Ce fut seulement quand il la saisit qu’elle réagit et, dès lors, livra une défense d’autant plus désespérée qu’elle se savait par trop inférieure. Griffant, mordant, feulant, elle se battit comme une chatte en fureur tandis que, morceau après morceau, il lui arrachait sa magnifique robe nacrée, faisant rouler sur le parquet les perles qui la garnissaient. La robe partit en trois morceaux, puis les jupons, les paniers d’osier dont il coupa prestement les liens à l’aide d’un petit couteau trouvé sur la toilette, le corset dont les lacets subirent le même sort, le tout en maintenant d’une seule main la jeune femme à demi folle de fureur. Les petites mains de Judith, ses dents ne semblaient pas pouvoir trouver prise suffisante sur ces muscles durs comme de la pierre et elle avait l’impression de lutter contre une statue.

Le dernier voile, une ravissante chemise de linon brodé, s’envola enfin sans que Judith cessât de cracher et de mordre. Les épaules de Gilles le brûlaient tant elles étaient zébrées de coups de griffes. Furieux d’avoir eu tant de mal à en venir à bout, il la traîna jusqu’à l’une des colonnes d’acajou qui soutenaient le grand baldaquin de mousseline au-dessus du lit, arracha l’une des embrasses des rideaux en passant et lia les poignets de Judith derrière la colonne puis, lui ouvrant les jambes d’un coup de genou, il entra en elle avec tant de violence qu’il la souleva de terre lui arrachant une longue plainte vite couverte par son propre râle. Le plaisir déferla en lui avec la violence d’une cataracte et le laissa haletant, le cœur cognant comme un battant de cloche. Alors il s’écarta, la regarda.

Elle ressemblait à quelque jeune chrétienne liée au poteau du supplice, attendant les fauves. La masse somptueuse de ses cheveux ruisselait sur son visage, cachant en partie son corps dont la beauté le frappa. Les prémices de la maternité avaient épanoui ses seins qui, légèrement alourdis, ressemblaient à de beaux fruits. La taille était moins fine, bien sûr, mais le ventre, déjà doucement arrondi, avait des reflets de nacre. Et que ses longues cuisses couronnées d’or frisé avaient donc de grâce !

Retrouvant au fond de son cœur un reflet de l’ancienne tendresse, il éprouva une légère honte de l’avoir ainsi brutalisée, mais la défense furieuse qu’elle lui avait opposée méritait au moins une leçon. S’approchant d’elle de nouveau, il releva le flot de ses cheveux, découvrant son visage inondé de larmes et, doucement, posa sa bouche sur celle de la jeune femme tout en l’entourant de ses bras.

Comme si Judith n’avait attendu que cette caresse, elle s’amollit tout à coup et Gilles comprit qu’elle s’était évanouie en la sentant glisser contre la colonne. Se hâtant alors de la délivrer de ses liens il la souleva de terre, l’étendit sur le lit et posa son oreille contre le cœur de la jeune femme. Il battait régulièrement, peut-être un tout petit peu trop vite, mais il fut rassuré. Ce n’était qu’une faiblesse passagère. Alors, se glissant contre elle, il se mit à lui tapoter les joues puis, quand il l’entendit soupirer et vit battre ses longs cils dorés, il commença, très doucement, à la caresser.

Grâce à Sitapanoki et à l’ardente comtesse de Balbi, il avait du corps féminin et de ses zones érogènes une connaissance parfaite que décuplait son instinct. À cette femme dont les yeux demeuraient obstinément clos encore qu’il fût absolument certain qu’elle était attentive à chacun de ses gestes, il prodigua un flot de savantes caresses. Ses doigts, ses lèvres étaient partout, des douces collines des seins aux ombres tendres du ventre, des lèvres gonflées aux aisselles soyeuses et Judith, peu à peu, se mit à vivre, à vibrer. Son souffle, léger d’abord, devint haletant, coupé de petites plaintes heureuses qu’il amena lentement, patiemment, jusqu’à un grand cri de joie animale. Le bel instrument d’amour qu’était Judith avait répondu merveilleusement au concerto voluptueux qu’il venait de jouer sur lui.

Naturellement, au spectacle de ce corps ravissant auquel le plaisir imposait, sur ce lit dévasté, des poses impudiques et charmantes, continuellement changeantes, son propre désir renaissait mais, à présent que Judith reposait, inerte entre ses bras, il s’efforçait de le contenir encore pour lui laisser le temps de se remettre quand, soudain, il la sentit bouger contre lui. Une main douce s’empara de lui, l’attira et ce fut Judith elle-même qui, toujours sans ouvrir les yeux, le guida en elle, s’empara de sa bouche qu’elle mordit tandis que son bassin commençait une danse frénétique.

Le plaisir explosa en eux au même instant mais le râle heureux de la jeune femme se changea soudain en un cri aigu.

— Oh ! J’ai mal ! J’ai mal !…

Inquiet, Gilles sauta vivement à bas du lit, approcha une chandelle. Sur le drap blanc, une tache de sang était apparue, puis une autre…

Enfilant sa robe de chambre, il remit rapidement un peu d’ordre dans la pièce qui semblait avoir récemment subi un ouragan puis se jeta dans la galerie pour appeler Fanchon d’abord, les autres servantes ensuite et envoyer Hunter chercher un médecin. Mais il n’eut pas loin à aller. À peine sortait-il de la chambre qu’il se heurta à Fanchon, Fanchon qui était demeurée là, dans l’obscurité, assise sur une chaise contre la porte de la chambre.

Elle était si pâle qu’il ne la reconnut pas tout de suite. Levant sur lui des yeux d’hallucinée, elle murmura :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous l’aimiez ?… J’étais là… j’ai tout entendu. Et moi qui étais persuadée que vous la détestiez, que…

— Je ne vois pas en quoi mes sentiments peuvent vous intéresser, Fanchon, mais, en ce qui vous concerne, apprenez ceci : j’ai horreur des caméristes qui écoutent aux portes.

— Vous avez horreur de moi ? Vous ne le disiez pas sur le bateau !

— Je croyais que nous étions convenus, une bonne fois pour toutes, qu’il ne s’était rien passé sur le bateau, rien d’important en tout cas ? À présent, courez réveiller Mrs. Gauthier et une ou deux filles de cuisine. Je crains que votre maîtresse ne nous prépare une fausse couche. Moi, je vais envoyer Hunter chercher un médecin.

Refusant d’en entendre davantage, il courut jusqu’à sa chambre, s’y habilla sommairement, dégringola l’escalier et alla tirer la corde de la cloche qui appelait les serviteurs en cas de besoin et, dans la journée, réglait la vie de la propriété.

Quelques instants plus tard, le galop d’un cheval traversait le parc emportant Hunter qui s’en allait chercher le médecin tandis qu’Anna, en bonnet et robe de chambre, accourait et se précipitait dans la chambre de Judith. Elle en ressortit presque aussitôt et barra le chemin à Gilles qui revenait voir comment tournaient les choses.

— Non, monsieur Gilles. Ce qui se passe ici c’est, à présent, l’affaire des femmes. Soyez sans crainte, je m’y entends comme s’y entendaient Rozenn et bien des femmes de notre pays.

Rozenn ! Un instant, la folie d’amour avait éloigné son ombre mais elle revenait bien vite et elle reviendrait ainsi tant que sa meurtrière ne serait pas démasquée et punie… À moins qu’elle ne se soit déjà chargée de la punition en poussant Gilles à brutaliser Judith, chassant peut-être cet enfant dont elle refusait la naissance avec horreur, comme une insulte au nom des Tournemine ?

Quand l’aurore vint barbouiller de rose les fenêtres de sa chambre où la lumière ne s’était pas éteinte de la nuit, Judith perdit le fruit de ses amours malsaines…

CHAPITRE V

UN GENTILHOMME DE SAINT-DOMINGUE

Le silence qui enveloppait la maison n’était pas celui des choses mortes ni celui qui s’installe la nuit, habité par le bruit des choses, le craquement des parquets, la plainte d’un vieux meuble. Celui-là était fait d’un tas de petits bruits quotidiens soigneusement étouffés. C’était comme si la bâtisse tout entière s’était enveloppée de coton tout autour de la chambre aux volets clos, aux rideaux tirés où Judith reposait à présent après sa dure épreuve. Les pas glissaient à peine, les voix n’étaient que chuchotements afin que rien ne vînt troubler le sommeil de la jeune femme à laquelle le docteur Higgins, un vieil ami des Hunter qui habitait au village de New Harlem, près de l’église, avait fait absorber un opiat léger. La plupart des fenêtres étaient fermées en dépit de la douceur de ce matin de juin déjà estival.

Seules celles de Gilles étaient ouvertes, sur la façade tout au moins, et laissaient entrer le chant des oiseaux, la clarté du jour et les odeurs du jardin. Il s’y était enfermé après le petit déjeuner qu’il avait pris dans la salle à manger servi par un valet noir qui semblait se déplacer sur un nuage tant il était silencieux. Même les couvercles d’argent de la vaisselle avaient momentanément perdu leur sonorité.

Cela donnait à la maison une atmosphère étrange. Hormis ceux d’Anna et ceux de Pongo, les regards qu’il rencontrait étaient fuyants, obliques. Une sorte de réprobation muette pesait sur lui. Il était, de toute évidence, l’empêcheur de danser en rond et peut-être Fanchon avait-elle renseigné les servantes sur la raison directe de la fausse couche de leur maîtresse. Pour la plupart de ces gens, d’ailleurs, il était un inconnu puisqu’il n’avait fait que déposer Judith et les autres femmes avant de reprendre la mer en direction de la Virginie.

Il n’y attachait d’ailleurs que peu d’importance. Dès que Judith serait à nouveau sur pied, lui et son entourage quitteraient New York pour le Sud, tournant la proue du Gerfaut vers le golfe du Mexique et La Nouvelle-Orléans. Le navire était prêt à prendre la mer à chaque instant et le capitaine Malavoine n’attendait que ses ordres pour mettre à la voile.

Allumant une pipe, il se mit à marcher de long en large. Sur une commode, le petit morceau de dentelle qui n’avait pas encore livré son secret reposait, énigmatique. Il s’en faudrait de quelques jours avant qu’il puisse pénétrer dans les appartements de sa femme pour fourrager parmi ses dentelles.