— Qui ? Pourquoi ? Pongo pas savoir. Mais avec quoi, Pongo savoir.

— Eh bien, dis-le !

Pour toute réponse, Pongo fit le geste de faire tournoyer quelque chose au-dessus de sa tête. La démonstration était claire et Gilles saisit tout de suite.

— Une fronde ?

— Pongo ignorer nom dans ta langue. Cela sert à lancer pierres.

— C’est bien cela. Mais si tu ignores qui est l’assassin, comment sais-tu avec quoi il a frappé ?

— Viens ! Pongo te montrer…

Décrochant l’une des lanternes de l’écurie, qu’il aveugla d’ailleurs avant de sortir pour que la lumière ne soit pas remarquée de la maison, l’Indien entraîna Gilles au-dehors. La nuit était assez claire pour pouvoir traverser le parc sans autre éclairage et les deux hommes. descendirent le très long chemin menant jusqu’à la rivière de Harlem, passant du jardin proprement dit à une succession de prairies en pente douce.

— Qu’allait faire Rozenn à la rivière, le sais-tu ? Laver du linge ? Se promener ?

— Promener peut-être mais pas laver linge. Rien trouvé. A dû descendre très tôt, le matin. Était encore chaude quand on a trouvé…

— Qui l’a trouvée ?

— Filles descendues pour laver linge, justement… Tiens ! Voici endroit.

Les deux hommes étaient arrivés au bord de l’eau. Une sorte de petit lavoir composé de ces caisses en bois dans lesquelles s’agenouillent les lavandières y était installé. Libérant la lumière de sa lanterne, Pongo montra à Gilles une grosse pierre plate qui se trouvait ancrée dans le chemin suivant la rivière.

— Regarde, dit-il en s’agenouillant auprès d’elle pour mieux expliquer. Pierre toute plate. Si vieille femme tombée sur elle vieille femme se briser le crâne.

— En effet. N’est-ce pas ce qui s’est passé ?

— Non. Vieille femme blessée là, fit-il indiquant sur sa propre tête le haut de la nuque, à l’endroit du cervelet. Elle traînée sur pierre où, bien sûr, sang couler. Mais sang couler aussi là, ajouta-t-il en désignant un endroit de la prairie situé de l’autre côté du chemin à environ deux mètres de la pierre.

— Tu veux dire, fit Gilles, qu’on l’a tuée là et qu’ensuite on l’a traînée ici de manière que sa tête repose sur la pierre.

Pongo approuva de la tête puis reprit :

— Herbe relevée, sang effacé à l’endroit crime mais Pongo bien remarquer faibles traces et petit peu de sang resté sur herbe. Aucun doute !

Il y eut un silence. Accablé, Gilles essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées car toutes choses, d’un seul coup, étaient devenues bizarres, anormales autour de lui. Comme le disait Pongo sa démonstration ne laissait place à aucun doute sur la façon dont Rozenn était morte. Quelqu’un l’avait tuée. Mais alors qui pouvait être ce quelqu’un ? Quel ennemi cette bonne créature avait-elle pu se faire en un si court laps de temps ? À moins que ce ne fût le crime d’un rôdeur mais alors dans quel but ? Rozenn n’avait jamais un sou vaillant sur elle et elle n’était plus à l’âge où une femme se voit exposée aux entreprises masculines. Une erreur ? C’était absolument improbable. Et puis que faisait-elle au petit jour sur le bord de la rivière, à un bon demi-mile de la maison ?

Incapable, dans l’état actuel de la question, de lui trouver une réponse convenable, Gilles la posa tout naturellement à Pongo dont la sagacité venait de se révéler si brillamment. L’assassin, en maquillant son crime en accident, avait fait preuve d’une totale ignorance de l’espèce de génie des Indiens quand il s’agissait de relever une piste.

— As-tu, lui dit-il, une idée de celui qui a pu commettre ce meurtre abominable ? Un rôdeur ? L’un des domestiques avec qui Rozenn aurait pu avoir une prise de bec ? Elle n’avait pas sa langue dans sa poche ni d’ailleurs ses yeux. Elle avait pu surprendre un voleur qui l’aurait attirée ici sous un prétexte quelconque ?

Pongo hocha la tête.

— Moi pas savoir. Savoir seulement une chose : meurtrier être femme.

— Une… femme ? souffla Gilles, abasourdi. Mais qu’est-ce qui te le fait dire ?

L’ancien sorcier tendit le bras vers un bouquet d’arbres qui se trouvait à quelque distance, au flanc de la colline.

— Cherché et trouvé traces là, derrière arbres. Pas celles d’un homme. Trop petites. Et puis… trouvé aussi ça… accroché à buisson.

À la lumière de la lanterne, Tournemine vit, au creux de la main brune, un tout petit fragment de dentelle. Il le prit, le tourna et le retourna avec une répugnance extrême, envahi qu’il était d’une horreur proche de la panique. Cette dentelle, fine et délicate, avait dû coûter trop cher pour la bourse d’une servante… L’idée qui lui vint alors était si atroce qu’il la repoussa loin de lui avec rage.

Fourrant le léger vestige dans sa poche, il grogna :

— Rentrons, à présent. J’ai eu, pour ce soir, mon compte d’émotion. Demain, j’essaierai de savoir à qui appartient ce bout de dentelle. Mais merci à toi, ami Pongo ! Grâce à cela je découvrirai la meurtrière de Rozenn et je lui ferai payer son crime, oui, sur ma vie, elle le paiera, fût-elle ma…

Il s’arrêta, n’osant formuler, même dans ce lieu obscur et solitaire et pour les seules oreilles de Pongo, le soupçon abominable qui lui venait.

En silence, les deux hommes reprirent le chemin de la maison mais, tandis qu’ils gravissaient lentement la douce pente de la colline que Mount Morris couronnait si gracieusement, l’esprit de Gilles travaillait à toute vitesse. Le merveilleux enregistreur qu’était sa mémoire lui montrait Rozenn debout dans la chambre des cartes du Gerfaut, visage pétrifié de vieux bois que la lumière des chandelles creusait d’ombres sinistres, Rozenn, les bras croisés, réclamant, telle une prêtresse des temps de ténèbres, un châtiment exemplaire pour Judith, coupable de porter au grand jour le nom de Tournemine et, dans l’ombre de ses entrailles, le fruit de ses amours avec un misérable.

— Chez nous, jadis, on jetait à la mer la femme adultère et chez les Tournemine on n’a jamais permis à celle qui manquait à l’honneur d’étaler au soleil le fruit de sa faute… en admettant qu’on voulût bien lui permettre de vivre encore !

L’évocation fut si nette qu’il crut entendre, dans le vent nocturne qui se levait, la voix âpre, si dure, de la vieille Bretonne. Se pouvait-il qu’elle eût, en dépit de sa défense, tenté quelque chose contre Judith, que celle-ci s’en fût aperçue et eût décidé de se débarrasser, en simulant un accident, d’une compagne dangereuse ?

Comme lui-même – encore qu’ils fussent alors séparés par l’abîme infranchissable qui éloignait un bâtard d’une damoiselle – Judith de Saint-Mélaine avait connu une enfance misérable, dans le lugubre manoir du Frêne. Élevée entre deux garçons retournés pratiquement à l’état de brutes, elle avait poussé un peu n’importe comment, à la manière d’un rameau sauvage jusqu’à son entrée au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie à Hennebont. Elle avait couru les champs, les bois, grimpant aux arbres et peut-être bien que ces deux fauves nommés Tudal et Morvan lui avaient appris le maniement d’une fronde… En remontant vers la maison dont le fronton et la colonnade, d’un blanc neigeux, dessinaient dans la nuit le fantôme d’un temple grec, Gilles se sentait l’âme lourde et le corps plus las que s’il avait, pendant huit jours, ramé aux galères car peu à peu s’ancrait en lui une semi-conviction : Tudal et Morvan avaient été des misérables, des assassins ; se pouvait-il que Judith partageât quelque peu un atavisme venu on ne savait d’où ? Cela était difficile à croire lorsque l’on évoquait la mort misérable mais si digne, si noble et si pudique de son père mais qui pouvait dire avec certitude quelles étranges obscurités pouvait transmettre un sang venu de la nuit des temps ? Lui-même, en qui vivait celui, féroce, des seigneurs-forbans de La Hunaudaye, n’était pas toujours maître absolu de certaines impulsions dont la violence lui paraissait curieusement étrangère.

Devant les marches, Pongo et lui se séparèrent, l’Indien préférant de beaucoup regagner l’écurie où il avait sa chambre plutôt que suivre son maître dans la maison où, d’ailleurs, seules les femmes avaient droit de cité. Sous le péristyle, Tournemine trouva Hunter qui l’attendait.

— M. le chevalier compte-t-il ressortir ou bien pouvons-nous fermer la maison ? demanda-t-il avec respect.

— Vous pouvez fermer. Mais, dites-moi, mon ami, je n’ai pas vu Mrs. Hunter. N’est-elle pas ici ?

— Non, monsieur. Elle s’est absentée pour quelques jours afin de se rendre à Carmel auprès de sa sœur qui vient d’avoir un septième enfant. Madame lui a gracieusement accordé la permission d’aller s’occuper un moment des six autres puisque Mrs. Gauthier, qui s’entend fort bien aux choses de la maison, pouvait la remplacer.

— C’est donc parfait ainsi. Bonsoir, Hunter. Je vous verrai demain afin que nous examinions ensemble les livres de comptes puisque Mrs. Hunter n’est pas là.

— Aux ordres de M. le chevalier. Je souhaite une bonne nuit à monsieur. Mrs. Gauthier m’a chargé de lui dire que sa chambre est prête.

Anna, en effet, l’attendait en haut de l’escalier, armée d’un chandelier. Sans un mot, elle le précéda jusqu’à une grande chambre située à l’un des angles de la maison, s’assura d’un coup d’œil que tout y était en ordre puis, déposant le chandelier sur une table qui avait peut-être servi de bureau au général Washington, elle esquissa une révérence et se dirigea vers la porte. Mais, avant qu’elle ne l’eût franchie, Gilles l’arrêta.

— Un mot encore, Anna. Quelle chambre occupe ma femme ?

— Celle qui se trouve au bout de cette galerie… tout juste à l’opposé de celle-ci.

— C’est elle qui en a décidé ainsi ? Je veux dire en ce qui concerne mon logement ?