Le résultat fut foudroyant. Avec un cri de colère, Madalen s’arracha de ses bras et, trébuchant sur les mottes d’herbe, s’éloigna de lui, cherchant refuge contre le mur de la chapelle.

— Non… Pas ça ! cria-t-elle d’une voix étranglée par les sanglots. Ce n’est pas vrai… Vous ne m’aimez pas ! Vous me désirez et c’est tout ! Ce… ce n’est pas ça l’amour ou, si c’est ça, je n’en veux pas !

Elle pleurait, à présent, montrant son visage ruisselant de larmes sous la masse soyeuse de ses cheveux défaits que son bonnet, en tombant, avait libérés. Ils roulaient sur ses épaules jusqu’à ce sein que Gilles avait osé caresser et sur lequel Madalen crispait sa main tremblante comme si elle eût voulu l’arracher. Interdit et désolé, Gilles regardait cette jeune furie sans plus oser l’approcher.

— Pardonne-moi, Madalen, je t’en supplie ! Pardonne-moi ! Ce n’est pas ma faute ! C’est celle de mon amour trop longtemps contenu. Je t’aime ! Je te jure que je t’aime…

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’aimez que votre femme. Fanchon avait raison.

— Fanchon ? Que vient-elle faire ici ?

— Bien plus que vous ne croyez. C’est une brave fille. Elle a voulu me mettre en garde contre vous, contre vos caresses. Elle m’a tout dit.

— Tout quoi ?

— Ça ne vous regarde pas… Je vous déteste !

La colère emporta d’une poussée les remords de Gilles. Bondissant sur la jeune fille qui, adossée au mur, ne pouvait plus reculer, il lui saisit le bras.

— Je veux savoir, Madalen. Tu en as trop dit. Quand on accuse quelqu’un on va jusqu’au bout de ses accusations. Qu’est-ce que t’a dit Fanchon ?

— Tout, vous dis-je, tout… Que vous ne pouviez voir une fille sans avoir envie d’elle, qu’elle avait été votre maîtresse sur le bateau et aussi…

— Et aussi quoi ? gronda-t-il les dents serrées.

— Ce qui s’est passé… l’autre nuit… dans la chambre de votre femme. Comment… comment vous lui aviez fait l’amour.

« La garce ! pensa Gilles fou de rage. Elle va me le payer. En rentrant, je la flanque dehors… »

Il lâcha Madalen et la regarda un instant sangloter sans retenue appuyée à l’église, la tête sur ses bras repliés. S’efforçant de retrouver son calme, il prit une longue respiration. Sa voix était froide et unie quand il reprit :

— Fort bien ! En ce cas, Madalen, je vais essayer de vous expliquer ce que c’est qu’un homme car vous ne semblez pas en avoir la plus petite idée. Ce n’est pas un pur esprit, ainsi que vous semblez l’imaginer. Il y a l’esprit, oui, mais il y a aussi le corps et le cœur. Et si le cœur ne bat jamais que pour un seul être, le corps, lui, peut répondre à bien des sollicitations car il a des besoins, des exigences, même. C’est pourquoi l’Amour payé de retour, l’Amour absolu, total qui fond en un seul être deux esprits, deux cœurs et deux corps, même si vous ne voulez pas voir cette facette ardente qu’il présente, c’est pourquoi l’Amour est la chose la plus merveilleuse qui soit au monde…

Il laissa passer un court silence puis reprit, plus bas :

— … Au cours de la traversée, Fanchon, une nuit, est venue dans ma cabine et j’ai accepté ce qu’elle m’offrait. Quant à Judith, elle est ma femme et je peux exercer sur elle les droits que m’a donnés le mariage. Je l’ai aimée ardemment jusqu’à ce que je vous rencontre mais, à présent, c’est vous que j’aime, vous que je ne peux m’empêcher d’aimer, avec tout mon être, vous entendez ? Tout mon être et je n’ai aucune honte à vous avouer que je vous désire autant que je vous aime.

Elle avait cessé de pleurer. Avec des gestes fébriles, maladroits, elle relevait ses cheveux, les emprisonnait de nouveau sous leur légère prison.

— Je ne vous crois pas. Il faut que je m’éloigne de vous, que je cesse de vous aimer. Dieu me punit parce que vous êtes un homme marié, mais je sais comment nous séparer. Je vais dire à ma mère que je veux bien épouser Ned Billing.

Un nuage rouge passa sur le cerveau de Gilles réveillant toutes les violences que portait en lui le sang des Tournemine. L’obstination butée de cette fille adorable le rendait fou. Perdant toute mesure, il cria :

— Le prendriez-vous pour un pur esprit, par hasard ? Que croyez-vous qu’il vous fera, Ned Billing, au soir de vos noces ? Il vous ôtera vos vêtements, votre belle robe blanche. Il vous mettra nue. Il caressera tout votre corps. Il se couchera sur vous nu lui aussi, il…

Terrorisée, elle plaqua ses mains sur ses oreilles et se mit à courir à travers les tombes, cherchant à échapper à cette voix impitoyable qui la déflorait.

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! Je ne veux rien savoir de tout cela ! Vous êtes un monstre…

— Non. Je le répète, je suis un homme, un homme qui t’aime à en mourir. Et retiens bien ceci, Madalen : si tu épouses Ned Billing, je le tuerai.

Il la vit courir à travers la prairie, atteindre la lisière du bois où Pongo attendait avec les chevaux, passer auprès de l’Indien qui la regardait s’enfuir avec stupeur et disparaître enfin sous le couvert des arbres. Demeuré seul, Gilles revint, lentement, vers la tombe de Rozenn, plia le genou et se pencha jusqu’à ce que ses lèvres touchent le tertre fleuri sous lequel reposait celle qu’il aimait plus que sa mère.

— Pardonne-moi, ma Rozenn ! Toi qui savais si bien me comprendre…

Il était sûr du pardon. Rozenn savait que le sang de son nourrisson n’était pas celui d’un oison et elle n’avait jamais été ennemie d’une certaine violence. Gilles était sûr qu’elle avait joui pleinement de la scène dont le petit cimetière venait d’être le théâtre et, en se relevant, il lui sembla l’entendre rire dans la brise qui venait de la rivière.

À grands pas, il rejoignit Pongo qui, détournant vertueusement les yeux en le voyant approcher, se contenta de lui tendre la bride de Merlin sans rien dire. Gilles, du coup, passa sur lui le reste de sa colère.

— Ne fais donc pas cette mine hypocrite ! grogna-t-il. Tu as tout entendu. Nous avons crié assez fort. Que ferais-tu d’une fille qui, après t’avoir avoué son amour, te traiterait de satyre ?

— Moi lui expliquer elle avoir tout à fait raison, fit Pongo impavide. Elle crier beaucoup d’abord mais ensuite roucouler comme tourterelle ! Joli petit bois bien agréable pour apprendre l’amour à fille prude.

Interloqué, Gilles regarda son ami, se demandant s’il plaisantait, mais Pongo digne et droit sur son cheval ne donnait pas le moindre signe d’humour. Alors, brusquement, le jeune homme éclata de rire et son rire retentit joyeusement sous les branches du petit bois qui découpaient de capricieux morceaux d’azur dans le ciel.

— Tu as raison, dit-il, j’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois. À présent, rentrons à la maison. J’ai une exécution à faire.

Et, piquant des deux, il partit au galop sur la pente qui menait à Mount Morris.

Ce fut Anna Gauthier qui lui ouvrit la porte de Judith. Fanchon était allée jusque chez les Hunter pour emprunter quelque chose à Mrs. Hunter. Gilles remit donc à un peu plus tard son entretien avec elle et alla voir sa femme.

Assise dans son lit, étayée par de nombreux oreillers garnis de dentelles sur lesquels s’étalait la masse somptueuse de sa chevelure rousse, Judith buvait une tasse de lait. Ses bras minces et son long cou gracieux sortaient d’un incroyable fouillis de soie blanche et de rubans verts. Encore très pâle avec de larges cernes qui agrandissaient ses yeux sombres, elle semblait très fragile et un peu perdue dans l’immensité blanche de son grand lit dont le baldaquin neigeux était soutenu par les minces colonnes d’acajou que Gilles ne revit pas sans un vague sentiment de gêne en dépit des sentiments peu amènes que lui inspirait sa femme.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il après l’avoir protocolairement saluée.

Il s’attendait à une riposte cinglante, à une vigoureuse rebuffade, à de la colère aussi après le traitement qu’il lui avait fait subir mais, à son extrême surprise, Judith eut un léger sourire.

— Mieux, je vous remercie. On m’a soignée avec beaucoup de compétence et de dévouement, dit-elle avec un regard vers la porte qu’Anna refermait doucement au même instant. Bientôt tout ceci ne sera plus… qu’un mauvais souvenir.

Une forte odeur de pharmacie régnait dans la chambre et Gilles se prit à regretter de tout son cœur de ne pas se trouver en mer dans le vent âpre et salé. Il se força au sourire et n’obtint qu’une grimace incertaine.

— Je vous remercie de votre mansuétude, fit-il avec un rien d’ironie.

— Mansuétude ? Mais… pourquoi ?

— J’ai conscience d’avoir à vous offrir quelques excuses pour la façon… légèrement brutale dont je me suis conduit avec vous. Je crains d’être responsable de l’accident qui vient d’arriver.

En dépit de sa pâleur, Judith rougit et, baissant les yeux, se mit à rouler et à dérouler une boucle de ses cheveux autour de son index.

— Vous auriez pu faire mille fois pis sans que je sois en droit d’articuler le moindre reproche, dit-elle d’une voix sourde. Je pense qu’à présent les choses sont plus nettes entre nous et qu’il est bon qu’il en soit ainsi.

Il ne trouva rien à répondre sur le moment, abasourdi par le changement extraordinaire qui, en si peu de temps, s’était produit chez la jeune femme. Où était l’arrogante Judith qui s’était dressée devant lui, étincelante d’orgueil et de beauté, à son retour d’Oswego ? Où était la chatte sauvage en furie, toutes griffes dehors, qu’il avait affrontée et forcée dans cette même chambre comme un soudard dans une ville prise d’assaut ? Le traumatisme subi par la jeune femme l’avait-il transformée à ce point… ou bien tout ceci n’était-il que comédie ? Une ruse de guerre, peut-être, pour endormir sa méfiance et apaiser ses soupçons, si d’aventure il lui en était venu à propos de Rozenn ?