Cette terre au cœur d’une île enchantée, gardée par un dragon féroce nommé Simon Legros, comme une Andromède enchaînée à son rocher, Tournemine découvrait qu’il la désirait comme si elle eût été femme. Oui, il l’aimait déjà, ce domaine où l’herbe bleue poussait entre le bleu de la mer et le bleu du ciel car, à travers elle, se rejoignaient l’antique passion de la terre qui habitait tout Breton de bonne race et le goût de l’aventure qui en habitait les trois quarts. Aussi, après avoir sommairement renseigné Pongo sur la nouvelle direction que venait de prendre leur destin commun, Gilles s’endormit-il d’un sommeil peuplé de rêves d’où, pour une fois, les femmes étaient totalement absentes.

Il les retrouva au matin quand, descendant pour prendre son petit déjeuner avant d’aller rejoindre Ferronnet chez le notaire, il croisa, dans la galerie, Mrs. Hunter qui sortait de la chambre de Judith en compagnie de Madalen. Entre elles deux, les femmes portaient une grande corbeille pleine de linge sale.

Ignorant le retour de la housekeeper de Mount Morris, Tournemine la salua courtoisement, s’enquit de la santé de sa sœur, de celle du nouveau-né puis l’informa de sa décision de quitter New York avant la fin du mois et de ne pas reconduire la location de la propriété au-delà de cette fin. L’aimable femme parut déçue.

— Quoi ? Si tôt ? Nous espérions, mon mari et moi, que M. le chevalier prendrait goût à cette belle maison et s’y installerait définitivement. Madame semble s’y plaire tellement…

— Il n’a jamais été question, Mrs. Hunter, que nous restions à New York et j’avais été, je crois, très net sur ce point : il s’agissait d’une location temporaire. Quant à ma femme, j’espère qu’elle se plaira tout autant là où je l’emmène. Je viens d’acheter une plantation dans l’île de Saint-Domingue. À propos, puisque vous sortez de chez elle, vous me direz peut-être comment elle se porte, ce matin ?

— Oh ! il lui faut encore un peu de repos, bien sûr, mais je crois qu’étant donné ce qu’elle a subi hier, pauvre agneau, elle se porte aussi bien qu’il est possible. La nuit a été bonne.

— Parfait. Voulez-vous la saluer pour moi et lui dire que j’aurai l’honneur de lui rendre visite à mon retour ? Je descends en ville où j’ai rendez-vous.

Et, se refusant la joie de regarder Madalen dont les grands yeux doux, pleins de tristesse, le suivirent longtemps, il descendit l’escalier et alla rejoindre Pongo qui l’attendait dans la salle à manger.

Deux heures plus tard, les contrats qui lui assuraient la propriété absolue de la plantation dénommée « Haute-Savane » étaient signés par-devant maître Edwards, notaire, en son étude de Wall Street et les deux propriétaires, l’ancien et le nouveau, flanqués du capitaine Malavoine et de Tim Thocker qui avaient servi de témoins, fêtaient leur accord autour d’un dernier pot vidé chez Black Sam puis, au seuil de la taverne, se serraient la main et se séparaient sans espoir de se revoir jamais. Le gentilhomme de Saint-Domingue gagna le port où il comptait embarquer sur un navire nantais, le Comte de Noe commandé par le capitaine Raffin, à destination des côtes françaises.

Gilles, laissant Tim et Malavoine, qui s’étaient liés d’une vive amitié, achever la journée ensemble dans une taverne de trafiquants, reprit le chemin de Mount Morris. Il était temps pour lui de mettre au courant celle qui portait son nom. Mais, avant de rentrer, il entendait accomplir certain pèlerinage.

— Tu connais le chemin de la chapelle auprès de laquelle est enterrée ma vieille Rozenn ? demanda-t-il à Pongo qui avait repris tout naturellement ses fonctions d’escorteur habituel.

Oui, Pongo connaissait ce chemin, comme il connaissait d’ailleurs les collines de Harlem aussi parfaitement que s’il y était né et, bientôt, délaissant la grande route, les deux cavaliers s’engagèrent dans un petit chemin sablé qui s’enfonçait à travers un petit bois.

C’était le plus joli bois que Gilles eût jamais vu. Une paix profonde y régnait. Il descendait jusqu’à la rivière et se composait surtout d’aulnes et de bouleaux et aussi de saules aux approches de l’eau qui diffusait sur toutes choses une lumière argentée.

La chapelle s’élevait dans une vaste clairière que le soleil inondait. C’était une petite chapelle blanche, faite de planches de pins et surmontée d’un clocheton dans lequel pendait une cloche. Quelques tombes poussaient aux alentours, si fleuries qu’elles ressemblaient à autant de bouquets arrangés autour d’une croix et une extraordinaire impression de paix se dégageait de ce petit champ de repos perdu au cœur d’un monde en pleine gestation.

Comme ils allaient déboucher dans la clairière, Gilles vit qu’elle n’était pas déserte. Une robe de femme errait entre les tombes, une robe bleu pâle rayée de blanc qu’il croyait bien reconnaître ainsi que le bonnet de mousseline tuyautée qui mettait une auréole transparente autour d’une tête blonde. Sautant à terre, il lança la bride de Merlin à Pongo.

— Attends-moi ici ! lui dit-il en s’élançant vers la chapelle près de laquelle Madalen s’était arrêtée.

Gilles vit qu’elle tenait entre ses mains un petit bouquet de giroflées pourpres qu’elle déposa en s’agenouillant auprès d’une croix dont la blancheur disait la nouveauté. Pour ne pas troubler son recueillement, il s’avança très doucement sur l’herbe bien taillée et bien entretenue de la clairière.

Il resta là longtemps, debout, à quelques pas derrière la jeune fille, priant lui-même mais avec peut-être plus de distraction que s’il eût été seul car son regard revenait bien souvent à la gracieuse silhouette. Il ne voyait pas le visage de Madalen qu’elle avait caché dans ses mains pour mieux prier sans doute, mais, au bout d’un moment, il comprit, au léger mouvement de ses épaules courbées, qu’elle pleurait. Alors, n’y tenant plus, il s’approcha, posa sa main sur l’une de ces douces épaules qui tressaillirent à son contact.

— Pourquoi pleurez-vous, Madalen ? demanda-t-il doucement.

Toujours à genoux, elle releva vers lui un visage brillant de larmes. Dans le soleil, les yeux couleur de pensée sauvage étincelèrent comme des fleurs sous la rosée du matin.

— Je pleure parce qu’il faut que j’épouse Ned Billing et que je ne l’aime pas. Je suis venue demander à Rozenn de m’aider. Elle était bonne et je crois qu’elle m’aimait bien.

En dépit de la gravité du lieu, la joie soudaine qu’il éprouva arracha un sourire au jeune homme.

— Pourquoi, en ce cas, faudrait-il que vous épousiez ce garçon ? Avez-vous si mal compris mes paroles, hier ? Vous deviez consulter uniquement votre cœur et…

— Ce n’était pas cela ! s’écria-t-elle en se relevant brusquement. J’ai très bien compris que vous souhaitiez ce mariage, que vous vouliez vous débarrasser de moi avant de vous éloigner. Sinon pourquoi vous seriez-vous chargé de cette demande ? C’était à ma mère qu’il appartenait de me parler.

— Mais je le sais bien, Madalen. Si j’ai accepté… cette corvée, c’était uniquement pour aider Pierre qui ne s’en sentait pas le cœur. Pourquoi, mon Dieu, voudrais-je me débarrasser de vous ?

— Parce que vous savez bien que je vous aime et que vous ne voulez pas de moi auprès de votre femme !

Elle était hors d’elle et les mots, emportés par le chagrin et la colère, avaient jailli plus vite qu’elle ne l’aurait voulu, trop vite pour qu’elle pût les retenir. Leur écho la dégrisa, Gilles vit son regard s’affoler tandis qu’elle appuyait, avec horreur, ses deux mains sur sa bouche et reculait, s’éloignant de lui. Il la rejoignit en deux pas, saisit, presque de force, ses mains tremblantes entre les siennes et les y garda. Un bonheur, enivrant comme un vin trop fort, l’inondait. Le monde entier disparaissait autour de lui, le monde et tous ceux qui le peuplaient. Il n’y avait plus de réel, de vivant, que cette enfant qui venait de crier son amour, que ces deux grands yeux pleins de désolation, que ces douces lèvres roses qui tremblaient. Il sentait la jeune fille frissonner contre lui comme un jeune saule dans le vent.

— Madalen… murmura-t-il et sa voix était celle de l’extase. Madalen… mon amour… Vous m’aimez ?… C’est vrai ?…

— Rien n’a jamais été plus vrai… Je crois que je vous aimais avant de vous voir, à travers tout ce que grand-père disait de vous. Et puis vous êtes venu…

Elle parlait, elle aussi, d’une voix qui n’était pas la sienne et qui paraissait venir de très loin, infiniment douce et tendre et Gilles pensa que l’ange de l’Annonciation devait avoir eu cette voix pour apprendre à Marie qu’elle enfanterait d’un dieu. Quelque chose d’immatériel et de rayonnant, une sorte de cercle magique les entourait, lui et Madalen, les séparant de la réalité et les enfermant dans le monde merveilleux de l’amour.

— Si tu savais comme je t’aime moi aussi ! murmura Gilles les lèvres sur les doigts de la jeune fille. Depuis que je t’ai vue, là-bas, à La Hunaudaye, tu es devenue ma lumière, mon doux et torturant espoir. Oh ! non, je ne veux pas t’éloigner de moi. Au contraire, je voudrais t’avoir toujours auprès de moi, toute à moi…

Emporté par la passion, il la prit dans ses bras, se pencha sur elle. Son parfum était celui, discret et frais, d’une fleur de printemps, mais il monta à la tête de Gilles comme le plus brûlant aphrodisiaque. Avec une ardeur d’affamé, il s’empara de la bouche rose qui s’entrouvrait, montrant ses petites dents brillantes. Il la sentit fondre sous ses lèvres habiles, s’entrouvrir, s’abandonner tandis que se fermaient les soyeuses paupières ourlées de cils épais et s’enivra d’elle durant une longue minute. C’est alors que sa main, qui avait pris le menton de la jeune fille pour l’élever vers lui, glissa sans qu’il en eût réellement conscience.