La chance, apparemment, ne lui souriait pas. Les pièces d’or glissaient les unes après les autres de ses doigts d’une finesse tout aristocratique, diminuant d’autant les piles, à vrai dire peu épaisses, qui demeuraient devant lui sur la table.

Avec une parfaite impassibilité apparente, il regardait fondre sa fortune tandis que gonflait celle du banquier. Seul le très léger tremblement de ses mains trahissait sa nervosité intérieure.

Soudain, il poussa d’un seul coup sur le tapis ce qui lui restait, regarda les cartes que l’on venait de lui servir puis les deux dix que venait de retourner le banquier. Alors, vidant le verre posé auprès de lui, il se leva avec un haussement d’épaules agacé.

— Décidément je ne suis pas en veine, dit-il en français.

En même temps, son regard accrochait celui de Gilles qui n’avait pas cessé de l’observer.

— Voulez-vous ma place, monsieur ? dit-il en souriant. Elle ne vaut rien mais peut-être en tirerez-vous quelque chose.

— Essayons toujours, répondit Tournemine en lui rendant son sourire.

— Oh ! Vous êtes français ? Êtes-vous aussi de ceux qui ont combattu pour ce sacré pays et qui ont choisi d’y rester ensuite ?

— J’ai combattu ici, en effet, mais je n’y suis pas resté. En fait, je n’y suis revenu que depuis peu. Vous permettez ? Nous allons voir si cette place est aussi mauvaise que vous l’affirmez.

S’installant sur la chaise laissée libre par le jeune homme, il tira vingt dollars de sa poche et les jeta sur le tapis. L’instant suivant, il en avait gagné cent dont la vue arrondit brusquement les grands yeux noisette du jeune homme.

— Vous voyez ? dit-il seulement en rejouant la totalité de la somme qui quintupla rapidement.

— Sur ma parole ! s’écria le jeune homme. Vous êtes un heureux gaillard, monsieur. Quel est votre secret… ?

— Aucun, si ce n’est que je joue seulement pour m’amuser.. Mais peut-être vous-même ne croyez-vous pas assez à votre chance ?

— Elle me traite si mal, fit le jeune homme avec une grimace comique.

Gilles joua encore trois coups et gagna ses trois coups. Une véritable petite fortune en or et en billets s’amoncelait à présent devant lui et lui valait les regards envieux des autres pontes. Il allait peut-être jouer encore quand il aperçut la tête rousse de Tim qui surgissait par-dessus celles des spectateurs, de l’autre côté de la table, et ses grands bras qui lui faisaient signe.

— Je crois que je vais m’en tenir là, dit-il en faisant glisser dans ses poches la petite colline sonore. Vous rendrai-je votre place, monsieur ? Ou bien pensez-vous qu’elle n’est pas encore suffisamment exorcisée ?

— Je la reprendrai avec enthousiasme… malheureusement je n’ai plus un liard. À moins que…

Il s’arrêta. Une subite rougeur envahit son beau visage tandis que la flamme passionnée de tout à l’heure s’allumait de nouveau dans son regard.

— À moins que je ne vous prête quelque argent ? C’est cela, n’est-ce pas ? acheva Gilles qui le voyait venir.

— Pas exactement. Monsieur, je me nomme Jacques de Ferronnet. À l’exception d’un oncle vieux garçon et de quelques cousines à des degrés divers disséminées un peu partout, je n’ai plus de famille mais je possède, à Saint-Domingue, une plantation d’indigo et de coton. Je vous vends cette plantation cinq mille dollars ! Acceptez-vous ?

— Disons que vous me la gagez cinq mille dollars ! Tenez, monsieur, voici la somme…

Et Gilles revida ses poches sur la table tandis que, fiévreusement, le jeune Ferronnet griffonnait une reconnaissance de dette garantie par ses terres de Saint-Domingue. Puis, tandis que le joueur, les joues en feu, retournait à sa passion, il fourra le papier dans sa poche et alla rejoindre Tim. Tous deux regagnèrent la taverne et prirent place à la table que leur indiqua Black Sam. Ils commandèrent des huîtres, des homards, du porc rôti au miel et de la bière. L’intermède du jeu avait distrait Gilles de ses idées mélancoliques et avait éteint quelque peu sa décision de s’imbiber de rhum jusqu’à totale inconscience. Il découvrait que sa longue chevauchée lui avait ouvert largement l’appétit et, tout en écoutant Tim égrener pour lui les dernières nouvelles du port de New York et des comptoirs d’Albany, il attaqua vigoureusement ses huîtres au piment, déplorant seulement que les goûts américains portassent davantage sur la bière que sur les merveilleux vins français. On avait, depuis la guerre, quelque peine à s’en procurer.

Tim pour sa part bavardait joyeusement. Ses affaires prospéraient et il ne doutait pas d’être bientôt à même de faire construire, sur les collines de Brooklyn ou sur celles de Harlem, la belle maison qui déciderait peut-être miss Martha Carpenter, son éternelle fiancée, à délaisser enfin sa boutique de shipchandler des quais de New-Port2. Et, bien entendu, il ne cessait d’adjurer son ami de se décider à prendre sa part de la future opulence new-yorkaise.

— Qu’as-tu besoin de t’occuper de politique ? Laisse le Congrès à ses démêlés ! Si Washington devient un jour président, tu sais très bien que ta situation sera tout de même privilégiée. Tu es riche, tu le seras plus encore.

— Je n’en doute pas, mais, vois-tu, Tim, je suis breton et mes compatriotes sont célèbres pour leur entêtement. On m’avait donné une terre sur la rivière Roanoke, on me l’a reprise ; c’est une chose que je ne peux admettre et je ne veux pas vivre dans un pays qui renie sa parole avec une telle facilité. Cela dit, je ne vois aucun inconvénient, bien au contraire, à placer de l’argent dans tes affaires. Le trafic des fourrures m’intéresse et je te suivrai aveuglément en toutes choses, même si tu décides d’investir mes bénéfices dans des placements immobiliers ici. Mes enfants, si j’en ai un jour, m’en seront reconnaissants mais ne me parle plus de m’installer aux États-Unis. Je vais en Louisiane où je te tiendrai lieu de correspondant pour tes propres affaires. La Nouvelle-Orléans, elle aussi, est une ville intéressante…

Mais il était écrit quelque part que les Tournemine n’iraient pas à La Nouvelle-Orléans…

Les deux amis avaient tout juste achevé de transformer leurs huîtres en une montagne de coquilles vides quand le jeune Ferronnet apparut dans la salle, cherchant visiblement quelqu’un. Les ayant repérés, il alla vers eux d’une démarche tellement légère qu’elle en était aérienne. Ses yeux clairs étincelaient d’une joie qui renseigna Gilles beaucoup plus que des paroles.

— On dirait que vous avez gagné ? lui dit-il avec bonne humeur. Voulez-vous prendre place à notre table et souper avec nous ?

— Avec joie mais à la seule condition que vous serez l’un et l’autre mes invités. J’ai, en effet, gagné, monsieur, et plus que je n’osais espérer. Grâce à vous, je vais pouvoir figurer dignement dans la société parisienne et, peut-être, à Versailles.

— J’en suis heureux. Prenez place, s’il vous plaît. Je vous présente mon ami Tim Thocker… homme d’affaires new-yorkais. Tim, voici M. de Ferronnet, planteur à Saint-Domingue. Oh ! à propos…

Fouillant dans sa poche, il en tira le papier que le jeune homme avait griffonné si fiévreusement sur la table de jeu.

— Voilà votre bien. Vous voyez que vous auriez fait une grande folie en vendant votre terre à ce prix ridicule. C’était déjà un gage plus que suffisant.

Mais, au lieu de déchirer le papier, Jacques de Ferronnet le posa simplement sur la table. Son visage joyeux était devenu extrêmement sérieux.

— Vous êtes très généreux, monsieur, mais je vous avais dit que je vendais ma plantation d’indigo. C’est vous qui aviez prononcé le mot de gage. Je ne l’entendais pas ainsi et la vente subsiste.

— C’est ridicule, voyons ! Vous n’allez pas abandonner pour cinq mille dollars une terre de…

— De 480 carreaux3 en indigo, en coton et en cultures vivrières avec l’habitation, les installations d’exploitation et le cheptel, tant animal qu’humain, qui se monte à une vingtaine de mules et à deux cents esclaves de bonne race. Relisez ce papier, que d’ailleurs nous régulariserons demain auprès du notaire de mon ami Samuel Wainwright chez qui je demeure, et vous verrez que le terme vente y figure en toutes lettres.

— Cela n’a pas de sens. Déchirez ce papier, monsieur, rendez-moi mes cinq mille dollars et buvons ensemble à notre agréable rencontre.

— Monsieur, dit posément le jeune homme, j’ai quitté Saint-Domingue sans esprit de retour. Mes terres sont aux mains d’un gérant, Simon Legros, qui est un homme fort entendu et qui leur fait rendre le maximum. Vous avez donc tout intérêt à accepter le marché tel qu’il a été posé. Point n’est besoin pour vous d’aller vivre là-bas car nombreux sont les propriétaires de plantations qui vivent en France, se contentant de faire percevoir leurs revenus par leurs hommes d’affaires…

— Là n’est pas la question. Je suis venu en Amérique avec l’intention d’exploiter une terre et si j’acceptais la vôtre je m’en occuperais personnellement mais je crains que vous ne poussiez un peu loin le respect de l’engagement que vous aviez pris et qui, je le répète, n’était pris qu’envers vous-même.

— Nullement ! Et à moins que vous n’ayez fort besoin de votre argent, je désire que les choses restent en l’état. Vous verrez, ajouta-t-il d’un ton tout différent où entrait une imperceptible nostalgie, je crois que vous aimerez « Haute-Savane ». C’est un endroit magnifique.

— « Haute-Savane » ? répéta Gilles, séduit tout à coup par ce nom qui parlait à son imagination.

— C’est le nom de la plantation. L’herbe bleue y pousse à profusion. La maison est l’une des plus jolies de l’île et la mer la plus bleue du monde, forme, avec l’île de la Tortue, son horizon… Mais elle s’adosse à des montagnes couvertes d’une végétation luxuriante. Oui, c’est un très bel endroit… où il doit être possible d’être heureux.