Agacé, il finit par lui tourner le dos, alla jusqu’à la fenêtre et y resta un moment, les bras croisés sur sa poitrine vêtue de batiste blanche, tirant sur le petit fourneau de terre et contemplant les frondaisons du parc au-dessus desquelles s’étendait un ciel couleur de turquoise. Ce jardin était beau, ce pays était beau, mais Gilles savait, à présent, qu’il ne pourrait jamais lui donner son cœur et qu’une bonne part de ce cœur resterait toujours attachée à la mer sauvage, aux landes arides piquées d’ajoncs et griffées de vent de sa Bretagne natale. Certes, il se voulait planteur de terres neuves, défricheur de grands espaces et pour sa vocation la terre bretonne était trop petite mais il savait qu’un jour il y retournerait, ne fût-ce que pour mourir…

Comme une réponse à cette évocation, soudain il aperçut Pierre Gauthier qui remontait l’allée principale en compagnie d’un jeune homme inconnu et son humeur noire s’envola. Il aimait ce garçon courageux, net et loyal comme l’épée d’un chevalier de la Table ronde, et il souhaitait de tout son cœur parvenir à en faire un homme heureux, en dépit de son infirmité.

L’Amérique semblait réussir au jeune homme. Le soleil, passant à travers les branches, jouait sur ses cheveux blonds soigneusement coiffés et sur son visage rond, resplendissant de santé, tandis qu’il cheminait doucement en bavardant au côté d’un autre garçon à peu près du même âge que lui, étayant sur deux solides gourdins apportés du pays sa marche hésitante.

Chez un sculpteur de proues de navire, à Lorient, Tournemine avait fait exécuter une jambe de bois léger et résistant terminée par une sorte d’entonnoir doublé de peau et molletonné dans lequel s’emboîtait la cuisse du jeune homme. Le travail avait été exécuté à la perfection et, en dehors de la raideur d’une de ses jambes, Pierre pouvait paraître normal, portant comme tout le monde des bas et des chaussures. Il s’en était montré profondément reconnaissant, d’autant plus que cet arrangement, en lui redonnant un certain équilibre, lui permettait de monter à cheval.

Quand les deux garçons furent assez près de la maison, Gilles se pencha à la fenêtre.

— Pierre ! appela-t-il.

Le jeune homme leva la tête et sa figure s’illumina.

— Ah ! Monsieur Gilles ! Quelle joie de vous revoir ! Justement, je venais vous demander un instant d’entretien.

— Alors, attends-moi. Je descends. Par ce temps, on est mieux au jardin que dans la maison.

Heureux tout à coup sans trop savoir pourquoi – à moins que ce ne fût parce que Pierre était le frère bien-aimé de Madalen – à la manière d’un gamin qui va retrouver un camarade, Tournemine dégringola l’escalier quatre à quatre et s’élança dans la lumière chaude du jardin.

Il arriva juste à temps pour voir s’éloigner en direction des communs le jeune homme qui l’instant précédent causait si joyeusement avec Pierre.

— Est-ce que je l’ai fait fuir ? demanda-t-il. Qui est-ce ?

— C’est Ned Billing, le neveu de Mrs. Hunter. Il est clerc chez un notaire de Murray Street et c’est un gentil garçon. Mais c’est vrai, aussi, qu’il a préféré s’éloigner.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il m’a chargé d’une ambassade, à la fois auprès de vous qui êtes notre maître à tous et auprès de ma mère. Il est très amoureux de Madalen et voudrait l’épouser, avec votre permission, bien sûr.

Quelque chose se noua dans la gorge de Gilles et, pour la première fois de sa vie, il éprouva un sentiment qui ressemblait à de la panique. Il avait été si heureux que la jeune fille et les siens tinssent essentiellement à le suivre au bout du monde qu’il en avait remercié Dieu, comme d’une faveur insigne, sans que l’idée l’effleurât un seul instant que la beauté de Madalen pût faire d’autres victimes que lui. Et c’était pourtant ce qui venait de se passer : ce jeune clerc de notaire avait vu et avait été vaincu.

Il se sentit si malheureux tout à coup qu’il eut juste la force de répondre :

— Je n’ai pas de permission à donner, Pierre. Madalen est ta sœur. C’est toi le chef de famille et si tu souhaites ce mariage…

— Je n’en sais rien. Je crois bien que je ne le souhaiterai que s’il vous agrée à vous-même.

Il y avait tant de confiante amitié dans ces quelques mots que Gilles, en dépit de la douleur sourde qui lui vrillait le cœur, ne put s’empêcher de rire.

— Nous discourons dans le vide, mon ami Pierre. En fait, il n’y a qu’une seule personne, en dehors de ta mère, qui ait voix au chapitre, c’est l’intéressée elle-même. Que dit Madalen ?

— Madalen ne dit rien encore puisqu’elle ne sait rien. Ned est tellement amoureux que c’est tout juste s’il ose la regarder. Alors de là à lui parler, vous pensez ! Je crois qu’elle le trouve gentil, mais l’aime-t-elle ? C’est chose bien difficile à déchiffrer qu’un cœur de jeune fille.

— Alors, c’est par là que tu dois commencer. Interroge ta sœur.

— Vous croyez ?

De toute évidence, la suggestion n’emballait pas Pierre ainsi qu’en témoignait sa mine incertaine. Il faisait une telle tête que Tournemine de nouveau se mit à rire.

— Est-ce donc si difficile ? Préviens ta mère, elle l’interrogera.

— Ma mère est comme moi. Elle n’acceptera ce mariage que si vous, notre maître, l’agréez de bon cœur.

— Autrement dit : s’il vous plaisait à tous trois et qu’il me déplût, vous refuseriez ce Ned Billing ?

— Exactement.

— Mais, mon pauvre ami, comment veux-tu que je te donne un sentiment quelconque ? Je ne le connais pas, moi, ce garçon. Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Qu’il soit le neveu de Mrs. Hunter et clerc de notaire, ce sont de bonnes choses mais, je te le répète, c’est à Madalen de décider. Il s’agit de sa vie… de son bonheur.

Ce mot-là eut quelque peine à passer. Qu’un autre pût venir et enlever, si simplement, celle à laquelle il s’interdisait de penser, cette seule idée lui était intolérable mais il ne se sentait pas le droit de répondre autre chose que ce qu’il avait répondu. Son seul espoir résidait dans le cœur même de la jeune fille : si elle n’aimait pas ce garçon, elle refuserait. Mais, à tout prendre, peut-être serait-ce mieux ainsi. Ne vaudrait-il pas mieux trancher dans le vif, laisser Madalen bien mariée à New York plutôt que de l’entraîner à sa suite sous le ciel peut-être un peu trop grisant de La Nouvelle-Orléans où les tentations pouvaient devenir insupportables ? Mais renoncer à la voir, à respirer cette fleur à peine éclose dans sa divine pureté, n’était-ce pas se condamner à d’infinis regrets ?

Le soupir que poussa Pierre le tira de ses pensées douces-amères.

— Vous pensez donc qu’il me faut parler à Madalen ? fit-il avec un manque d’enthousiasme qui frappa Tournemine.

— Naturellement. Est-ce qu’à toi ce mariage déplairait ?

— En tant que mariage, non. Je vous l’ai dit, monsieur Gilles, Ned est un bon garçon, travailleur et convenable. Il a une bonne situation et je crois qu’auprès de lui Madalen pourrait être heureuse mais…

— Mais ?

— Oh ! c’est mon égoïsme qui se plaint. Si Madalen épouse Ned nous allons être séparés, forcément. Vous n’avez pas l’intention, n’est-ce pas, de rester à New York ? Nous allons bien en Virginie ?

— Non. Nous n’allons plus en Virginie et même nous ne resterons pas aux États-Unis où je me suis rendu compte que l’on ne souhaitait guère notre présence. C’est en Louisiane que je pense planter ma tente. Mais, Pierre, si Madalen choisissait d’épouser ce Ned, je suis tout prêt à vous rendre votre liberté à tous les trois. Je n’oublie pas que je vous dois ma fortune et, si vous désirez, ta mère et toi, vous installer ici, je veillerai à ce que vous puissiez y vivre dignement. Quant à Madalen, je la doterai et…

— Pas un mot de plus, je vous en supplie, monsieur Gilles ! fit Pierre dont les yeux bleus s’emplissaient de larmes. Ma mère, ma sœur feront ce qu’elles voudront mais moi jamais je ne vous quitterai. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas très envie de plaider la cause de Ned auprès de ma sœur. Si elle l’accepte, si elle l’aime cela signifiera notre séparation. Alors… si toutefois la chose ne vous ennuyait pas trop, j’aurais voulu vous demander d’interroger Madalen à ma place. Vous serez un ambassadeur plus impartial que moi.

— Crois-tu ? Je n’ai pas la moindre envie de te voir malheureux, dit Gilles, sincère, car il se voyait mal demandant la main de celle qu’il aimait pour un homme qu’il n’avait jamais vu.

Pierre haussa les épaules avec résignation.

— Tôt ou tard nous serons séparés. Il faudra bien que Madalen se marie et, si vous n’étiez pas venu, elle serait à l’heure présente dans un couvent pour filles pauvres. Donc il faudra bien se résigner, mais aujourd’hui j’aimerais mieux que vous lui parliez.

— Et ta mère ? N’est-ce pas là son rôle ?

— Normalement oui, mais croyez-vous que ma mère aura envie de se séparer de l’un de ses enfants ? Si vous consentez à me rendre ce service, votre intervention lui évitera des craintes, des angoisses peut-être… ou, tout au moins, elle les retardera.

— Tu as réponse à tout, dit Tournemine en posant affectueusement sa main sur l’épaule du jeune homme. Je verrai Madalen. Sais-tu où je peux la trouver à cette heure ?

— Dans la lingerie, sans doute. En dehors de l’église où elle va chaque matin entendre la messe et des repas qu’elle prend à la cuisine avec nous, elle y passe le plus clair de la journée. Il y a toujours beaucoup de travail car Fanchon est très exigeante pour le linge de madame.

Gilles fronça les sourcils. Il n’aimait pas beaucoup cela et si Fanchon, s’appuyant peut-être sur leurs relations récentes, y puisait l’autorisation de tout régenter dans la maison, elle n’allait pas tarder à déchanter. Lui-même avait commis une erreur en se laissant aller au plaisir facile qu’elle représentait et il était plus que temps de remettre, une bonne fois pour toutes, la jeune personne à sa place.