Voyant les ailes de son nez se pincer, Malavoine appela d’un geste un matelot qui lui apporta un petit seau empli de vinaigre dans lequel trempaient quelques chiffons, en prit un et l’offrit à Gilles.

— Tenez ! Mettez-le sous votre nez.

Mais d’un geste plein de colère, le chevalier repoussa le chiffon à l’odeur piquante.

— Faites-les porter aux dames. Elles doivent être toutes à moitié évanouies dans leurs cabines…

Comme pour lui donner raison, Anna et Madalen apparurent à cet instant même, vertes comme des olives et se soutenant à peine. Pierre Ménard et deux matelots s’empressèrent auprès d’elles, mais ni Gilles ni le capitaine ne bougèrent. Toute leur attention tendue vers le négrier où les détails se précisaient petit à petit, ils n’avaient rien vu. Quelque chose en effet était en train de s’y passer…

En approchant, ils pouvaient constater que la blanche image de pureté n’était qu’une illusion due à l’éloignement et aux clairs rayons du soleil matinal et que de nombreuses taches s’y montraient : voiles endommagées, haubans effilochés, éclats de bois et, par les dalots, les sinistres bavures pourpres du sang fraîchement coagulé. Mais le drame qui avait dû se jouer à bord du navire de traite n’était pas terminé ou, tout au moins, si le premier acte était achevé, le second commençait, plus tragique encore s’il était possible.

Avec horreur, Gilles vit les vergues du bateau se charger d’un horrible fruit noir agité d’un reste de vie atroce et spasmodique : un pendu, puis un autre… et un troisième encore. En même temps, les fouets à longues mèches entraient en danse contre des corps nus appliqués contre les mâts par les poignets attachés trop haut.

— Il a dû y avoir une révolte à bord, commenta le capitaine Malavoine. Cela est le châtiment.

Dans le calme du matin, les hurlements des suppliciés et les claquements des lanières de bœuf tressé couvraient le cri rauque des oiseaux de mer. Et soudain, ce fut pire encore.

Figés à leurs places, tant l’horreur exerce de fascination, les hommes du Gerfaut purent voir distinctement – car on était maintenant assez près – la masse noire des esclaves enchaînés et gardés par des marins armés de mousquets. Avec des grondements de colère, ils tiraient sur leurs chaînes tandis que, deux par deux, les hommes d’équipage empoignaient quelques-uns de leurs compagnons qui gisaient sur le pont pieds et mains liés et les jetaient par-dessus bord.

Aux plaintes de ces malheureux, à leurs contorsions pour échapper à un sort affreux, il était évident qu’il ne s’agissait pas de cadavres mais bien d’êtres vivants, et ces plaintes devinrent des hurlements quand le sinistre triangle gris d’un aileron de requin, puis un autre, fendirent l’eau si calme de ce beau matin.

— C’est monstrueux ! gronda Gilles. Nous n’allons pas regarder ce massacre en nous croisant les bras. Un canot à la mer et six hommes armés de mousquets et de sabres avec moi ! cria-t-il.

Il voulut s’élancer vers la chaloupe mais le capitaine Malavoine s’interposa.

— Je vous en prie ! Nous ne pouvons rien faire. Ceci n’est que l’expression, lamentable je vous l’accorde, de la loi normale sur la route de la traite. Toute révolte à bord d’un navire doit être punie.

— Pas ainsi ! C’est un massacre !

— Songez que ces hommes en ont peut-être tué d’autres…

— Et alors ? Peut-on reprocher à ces malheureux d’essayer de retrouver leur liberté ou, tout au moins, de préférer mourir en combattant plutôt que sous le fouet d’un surveillant ?

— Ils ont pris le risque. Ils paient à présent. Admettez tout de même qu’avec vos idées il n’y aurait plus de commerce possible.

— Vous avez sans doute raison, capitaine, mais je ne crois pas avoir tort. Est-ce prêt ?

Bousculés par Pongo, six marins armés avaient en effet mis une chaloupe à la mer. Armé lui aussi, Gilles sauta dedans. Penché sur le bordage, le capitaine l’adjurait encore :

— Bon Dieu ! Mais que prétendez-vous faire ?

— Essayer de sauver quelques-uns de ces malheureux.

— Mais ils vont vous tirer dessus de là-haut. Vous voulez vous faire tuer pour ça ?

— Ça ? Ce sont des créatures de Dieu comme vous et moi. Quant à me faire tuer, puis-je vous rappeler que vous avez des canons… et suggérer que vous les fassiez mettre en batterie ? Vous voyez bien qu’à présent ce sont des femmes qu’ils jettent aux requins.

En effet, deux de ces pauvres créatures venaient de rejoindre leurs compagnons dans l’abominable bouillonnement rouge qui clapotait sous la coupée de l’espagnol. Debout dans le canot, Gilles épaula son mousquet, tira sur l’un des deux requins.

Mais ses faits et gestes n’avaient pas été sans attirer l’attention de ceux de la Santa Engracia, tout occupés qu’ils fussent de leur tuerie. Le porte-voix du capitaine entra en action.

— De quoi vous mêlez-vous, señor ? Allez à vos affaires et laissez-nous aux nôtres.

Il avait parlé en espagnol mais, depuis son long séjour aux gardes du corps de Sa Majesté Très Catholique, Gilles s’était familiarisé avec cette langue.

— Vous appelez cela des affaires ? J’ai l’impression que vous êtes en train de faire perdre de l’argent à votre armateur. Quant à moi, j’ai le droit de chasser le requin quand et où il me plaît.

— Allez le chasser ailleurs. Qui êtes-vous d’ailleurs ? Un de ces maudits Français…

— Vous n’êtes guère aimable avec vos alliés, capitaine. Quant à ce que je suis…

Une sorte de vrombissement lui coupa la parole. Le porte-voix du capitaine Malavoine était en train de mugir.

— Je crois que ce que nous sommes est écrit en clair à la pomme du maître-mât… ou bien avez-vous besoin de lunettes, señor capitano ?

Instinctivement, Gilles se retourna et étouffa une exclamation de stupeur. Sinistrement insolent, le pavillon noir timbré d’une tête de mort et de deux tibias croisés s’agitait dans la brise molle à l’endroit où auraient dû normalement s’étaler les fleurs de lys de France mais le chevalier n’eut guère le loisir de se demander d’où Malavoine l’avait sorti car l’Espagnol éructait :

— Un pirate ! Et ça vient vous faire la morale ! Ôtez-vous de là, monsieur le chasseur de requins, ou je vous envoie par le fond. Des mousquets sont braqués sur vous…

— Tirez si cela vous chante ! cria Gilles qui venait de tuer un nouveau squale – malheureusement les sinistres ailerons étaient de plus en plus nombreux, les voraces arrivant en bande à la curée.

— Nous aurons alors l’honneur de vous envoyer par le fond, mugit Malavoine. Ou bien n’avez-vous pas remarqué nos sabords ouverts et nos canonniers prêts à tirer ?

En effet, les canons du Gerfaut montraient leurs gueules d’autant plus menaçantes que, debout à côté de chacun d’eux, les servants de pièces se tenaient armés de torches dont les flammes s’effilochaient sous la brise.

— Allez vous faire foutre ! hurla, en excellent français cette fois, le maître de la Santa Engracia dont les bouches à feu étaient beaucoup moins nombreuses que celles du pseudo-pirate. Mais je n’en ai pas fini avec cette racaille et vous ne m’en empêcherez pas ! Il me reste le plat de résistance.

Deux de ses hommes venaient d’ériger, debout sur la coupée, une superbe fille noire. Entièrement nue à l’exception du collier de fer qui enserrait son cou et qu’une chaîne reliait à ses mains ramenées derrière son dos et du boulet rivé à ses chevilles, elle avait, sous cet attirail barbare, tant de souplesse et de grâce que Gilles crut voir une panthère captive. Son visage aux traits volontaires n’était que mépris et elle ne disait pas un mot.

— Vous êtes fou, hurla Gilles. Vous n’allez pas tuer cette femme. Je vous l’achète cent pièces d’or !

— Vous m’en offririez mille que je dirais non. C’est elle qui a fomenté la révolte en profitant de ce que je lui avais accordé quelques faveurs. Dix de mes hommes sont morts à cause d’elle… Allez, vous autres…

Avant que Tournemine ait pu ajouter un seul mot, la brillante silhouette d’ébène poli avait été précipitée, telle une sombre flèche, en plein milieu des eaux tumultueuses sous lesquelles, entraînée par le poids rivé à ses pieds, elle disparut instantanément.

Un gigantesque hurlement se fit alors entendre.

— Yamina… Yamina !

Les hommes de la chaloupe, pétrifiés de stupeur, virent alors bondir un nègre gigantesque. D’une traction désespérée des énormes muscles de sa poitrine, il arracha les chaînes de fer qui entravaient ses poignets, puis sautant comme un chat sur la rambarde il plongea sans hésiter à la suite de la fille.

— Nagez, vous autres ! ordonna Gilles qui avait rechargé son mousquet et tirait au milieu des requins, aidé par Pongo et deux autres marins. Allons, approchez ! Je veux essayer de sauver ces deux-là…

— On va se retourner, monsieur, hasarda l’un des rameurs. Ces sales bêtes font une vraie tempête.

— Ne vous occupez pas de ça ! Plus vite ! gronda Gilles qui venait de jeter son mousquet vide et qui, penché sur le plat-bord, frappait à présent à coups de sabre, essayant de dégager l’endroit où la fille et le géant avaient disparu. L’eau, autour de la chaloupe, était rouge de sang mais se calmait, les bêtes piquant sans doute sur les profondeurs pour achever leur repas. D’immondes débris remontaient ici et là, vite happés par une gueule vorace. Il était impossible d’y voir quelque chose, impossible aussi d’imaginer qu’il pût y avoir, là-dessous, un seul être humain encore vivant…

Un éclat de rire sardonique lui fit lever la tête. Il put voir alors le capitaine de la Santa Engracia et jugea qu’il n’était guère impressionnant. C’était un petit homme au teint hâlé, offrant au soleil de ce matin de mort une de ces longues figures comme aimait à en peindre El Greco et des membres grêles perdus dans la splendeur d’une veste de satin rouge brodée d’or. Ses cheveux noirs, plats et lustrés, luisaient comme un lac sous la lune et sa bouche aux longues lèvres sinueuses surmontée d’une moustache en croc s’entrouvrait sur des dents éblouissantes. Des pierreries brillaient à ses doigts et à la garde de son sabre.