— Dans le parc ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu madame s’y promener, à pied tout au moins, car elle monte volontiers à cheval ou bien sort en voiture.
— Eh bien, il faut croire qu’elle s’y est promenée au moins une fois. Ce bout de dentelle ne s’y est pas retrouvé par l’opération du Saint-Esprit.
— Mais où l’a-t-on trouvé exactement ?
— Cela a-t-il vraiment beaucoup d’importance ? Oubliez-le, Madalen… et songez seulement à donner prompte réponse à ceux qui attendent de vous une décision.
Il sortit sans regarder en arrière, descendit aux écuries et y chercha Pongo dont il savait bien qu’il ne s’en éloignait jamais beaucoup.
— Selle-moi Merlin et prends un cheval pour toi, ordonna-t-il. J’en ai assez de piétiner dans cette maison. Allons galoper un peu dans la campagne. Ah ! Et puis, en rentrant, tu transporteras tes affaires dans la maison. Il y a près de ma chambre un petit cabinet où tu seras très bien…
— Mais madame a dit…
Il s’approcha de l’Indien au point de se trouver nez à nez avec lui.
— Écoute-moi bien, Pongo ! Je ne veux plus entendre parler de ce qui plaît ou déplaît à ma femme. Je suis le maître ici et elle est la première à me devoir obéissance. Il n’y a aucune raison pour que je change quoi que ce soit à mes habitudes pour lui plaire.
Pongo eut un sourire sceptique qui découvrit ses grandes dents de lapin.
— Langage bizarre pour jeune mari amoureux… dit-il.
— Amoureux ? J’ai aimé Judith, en effet, mais, à présent, je crois bien qu’il ne reste rien de cet amour. À moins, comme dit le poète, que l’amour et la haine ne soient même chose ! Va chercher Merlin.
Pongo obéit avec enthousiasme. Quelques minutes plus tard, tous deux galopaient à travers le parc, se dirigeant vers le bac qui leur ferait franchir la rivière de Harlem.
Dans la lingerie, sous le toit de la maison, Madalen pleurait toutes les larmes de son corps…
Ce soir-là, après une longue chevauchée à travers le Bronx et les rives de l’East River, Gilles ne rentra chez lui que le temps d’échanger ses vêtements couverts de poussière contre une tenue plus élégante puis, remontant à cheval, il descendit en ville avec la ferme intention de noyer dans le rhum les problèmes que lui posait sa tribu de femmes. De même que tout à l’heure, il avait éprouvé le besoin irrésistible de se retrouver botte à botte avec son fidèle Pongo à travers la campagne américaine, il avait envie, ce soir, d’une compagnie exclusivement masculine. Au diable, pour quelques heures, les femmes, leurs détours, leurs mièvreries, leur rouerie et leurs humeurs étranges…
Les hommes, il savait, par Tim, où les trouver. Il avait le choix entre le Coffee House d’Oswego Market et la Fraunces Tavern qui se trouvait à l’angle du quai et de Broad Street et qui était devenue en peu de temps le point de ralliement préféré des notabilités new-yorkaises. Il y avait bien aussi le Kennedy’s mais comme on y dansait, les femmes s’y montraient aussi nombreuses que les hommes.
Tournemine opta pour la Taverne pour plusieurs raisons. D’abord parce que Tim Thocker, selon ce qu’il lui avait confié, ne manquait jamais d’y aller manger un ou deux homards grillés entre deux voyages en pays indien et d’y vider quelques pots de Vieux Martinique, le meilleur selon lui que l’on pût trouver à New York. Ensuite parce que, servant plus ou moins de bourse maritime, la Taverne était l’endroit où arrivaient le plus directement les nouvelles, enfin parce que, s’il était décidé à prendre une de ces cuites qui font date dans la mémoire d’un homme de bien, Gilles entendait s’abreuver avec élégance, au milieu de gens de bonne compagnie et non s’encanailler dans un bouge du port ou dans un cabaret de trappeurs parfumé à l’odeur des tanneries voisines.
Tout récemment Fraunces Tavern était entrée dans l’Histoire quand, en 1783, après le départ du corps expéditionnaire de Rochambeau et de la flotte de l’amiral de Grasse, George Washington et De Witt Clinton y avaient organisé le banquet de la victoire et célébré, du même coup, les adieux du général virginien à son armée. On parlerait encore longtemps, à la veillée, du fabuleux menu, et plus encore du nombre impressionnant de bouteilles qu’avait servies Samuel Fraunces, alias « Black Sam », un Noir antillais d’allégeance française, ainsi que l’indiquait son nom, impressionnant personnage pour lequel Washington professait une sorte de respect1.
Il y avait un quart de siècle environ, en 1762, que Sam le Français avait racheté la jolie maison de brique de style géorgien qu’avait bâtie quelque quarante années plus tôt le huguenot français Hugues de Lancey pour y installer ses fourneaux et l’espèce de génie qu’il savait déployer dès qu’il s’agissait de réunir des hommes autour d’une table.
Lorsque Gilles y entra, il y avait beaucoup de monde et l’on y menait grand tapage. Dans la grande salle du rez-de-chaussée, des hommes, bien vêtus pour la plupart, buvaient des punchs au beurre, assis par groupes à de larges tables, en décortiquant des coquillages que trois jeunes Noirs ne cessaient d’ouvrir et en absorbant de larges tranches de jambon de Virginie. Par les portes largement ouvertes de la cuisine arrivaient les effluves que dispensaient la vaste cheminée et ses rôtissoires où grillaient pièces de bœuf, poulets, dindons ou encore les fameux homards aux épices qui avaient fait la réputation de Black Sam.
Celui-ci, magnifiquement vêtu de soie vert pomme, présidait aux évolutions d’une armée de servantes, de valets et de marmitons et veillait, d’un œil averti, au bon déroulement du service comme à l’entière satisfaction de ses clients dont il accueillait lui-même les plus huppés pour les guider soit à travers la salle dont les vieilles boiseries de pin avaient pris la couleur chaude et brillante du sirop d’érable, soit vers l’un ou l’autre des salons particuliers de l’établissement.
L’entrée de Gilles et de ses six pieds de nonchalante élégance ne lui échappa pas et, bien qu’il n’eût jamais vu le jeune homme, il vint au-devant de lui avec toutes les marques d’une politesse qu’il avait su rendre célèbre.
— Ce m’est un honneur, monsieur le chevalier, d’accueillir dans ma modeste maison un hôte d’une telle qualité, dit-il en s’inclinant juste ce qu’il fallait, mais j’ose me permettre d’affirmer que, cet honneur, je l’espérais…
Tournemine leva les sourcils.
— Vous me connaissez ?
— New York n’est pas encore une si grande ville et les visiteurs de marque y sont très vite repérés, décrits et appréciés, diversement d’ailleurs. J’ai eu l’avantage de remarquer M. le chevalier quand, hier, il a quitté son navire et je me suis permis d’interroger Mr. Timothée Thocker qui est un ancien client. Voilà pourquoi j’ai la joie de souhaiter, sans erreur, une respectueuse bienvenue à monsieur.
La voix de Black Sam était un velours sombre où chatoyaient les douces inflexions antillaises. Gilles sourit, s’inclina légèrement.
— Alors, à votre tour, soyez remercié de cet accueil. J’espérais justement trouver chez vous Mr. Thocker ? N’y est-il pas ?
Comme pour s’assurer qu’il ne se trompait pas Samuel fit du regard le tour de la salle.
— Je ne l’ai pas encore vu ce soir. M. le chevalier souhaite-t-il souper ?
— Je préférerais attendre un peu au cas où mon ami se montrerait. Je n’aime guère souper seul. Mais on m’a dit que vous aviez un salon de jeu ?
— En effet. Mr. John Waddell y tient, pour le moment, la banque du pharaon. Si vous désirez jouer un moment, je préviendrai Mr. Thocker. C’est par ici…
Le salon de jeu se trouvait au premier étage. C’était une pièce de belles dimensions habillée de boiseries claires dans le goût français. Il y avait presque autant de monde que dans la taverne proprement dite. Quelques hommes, debout, observaient les tables des joueurs de whist qui officiaient dans le plus grand silence ainsi que l’exigeait la règle du jeu, mais la plus grande partie se pressait autour de la grande table du pharaon. Elle offrait un spectacle beaucoup plus fascinant grâce aux pièces d’or, d’argent et aux billets qui s’y amoncelaient, en piles régulières ou en petits tas désordonnés, devant la plupart des joueurs.
Le banquier était un homme lourdement charpenté, aux sourcils épais et aux yeux noirs. Un tic léger déformait par instants un visage qui, sans ce défaut, eût été assez beau. Ses mains qui sortaient de manchettes de mousseline plissée d’un blanc immaculé étaient osseuses mais soignées. Elles maniaient les cartes avec une dextérité qui annonçait une longue habitude tandis que le regard acéré de John Waddell passait sur chacun des joueurs assis de chaque côté de lui.
Appelant d’un geste l’un des garçons préposés au service, Gilles lui commanda un premier punch puis, son verre entre les doigts, s’approcha de la table. Aucune place ne s’y trouvait libre et il dut se contenter de regarder. D’ailleurs, aux yeux anxieux des joueurs et au silence qui régnait, il comprit que la partie engagée était importante. On n’entendait que le léger bruit métallique des pièces, la respiration un peu haletante des joueurs et le froissement mat des cartes.
Un homme, surtout, attira l’attention de Gilles à cause de l’ardeur extrême que reflétait son visage. Si jamais la passion du jeu avait été inscrite sur une figure humaine, c’était bien sur celle-là.
Vêtu avec une irréprochable élégance d’une redingote de drap fin de coupe anglaise, le jeune homme – car il n’avait guère plus de vingt ans – était d’une beauté presque féminine. Cela tenait essentiellement à la délicatesse de sa peau couleur d’ivoire, à la finesse de ses cheveux bruns, soyeux et bouclés, et à la longueur invraisemblable des cils qui ombrageaient ses yeux noisette car ses mâchoires bien dessinées avaient de la fermeté et ses lèvres minces un pli déterminé qui frisait l’obstination. Mince et nerveux, le beau jeune homme tranchait par sa grâce nonchalante sur son entourage d’Américains de sang anglais ou hollandais aussi vigoureusement charpentés que hauts en couleur.
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