— Cette fille ? Qui donc ?

— Cette petite sotte, cette Madalen qui n’a rien compris à ce que je lui disais. Je sais qu’elle est amoureuse du maître et j’ai voulu lui faire comprendre qu’elle perdait son temps… que monsieur n’aimait et n’aimerait jamais que madame. Cela, bien sûr, n’a pas dû lui plaire et elle est allée raconter je ne sais quoi…

Elle aurait pu continuer à parler ainsi pendant longtemps, Judith ne l’écoutait plus. Les paroles de sa femme de chambre venaient d’ouvrir devant elle un horizon inattendu. Elle se souvint tout à coup de ce que Gilles lui avait jeté au visage, quand elle avait proclamé l’amour qu’elle gardait envers et contre tout à cet homme dont elle ne savait même plus de quel nom elle devait l’appeler. Il avait dit : « Je ne vous aime plus, ma chère. Mettez bien cela dans votre jolie tête… » Et, sur le moment, elle ne l’avait pas cru, y voyant une simple et naturelle riposte dictée par l’orgueil masculin. Mais, à présent, ces quelques mots prenaient un poids, une importance inquiétants.

Pour qu’il ne l’aimât plus, et la chose était récente, il fallait qu’il en aimât une autre. L’instinct de Judith lui souffla que cette autre était cette ravissante fille blonde, déterrée au fond de la Bretagne et emmenée, Dieu seul savait pourquoi, au bout du monde.

Plus elle y songeait et plus la jeune femme se persuadait qu’elle avait trouvé le mot de l’énigme. N’était-il pas révélateur que, sur une simple délation de cette fille, Gilles eût jeté dehors Fanchon sans même accepter de l’entendre ? Il fallait qu’il en fît un cas extrême et, de là à déduire qu’il s’en était épris, il n’y avait qu’un pas. Judith le franchit sans hésiter…

Derrière ses paupières mi-closes, Fanchon qui avait cessé de parler suivait sur le visage de sa maîtresse les progrès du doute qu’elle venait de jeter mais, quand Judith se leva pour sortir, elle se remit à pleurnicher :

— Par pitié, ma chère dame, ne laissez pas M. le chevalier me renvoyer ! J’en mourrais… Ce n’est pas ma faute si je me suis attachée si fort à vous…

— Soyez en repos, Fanchon. On ne vous renverra pas une seconde fois. Vous êtes à moi et j’entends en faire une question de principe.

Lorsqu’elle eut quitté l’étroite cabine, Fanchon se retrouva seule aux prises avec les démons de la fièvre qui montait et les élancements de son bras et de sa tête, mais elle se sentait étrangement heureuse et bénissait le sort qui l’avait fait découvrir dans des conditions aussi lamentables. À moins d’accepter de passer pour le plus barbare tyran, le beau chevalier au profil d’oiseau de proie, aux yeux de glace bleue ne pourrait plus l’éloigner de lui. Les perspectives qui s’ouvraient à présent devant elle la payaient largement de ce qu’elle avait souffert dans cet affreux entrepont. Et c’est en les caressant avec la tendresse de l’espoir qu’elle réussit à trouver le sommeil et s’endormit.

Quand Judith prit pied sur le pont, encore luisant des balayages furieux de la récente tempête, elle vit que tout l’équipage était réuni au pied du gaillard d’arrière sur lequel Gilles se tenait, flanqué du capitaine Malavoine et de Pierre Ménard, le second. La mer était apaisée, le soleil revenu et le navire, poussé par un bon vent, courait grand largue vers le chapelet d’îles qui se dessinait à l’horizon, mais sur le Gerfaut le silence était aussi total que durant les offices religieux. Seuls, le cri des mouettes et la chanson du vent dans les haubans se faisaient entendre.

En voyant apparaître sa femme, Tournemine lui jeta un rapide coup d’œil puis, d’une voix forte, lança de nouveau la question qu’il venait vraisemblablement de poser :

— Alors ? Personne ne peut me dire comment cette femme a pu prendre passage à bord ?

Les hommes s’entre-regardèrent, hochant la tête avec des grimaces diverses mais aucune voix ne s’éleva.

— J’ai peine à croire, reprit le chevalier, que personne ne l’ait aidée. Ou bien ce bateau était-il si mal gardé durant le temps qu’il a passé devant New York ? Va-t-il falloir que je punisse au hasard pour que le coupable se désigne ?

Comme le silence menaçait de s’éterniser, Pierre Ménard se pencha vers Tournemine et, après s’être raclé la gorge, murmura :

— Pardonnez-moi, monsieur, mais elle a dû embarquer durant le temps que nous étions à quai. En dépit des lanternes de vigie, il fait noir la nuit. Une femme jeune, souple et vêtue de sombre a pu sans se faire remarquer se glisser dans le bateau…

Le regard que Gilles tourna vers lui était plein d’orage et de soupçon.

— Vous êtes bien certain, monsieur Ménard, de n’être point à l’origine de cette aventure ? Vous me semblez savoir parfaitement comment les choses se sont passées.

Le jeune homme devint rouge brique mais ce fut l’indignation qui se peignit sur sa figure.

— Oh ! monsieur de Tournemine ! s’écria-t-il offusqué. Comment pouvez-vous supposer que je puisse, moi, m’intéresser assez à une femme de chambre pour l’introduire subrepticement sur le navire que j’ai l’honneur de commander en second ? Mes aspirations sont tout de même plus hautes.

Gilles haussa les épaules et lui tourna le dos. Ce jeune crétin, il ne l’ignorait pas, était entiché de noblesse, y avait des prétentions et s’efforçait de se faire appeler Ménard de Saint-Symphorien, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement le capitaine Malavoine qui se donnait un mal fou pour ne jamais prononcer son nom correctement, l’appelant Benard ou Panard quand ce n’était pas M. de Saint-Truc ou Saint-Machin.

Mais au fond tout cela était bien innocent et Gilles n’y voyait guère d’inconvénients. En revanche, il n’aimait pas du tout les regards langoureux dont le jeune homme couvrait Madalen chaque fois qu’il l’apercevait. Madalen dont les beaux yeux ne se tournaient plus jamais vers lui, Madalen qui le fuyait presque ostensiblement, Madalen qui ne lui adressait plus jamais la parole, sinon pour le saluer.

D’autre part, elle s’attardait volontiers auprès de Ménard quand elle venait respirer sur le pont et Tournemine, exaspéré, n’eût pas été fâché de découvrir, avec l’aventure de Fanchon, un prétexte valable pour obliger le jeune homme à mettre sac à terre. Apparemment, ce n’était pas encore pour cette fois, mais Gilles s’en consola en pensant que l’arrivée n’était plus éloignée et qu’une fois à Saint-Domingue Madalen n’aurait plus guère l’occasion de voyager à bord du Gerfaut qui d’ailleurs serait souvent en mer pour le service de la plantation.

Comme l’équipage attendait toujours sans que personne soufflât mot, Judith s’approcha de son époux.

— Je voudrais vous parler de cette malheureuse affaire, dit-elle. Je ne crois pas que vous tiriez quoi que ce soit de ces hommes car ils n’ont pas l’air d’être plus au courant que vous et moi…

— Comme vous voudrez. Capitaine, veuillez disperser l’équipage ! Après tout, le cas n’est pas pendable et il est possible que cette fille ait agi seule. Je vous écoute, madame, ajouta-t-il en offrant son bras à la jeune femme pour faire quelques pas.

Tous deux remontèrent jusqu’à la rambarde arrière et s’immobilisèrent près des lanternes de poupe. De là ils pouvaient embrasser du regard l’ensemble du bateau où l’équipage retournait à son travail ou à son repos, mais le vent, assez vif, gonfla comme un ballon la robe d’indienne fleurie que portait Judith et elle dut resserrer autour de sa tête l’écharpe de mousseline blanche qu’elle y avait enroulée.

— Voulez-vous que nous rentrions ? proposa Gilles. Ce vent vous dérange.

— Avez-vous oublié que je suis aussi bretonne que vous-même ? fit-elle avec un sourire. J’aime le vent, surtout ici. Il aide à supporter cette chaleur collante.

Puis, changeant de ton :

— … Gilles, qu’allez-vous faire de Fanchon ?

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Quand nous serons au Cap Français, nous la ferons porter à l’hôpital afin qu’elle y reçoive des soins plus éclairés que ceux prodigués par Malavoine puis, une fois guérie, nous l’embarquerons à bord d’un bon navire à destination de la France. Grâce à Dieu, ils ne manquent pas car le trafic est intense entre Saint-Domingue, qui est la plus riche des colonies de la Couronne, et la métropole.

— La rembarquer après tout ce qu’elle vient de subir et ce qu’elle subit encore ? N’est-ce pas exagérément cruel pour une faute somme toute fort mince ? Je ne sais, fit-elle avec un sourire, où vous espérez trouver des domestiques qui n’épient pas les faits et gestes de leurs maîtres et n’en discutent pas entre eux ? Voyez-vous, nous n’apprécions pas les choses de la même façon et j’aurais plutôt tendance, moi, à châtier un délateur. C’est manquer à l’esprit de corps que s’en aller répéter au maître ce qui se dit à l’office ou à la cuisine.

Choqué d’entendre Judith assimiler Madalen à une quelconque servante, Gilles ouvrait la bouche pour une riposte peut-être un peu trop vive mais se contint et la referma. Judith ignorait le nom de celle qui l’avait informé et il eût été stupide sinon dangereux de l’éclairer sur ce point. En outre, il reconnaissait volontiers, en lui-même, que si son amour n’eût été en cause il n’eût jamais chassé Fanchon pour une faute aussi mince et qu’en tout état de cause, c’était Judith qui avait raison.

— Allons ! soupira-t-il. Dites-moi ce que vous souhaitez que je fasse.

— Laissez-la-moi, je vous en prie. Je n’ai pas combattu votre décision quand vous l’avez prise, à New York, mais je ne vous ai pas caché que cela me gênait et aussi me peinait, d’être obligée de renoncer aux services de Fanchon. Je sais bien que vous ne l’aimez pas, qu’elle vous déplaît…

— Pourquoi, diable, voulez-vous qu’elle me déplaise ? Dois-je vous rappeler que je n’ai fait aucune difficulté pour l’emmener quand nous avons quitté la France ?