— Comment pouvez-vous me traiter de la sorte ? Si je suis réellement votre femme comme il vous plaît de le répéter sans cesse, traitez-moi comme telle.

— Alors agissez comme telle ! riposta-t-il, et souvenez-vous de ce que vous étiez avant de devenir la tenancière d’un tripot. Dans aucune maison bretonne où l’on se respecte on n’oserait donner une fête trois semaines après le passage de la mort par crainte de la vengeance du trépassé à défaut du chagrin de sa perte. Avez-vous donc perdu votre grande peur des fantômes ? ajouta-t-il sarcastique.

Se signant précipitamment, elle le regarda avec horreur.

— Pour l’amour de Dieu, taisez-vous !

— Alors, obéissez ! Je vous l’ai dit, j’entends que dans, dix minutes, cette foule encombrante ait vidé les lieux. Vous savez si bien vous évanouir avec grâce au milieu d’un salon. Cela ne sera pas difficile.

Tirant des dentelles de ses manches un minuscule mouchoir, Judith en tamponna ses yeux.

— Accordez-moi un peu plus de temps, je vous en prie. Songez que ces gens représentent la meilleure société de la ville. Il faut les ménager si vous voulez vous installer ici.

— Je n’ai pas l’intention de rester ici. Cette maison est louée. Je ne l’ai pas achetée. Dans quelques jours nous serons loin. En conséquence, l’importance de ces gens diminue d’instant en instant, n’est-ce pas ? Alors, dix minutes. Pas une de plus sinon j’irai moi-même me charger de l’évacuation et quelque chose me dit que mes méthodes n’auraient pas votre agrément. Cela dit, vous êtes très belle ce soir, madame, et je vous en fais mon sincère compliment ainsi d’ailleurs que de votre si rapide rétablissement.

S’inclinant avec une parfaite galanterie, il ouvrit la porte devant la jeune femme et reçut au passage le regard à la fois inquiet et surpris qu’elle lui décochait. Sans doute pensait-elle que cette absence de quelques semaines avait changé bien des choses dans ce garçon qui avait été jadis un si timide amoureux…

Il reçut aussi, en même temps, une bouffée d’un parfum qu’il ne lui connaissait pas, à la fois frais et sensuel. Il chatouilla délicieusement ses narines quand l’énorme jupe de satin frôla ses jambes.

— M’accompagnez-vous ? demanda-t-elle avec une pointe d’anxiété.

— Certainement pas. Ma tenue n’est pas conforme aux élégances de ce soir et je n’ai aucune envie de connaître vos amis. Je ne reparaîtrai que lorsqu’il n’y aura plus personne.

— Vous restez ici alors ?

— Pas davantage. Je vais rejoindre mes amis à la place qui selon vous nous convient le mieux à eux comme à moi : aux écuries !

Il attendit cependant quelques instants pour voir comment les choses allaient se passer, expédiant Anna à la porte des salons en mission d’information. Sans doute allait-on dans un instant entendre un grand brouhaha, puis on emporterait vraisemblablement Judith évanouie jusqu’à sa chambre…

Il n’y eut rien de tout cela qu’un grand silence soudain suivi de chuchotements contenus et des froissements de vêtements d’une foule qui s’en va tandis qu’au-dehors résonnaient les appels d’usage.

— Les gens de Mrs. Livingstone… La voiture de Mr. et Mrs. Brevoort… Les gens de Mrs. Van Cortland…

Trois minutes ne s’étaient pas écoulées qu’Anna reparaissait, un demi-sourire, qu’elle s’efforçait d’ailleurs de dissimuler, sur son visage toujours un peu austère.

— Eh bien ? demanda Tournemine, madame est-elle convenablement évanouie ?

— Pas du tout ! Madame reçoit en pleurant à chaudes larmes les consolations de ses amis avant qu’ils ne se retirent.

— Les consolations ? Que leur a-t-elle dit ?

— Qu’elle venait d’apprendre la mort d’un de ses frères. C’est beaucoup plus efficace qu’un évanouissement car, en ce cas, les invités auraient attendu que leur hôtesse se sente mieux en continuant de vider la cave et les buffets.

— Vous ferez porter leur contenu aux indigents. Ils ne manquent pas du côté du port.

Satisfait, Gilles quitta la maison et, passant par-derrière afin d’éviter la foule des voitures, se dirigea vers les écuries de brique rouge et de bois qui s’étendaient sur l’un des côtés de la demeure, à l’opposé de ce qui était, avant la guerre, le quartier des esclaves.

L’obscurité, la douceur de la nuit et ses odeurs d’herbes fraîches lui parurent délicieuses après l’agitation, le bruit et les lumières de la fête. Il y retrouva le chagrin du petit garçon abandonné que la colère de tout à l’heure avait assourdi un instant. S’y joignait quelque chose qui ressemblait à un remords, celui d’avoir arraché sa vieille Rozenn à sa chère Bretagne, de l’avoir échouée sur cette terre étrangère juste le temps d’y mourir.

Sans son égoïsme, elle vivrait encore, assise au coin de quelque cheminée, les pieds dans la cendre chaude, tricotant interminablement gilets de laine et paires de bas en écoutant à la veillée les histoires des conteuses, les contant elle-même parfois… Bien sûr, depuis que Marie-Jeanne Goelo avait fermé sa petite maison de Kervignac pour s’en aller au couvent de Locmaria, abandonnant Rozenn avec une odieuse indifférence, la vieille femme s’était sentie très seule en dépit des amitiés qui s’étaient chargées d’elle. Elle avait accepté d’enthousiasme la proposition de son ancien poupon de s’en aller vivre en Amérique et Gilles, en l’emmenant, avait eu en vue principalement l’éducation de ce fils inconnu que lui gardaient les Indiens, mais il en venait à penser qu’en expatriant Rozenn il avait surtout obéi à un mouvement égoïste : c’était son enfance à lui et la seule famille qui lui restât qu’il avait souhaité emmener avec lui…

À présent, aucun petit garçon ne viendrait plus se nicher dans le giron tendre de Rozenn mais peut-être, après tout, était-il mieux qu’il en fût ainsi puisque le fils de Sitapanoki ne serait jamais le dernier des Tournemine…

Avec le roulement de la dernière voiture, le silence prit peu à peu possession de Mount Morris. Gilles aspira deux ou trois fois, fortement, l’air frais de la nuit puis, essuyant avec rage les larmes qui coulaient encore sur ses joues, quitta l’abri de son arbre et prit résolument la direction des écuries.

Il trouva Pongo dans la stalle de Merlin et sentit son cœur s’alléger en retrouvant, ensemble, ceux qu’il considérait comme ses meilleurs amis. Avec des soins dévotieux, l’Indien lustrait la robe dorée du cheval qui, reconnaissant le pas de son maître, tourna la tête et hennit de joie, montrant ses grandes dents en une sorte de sourire qui trouva son reflet immédiat sur la figure de Pongo.

— Maître enfin revenu ! s’écria-t-il avec, lui aussi, une note de soulagement dans la voix. Pongo bien heureux…

Les deux hommes se serrèrent la main tandis que Gilles remarquait :

— Cela veut dire que tu ne l’as guère été durant mon absence…

— Ni heureux ni malheureux mais les choses sont allées tout de travers. Difficile pour Pongo obéir à une femme.

— Sois sans crainte, cela ne se produira plus. J’ai, pour commencer, jeté dehors tous ces gens dont ma femme avait rempli la maison. Ils n’ont que faire chez moi et moi je n’ai que faire d’eux.

L’amertume qui vibrait dans la voix de Tournemine n’échappa pas à l’ancien sorcier des Onondagas. Il connaissait son maître par cœur et ne se trompait jamais quand il s’agissait de ses états d’âme.

— Visite au grand chef blanc pas satisfaisante ?

— Pas du tout ! La concession sur la Roanoke River n’était qu’une illusion, un rêve. On m’avait donné, à ce qu’il paraît, des terres non disponibles, oh ! on m’en a offert d’autres… très loin à l’ouest, là…

— … où il est difficile de garder scalp sur la tête. Dommage ! Et… l’enfant ?

Brièvement, Gilles raconta ce qui s’était passé au camp des rives de l’Oswego. Machinalement, et peut-être pour se donner le courage d’évoquer ces heures qui lui demeuraient cruelles, il caressait doucement la tête soyeuse de Merlin dont les grands yeux le regardaient avec quelque chose qui ressemblait à de la tendresse.

— Je n’ai pas eu le courage de briser le cœur de cette femme, Nahena, dit-il en conclusion. Peut-être ai-je eu tort…

La main de Pongo se posa, fermement, sur son épaule.

— Non, dit-il gravement. Toi avoir eu raison. Mauvais arracher enfant à ceux qu’il pense être sa famille…

— À présent, je pense réellement que j’ai eu raison… à présent que Rozenn n’est plus ici pour s’occuper de lui. C’était pour cela que je l’avais amenée de France. Et maintenant…

Au prix d’un violent effort, il retint les larmes qui lui venaient encore. Pongo vit se crisper le poing qu’il avait noué dans la crinière du cheval tandis qu’il jetait, avec rage :

— Quel accident stupide ! Idiot ! En dépit de son âge, Rozenn savait encore courir dans les rochers, marcher dans la vase, étendre du linge sur le bord d’une rivière sans tomber dedans. Et ici à cause d’un peu de boue…

— Boue y être pour rien ! coupa Pongo. Et pierre pas davantage… tout au moins celle où vieille femme reposait.

— Que veux-tu dire ?

— Pas accident. Meurtre !

— Quoi ?

Le mot fit peser tout à coup sur l’écurie silencieuse son poids d’horreur. À la lumière de la lanterne qui éclairait la stalle Gilles considéra, incrédule encore, le visage de bronze de son ami. Jamais il ne lui était apparu si sombre. Il crut y lire aussi une nuance de pitié.

— Pongo ! murmura-t-il avec une angoisse presque suppliante. Te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ? Un… meurtre ? Cela voudrait dire que…

— Vieille femme a été tuée, oui.

— Mais enfin, c’est insensé. Qui aurait pu faire ça ? Et pourquoi l’aurait-on tuée ?

L’Indien hocha la tête.