord, ou de Port-au-Prince, celle de l’ouest, pour apporter la main-d’œuvre nécessaire aux grandes cultures de Saint-Domingue : la canne à sucre, l’indigo, le coton et le café. D’énormes fortunes s’édifièrent avec l’intense trafic commercial établi entre l’Afrique, la métropole et l’île qui devint la plus riche des colonies de la Couronne.

Tout cela, Gilles l’avait appris de fraîche date, un peu par Jacques de Ferronnet, beaucoup par les livres qu’il avait embarqués. Pourtant, plus il contemplait la ligne noire des montagnes – les mornes ainsi qu’il convenait de les appeler ici – profilées sur les sombres profondeurs du ciel étoilé, plus il sentait que lui échappait le savoir purement livresque. Il se savait au seuil d’une connaissance qu’il ne pourrait tirer que de lui-même, de sa propre expérience, de ses peines parfois. Il allait devoir apprendre à aimer, non seulement le domaine qui était sien et qu’il aimait déjà, mais aussi cette terre tout entière. À ce prix seulement son amour lui serait rendu et l’île, peut-être, s’ouvrirait à lui comme une femme consentante, le laissant approcher les secrets redoutables cachés au fond de ses forêts denses, repaires des vieux dieux africains qu’avaient, sans en avoir conscience, apportés avec eux les navires négriers. Des dieux qui, s’ils ne daignaient pas défendre ou protéger leur peuple, s’entendaient singulièrement parfois à le venger.

— Cette terre n’est pas comme les autres, avait murmuré le gentilhomme de Saint-Domingue de cette voix feutrée qu’empruntent ceux qui craignent d’être entendus. La mort s’y cache sous d’innocentes apparences mais ne résout rien. Chez nous, il arrive que les morts soient encore vivants…

Et comme Gilles, intrigué, tentait de lui faire préciser ces étranges paroles, Ferronnet s’était secoué comme quelqu’un qui s’éveille d’un mauvais rêve, avait avalé d’un trait son verre de rhum puis retrouvant un sourire, un peu pâle peut-être, avait avoué :

— Si je me mets à vous raconter tous les contes de bonne femme qui courent les mornes nous en avons pour des jours et des jours. Sachez seulement que les esclaves ont une religion sur laquelle les prêtres catholiques se cassent les dents et perdent le peu de latin qu’ils savent. Il est vrai que leur imagination ne va pas toujours très loin, mais quelques-uns ont pu s’apercevoir à leurs dépens qu’il n’était pas bon de combattre ouvertement les dieux du Vaudou.

— Les dieux du Vaudou ? Qu’est-ce que cela ?

— Je ne saurais vous le dire au juste. Un culte animiste étrange, fortement mélangé de sorcellerie d’ailleurs. N’essayez pas d’en savoir davantage. Tenez-vous-en écarté autant que vous le pourrez et s’il vous arrive d’entendre, dans les lointaines profondeurs de la nuit, battre les tambours de brousse, gardez-vous bien d’aller voir ce qui se passe. Mon père a toujours agi ainsi et s’en est fort bien trouvé. Suivez son exemple…

Mais le Breton profondément chrétien qui sommeillait toujours au fond de Gilles renâclait.

— Un culte païen ! En vérité, comment des chrétiens ont-ils pu le tolérer et continuent-ils à l’admettre ?

— Mais parce qu’ils n’y peuvent rien. D’autant que le Vaudou a les idées larges et ne voit aucun inconvénient à joindre le Christ à ses autres dieux. Voyez-vous, chevalier, je suis aussi croyant que vous pouvez l’être, mais je crois plus sage de ne pas approfondir ce qui ne me regarde pas. Le Vaudou aide les esclaves à supporter leur misère et, pour la santé du corps et de l’esprit, il est préférable de ne pas y toucher, tout simplement. Quant à vous, j’ai seulement voulu vous informer pour vous éviter, étant dans l’ignorance, des erreurs regrettables pour vous-même ou pour les vôtres…

Il était temps, pour le voyageur, d’aller faire ses adieux à ses amis américains et Gilles n’avait pas réussi à en savoir davantage mais, à présent, tandis que le Gerfaut tirait paresseusement ses bordées au large de l’île, les paroles du jeune homme lui revenaient avec les senteurs de vanille et de poivre que le vent de la nuit apportait jusqu’à ses narines comme une sorte de bienvenue, ajoutant au désir ardent qu’il éprouvait d’approcher enfin cette terre magicienne qui ressemblait sans doute à Circé mais qu’il ne craignait pas.

Les heures s’écoulèrent rapides, cernées par la cloche du bord qui piquait les quarts de veille. La nuit s’acheva. Gilles vit la mer passer du noir au gris avec la première et pâle annonce de l’aurore. Alors il regagna sa cabine pour faire toilette. Lui qui se souciait assez peu de son apparence, il voulait être beau pour cette première communion avec sa nouvelle terre. Il entendait la saluer comme il eût salué la reine.

Et ce fut sous son meilleur uniforme d’officier aux gardes du corps de Sa Majesté qu’il reparut au soleil des tropiques. L’habit bleu fumée à revers et col écarlate, généreusement galonné d’argent, les culottes de daim blanc disparaissant dans les hautes bottes vernies éclatèrent triomphalement au milieu de la stupeur admirative de l’équipage.

Sourcils haut levés, les poings aux hanches, le capitaine Malavoine, momentanément privé de voix, le regarda un instant se pavaner sur le pont avant de s’exclamer :

— Sangdieu ! Monsieur le chevalier ! Allez-vous au bal ou bien pensez-vous visiter, dès l’arrivée, le gouverneur de Saint-Domingue ?

— Nullement, capitaine. Mais je pense qu’il est courtois de saluer comme il convient la terre qui va nous accueillir. Cela représente un petit effort par la chaleur qu’il fera tout à l’heure mais vous m’obligeriez en faisant hisser le grand pavois et en l’arborant pour vous-même, ainsi que pour l’équipage. Naturellement, nous saluerons du canon, en franchissant la passe.

Les yeux de Malavoine s’arrondirent encore.

— Vous voulez que je m’habille ?

— Mais oui. Vous, monsieur Ménard… de Saint Symphorien et tout l’équipage. D’ailleurs, voyez plutôt…

Pongo, à son tour, venait de faire son apparition. Voyant son maître faire toilette, il avait jugé bon d’en faire autant et à entendre les acclamations de l’équipage qui le saluèrent, il avait pleinement réussi.

Superbe sous son habit de daim blanc – tunique et pantalon – frangé et brodé de rouge et de noir, son visage de bronze auréolé de la traditionnelle coiffure de plumes d’aigle, il était impressionnant et hiératique comme une idole barbare, tellement même qu’il galvanisa Malavoine. Empoignant son « gueuloir » de bronze, il se rua sur sa dunette, beuglant à pleins poumons :