— Je crains que vous ne rentriez bredouille de votre chasse, mon cher monsieur, cria-t-il à Gilles. Ces animaux ne se laissent guère capturer…

— Si nous étions à terre, hurla le Breton furieux, j’aurais un vif plaisir à vous couper les oreilles. Au moins vous ne diriez pas que je rentre bredouille. Mais, à la réflexion, vous n’êtes pas de ces taureaux assez braves pour qu’on demande leurs oreilles…

— Espérez un peu ! Si Dieu le veut, nous nous reverrons peut-être un jour. Don Esteban Cordoba de Quesada vous salue bien ! Et vous promet qu’un jour nous nous retrouverons…

Un peu de vent se levait et la Santa Engracia semblait décidée à poursuivre sa route. Furieux, Gilles caressa un instant l’envie d’ordonner qu’une bordée fût lâchée sur ce misérable mais songea que les premières victimes, s’il envoyait le négrier par le fond, seraient le misérable troupeau enfermé sous le pont du bateau. Il allait donner l’ordre de retourner au navire quand Pongo murmura :

— Regarde ! Là ! Quelque chose bouge !

Sur l’arrière du canot, en effet, à quelques encablures et à mi-chemin de la coque brun et or du Gerfaut, quelque chose venait d’apparaître à la surface de la mer, un long corps noir qu’une vague déroba, puis un bras raidi en un tragique et inconscient appel. Mais déjà, entraînée par la voix autoritaire du chevalier, la chaloupe volait sur l’eau. C’est qu’en effet le danger des requins n’était pas encore tout à fait écarté : de nouveaux ailerons faisaient route vers une nouvelle proie. Mais déjà le canot arrivait.

— C’est grand Noir, dit Pongo tellement penché hors du bateau qu’il menaçait à chaque instant de plonger. Lui vivre encore mais lui blessé…

C’était le géant, en effet. Il remuait encore faiblement s’efforçant visiblement de se maintenir à la surface de l’eau mais il s’affaiblissait d’instant en instant. Des traces de sang apparaissaient autour de lui, ce sang qui savait si bien attirer les squales.

— Il faut le hisser à bord pendant qu’il est encore temps, ordonna Gilles.

Unissant leurs efforts à ceux de deux vigoureux rameurs, Pongo et lui réussirent à tirer hors de l’eau le corps inerte qui s’étala au fond du bateau comme un linge mouillé et y occupa une bonne partie de l’espace libre. L’homme était vraiment très grand, bâti en conséquence, et les rameurs le considérèrent avec une sorte de crainte superstitieuse. L’un d’eux osa même dire :

— Me demande si c’est bien prudent de récupérer un tel bonhomme. On n’aurait p’t-être aussi bien fait d’laisser les requins finir leur ouvrage…

Le Noir portait, en effet, à la cuisse, une assez large déchirure par laquelle le sang ne cessait de couler. Arrachant sa chemise, Gilles la jeta à Pongo qui cherchait désespérément un moyen d’arrêter ce sang.

— Fais-en un tampon et applique-le bien serré sur la blessure. Au bateau, vous autres ! Et si quelqu’un se sent le courage de regarder les requins dévorer un autre homme sous ses yeux, il n’a qu’à rejeter lui-même cet homme à la mer… mais en sachant bien que je l’enverrai immédiatement l’y rejoindre…

Quelques instants plus tard, tandis que la Santa Engracia s’éloignait sous le vent qui semblait prendre un peu plus de force, le rescapé qui avait complètement perdu connaissance était étalé aux pieds du capitaine Malavoine. Celui-ci le contempla avec une stupeur admirative.

— Encore jamais vu de spécimen humain de cette envergure, déclara-t-il au bout d’un instant d’examen. C’est le géant Atlas que vous avez pêché là, chevalier. Il ferait une fortune au marché du Cap Français, de Port-au-Prince ou de n’importe quelle ville des Caraïbes. Votre Espagnol est un rude imbécile de s’en être privé, sans parler de la fille enchaînée qui était bougrement belle.

— Ce malheureux ne lui a pas demandé son avis puisqu’il s’est jeté lui-même à la mer. En attendant, il faut le soigner et essayer de le sauver. Si vous voulez bien examiner sa blessure on le portera ensuite dans un hamac…

— D’accord, mais faudra essayer de raccommoder ça ! bougonna le capitaine touchant les tronçons de chaînes brisées qui pendaient aux poignets de l’homme. Encore qu’il ait l’air de savoir comment s’en débarrasser…

— Non seulement on ne va pas les raccommoder mais on va lui ôter cet abominable attirail de carcans et de fers. Un homme capable de se jeter dans des eaux infestées pour tenter de sauver la femme qu’il aime – car seule la passion a pu inspirer un tel geste –, cet homme-là, dis-je, mérite amplement d’être libre…

— Je suis assez d’accord avec vous sur le principe. Mais s’il démolit le bateau…

— Il ne me paraît guère en état de le faire. Je reconnais pourtant qu’il faudra le surveiller et ne pas s’en approcher sans armes tant qu’on n’en saura pas plus sur ses réactions.

— Pongo s’en charger ! déclara l’Indien qui, agenouillé auprès de l’homme, était en train d’ôter le pansement de fortune qu’il avait composé avec la chemise de Gilles pour permettre au capitaine d’examiner la blessure.

Celle-ci ne saignait presque plus mais le Noir devait avoir perdu beaucoup de sang car sa peau, d’un ébène si profond et si luisant tout à l’heure, en dépit des marques encore mal cicatrisées que le fouet avait laissées sur le dos, avait pris une curieuse teinte grisâtre. Le capitaine hocha la tête.

— Il a de la veine. L’artère n’a pas l’air atteinte. On va cautériser tout ça. Faites chauffer la poix.

Mais Pongo s’interposa :

— Capitaine vouloir brûler blessure ?

— Naturellement. C’est la seule façon d’être sûr que le sang ne coulera plus…

— Peut-être mais brûlure mauvaise. Faire dégâts plus graves que blessure, parfois. Chez nous jamais faire ça.

— Il faut tout de même bien mettre quelque chose, grogna Malavoine, vexé.

— Herbes trempées dans vin ou dans huile. Pongo avoir herbes dans sac-médecine.

Le dialogue fut interrompu par des coups violents frappés à la porte menant aux cabines. On entendit la voix de Judith qui exigeait qu’on lui ouvrît. Le capitaine Malavoine se gratta la tête.

— Dois-je ouvrir à votre femme, monsieur le chevalier ? demanda-t-il.

— Pourquoi ? Vous l’aviez enfermée ?

— J’avais enfermé toutes les dames. Je pensais que ce qui vient de se passer sur la Santa Engracia n’était pas un spectacle pour elles. Grâce au ciel, Mme de Tournemine n’a pas la vue sur bâbord.

— Vous avez eu tout à fait raison mais à présent vous pouvez lui ouvrir.

— C’est que… cet homme non plus n’est pas un spectacle pour une dame étant donné son absence totale de costume.

Gilles se mit à rire.

— Le moindre morceau de toile à voile fera l’affaire et ne gênera pas Pongo pendant qu’il appliquera ses herbes.

L’instant suivant, Judith, robe de toile rose et blanc, un grand chapeau de paille retenu par une écharpe rose posé avec élégance sur ses cheveux, faisait irruption sur le pont, se plaignant violemment d’avoir dû étouffer durant tout ce temps. Pour la faire taire, Gilles, en quelques mots, la mit au courant de ce qui venait de se passer, désignant, pour finir, la Santa Engracia qui avait repris sa route vers la Floride et recréait, dans le lointain, l’image de pure beauté qu’elle avait offerte à l’aube.

— Il s’éloigne à présent et nous aussi avons repris notre route. N’en veuillez pas au capitaine Malavoine qui a seulement voulu préserver votre sensibilité. À présent, je vous conseille de regagner votre cabine jusqu’à ce que nous ayons installé ce malheureux dans un hamac.

Le regard que lui lança la jeune femme appartenait tout entier à l’ancienne Judith, fière et toujours prête au défi.

— Me croyez-vous faite du même bois que votre précieuse Madalen qui gît actuellement sur sa couchette, à demi inconsciente, pendant que sa mère lui tape dans les mains et lui fait respirer des sels ? Je ne crains pas, moi, la vue d’un blessé ni même d’un mort et la puanteur de votre négrier ne m’aurait pas fléchie. Dois-je vous rappeler – ou bien suis-je dans l’erreur ? – que « Haute-Savane » est une plantation, que sur cette plantation vivent quelque deux cents esclaves ? Il va bien falloir que je m’habitue à rencontrer des nègres, morts ou vivants, malades, ou sains. Autant commencer tout de suite. Laissez-moi passer !

Il s’écarta pour lui livrer passage et retint de justesse une riposte peut-être maladroite. Mais c’était la première fois que sa femme, parlant de Madalen, employait ce ton acrimonieux. Où avait-elle pu prendre, sinon auprès de Fanchon, que la jeune fille lui était « précieuse » ? Il se promit en conséquence de veiller au grain sérieusement… Cependant, de son pas léger et dansant, Judith allait rejoindre Pongo, s’agenouillait auprès de lui sans souci de souiller sa robe fraîche et lui ôtait des mains le tampon de charpie avec lequel il s’apprêtait à procéder à un nettoyage de la plaie avec un peu d’huile de noix.

— Allez préparer votre emplâtre, Pongo, lui conseilla-t-elle, je suffirai pour ceci. Ensuite, si l’un de ces messieurs voulait bien nous apporter du vin, du rhum ou n’importe quoi d’autre, nous pourrions essayer de ranimer ce pauvre homme…

Lentement, Pongo se releva sans quitter des yeux la jeune femme agenouillée. Puis, se détournant, il envoya la fin de son regard à Gilles, y ajouta un demi-sourire et murmura en passant auprès de lui :

— Peut-être Fleur de Feu pouvoir être bonne squaw et pas seulement paquet encombrant !… Qu’en penses-tu ?

Haussant les épaules, Gilles s’en alla aider sa femme qui avait achevé sa tâche et à laquelle le capitaine tendait une gourde de rhum. Il souleva les lourdes épaules tandis que Judith approchait le goulot des lèvres violettes. Le liquide ambré coula dessus puis à l’intérieur et, comme par magie, le rescapé revint à la vie. Toussant, crachant d’abord puis lampant avidement, il avala une bonne moitié du contenu de la gourde avant d’ouvrir de gros yeux liquides dont le blanc se veinait de rouge.