— Et Rozenn a laissé faire toutes ces folies ? C’est insensé ! Où est-elle ?

Les yeux d’Anna s’emplirent de larmes. Baissant brusquement la tête, elle se tourna vers le mur pour tirer son mouchoir.

— Eh bien ? Rozenn ? insista Gilles saisi d’une angoisse soudaine.

— Monsieur… elle est morte ! Voici près de trois semaines… On l’a trouvée dans le jardin, près de la rivière, la tête reposant sur une grosse pierre tachée de sang. Il avait plu. La terre était grasse, glissante… Elle a dû tomber. Oh ! monsieur, venez ! Venez par ici… Venez vous asseoir.

Il était devenu tellement pâle tout à coup qu’Anna eut peur de le voir s’abattre à ses pieds. Saisissant son bras, elle l’entraîna, à travers l’office, vers une petite pièce servant de resserre à provisions et qui donnait directement sur le parc. Il se laissa conduire sans un mot, comme un enfant malheureux, accablé par le poids intolérable qui lui écrasait le cœur. Rozenn ! Sa vieille Rozenn ! Celle dont la chaleur, la tendresse avaient si bien su compenser la froideur rancunière de la véritable mère. Elle avait su l’aimer, le protéger, lui le petit bâtard que l’on aurait montré du doigt, à qui on aurait peut-être jeté des pierres si deux puissances tutélaires n’avaient étendu au-dessus de lui leur tendre protection : l’abbé de Talhouët et Rozenn…

Assis sur un sac de café dont l’odeur merveilleuse emplissait la resserre, il s’enfonçait avec une douloureuse volupté dans ses souvenirs d’enfance sur lesquels planait le visage courageux et gai de sa nourrice. Il ne voyait rien, il n’entendait rien que les sanglots du petit garçon qui pleurait au fond de sa poitrine… Lui ne pouvait pas pleurer quelque envie qu’il en eût. À cette heure où il perdait l’un des rares êtres chers, le don bienfaisant des larmes lui était refusé comme si rien ne devait apaiser les craquements de terre desséchée de son cœur.

Une sensation brûlante à la main le ramena à la réalité. Anna, que sa figure couleur de pierre épouvantait, avait couru lui chercher une tasse de café sur laquelle elle avait refermé ses doigts, des doigts qu’elle guidait vers la bouche.

— Buvez, monsieur Gilles, ça vous fera du bien ! Sainte Anne bénie ! Vous avez l’air d’un fantôme.

Sainte Anne bénie ! c’était l’invocation habituelle de bien des femmes de Bretagne. C’était aussi celle de Rozenn. Combien de fois l’avait-il entendue proférer, sur tous les tons d’ailleurs, la ferveur, la colère, la surprise, la joie… C’était bon de l’entendre encore !

Reconnaissant, il leva sur Anna un regard mort mais où quelque chose, cependant, se mettait à vivre. Une humidité qui devint une larme… une seule glissa lentement vers la commissure de ses lèvres et cependant le délivra de cette insidieuse envie de mourir qui lui était venue. Il venait de perdre coup sur coup son fils et celle qui lui servait de mère et il sentait en lui une infinie lassitude.

Machinalement, il avala le contenu de la tasse. Très fort, très parfumé et brûlant le café traça en lui un ruisseau chaleureux qui portait la vie. Grâce à lui, il redevint perméable à ce qui l’entourait. Il vit, il sentit, il entendit de nouveau. Les plaintes du petit garçon s’éloignaient.

Anna vit un peu de couleur revenir sous la peau bronzée qui avait viré au gris et poussa un soupir de soulagement. Elle proposa quelque chose à manger qu’il refusa d’un geste.

— Où l’avez-vous enterrée ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Pas dans ce jardin étranger tout de même ?

— Oh non ! Il y a, dans les collines, pas loin d’ici, une petite chapelle catholique desservie par un vieux prêtre. Il y a un cimetière et l’abbé est breton, par chance. Rozenn doit s’y sentir un peu chez elle.

Il approuva de la tête. Son cerveau recommençait à travailler et posait déjà des questions. Comment Rozenn, habituée à courir les grèves, les rochers de sa Bretagne, avait-elle pu glisser sur cette berge en apparence inoffensive et, surtout, s’assommer sur une pierre ? Elle était âgée, sans doute, mais Dieu sait qu’elle avait bon pied bon œil. Elle l’avait surabondamment prouvé durant la rude traversée de l’Atlantique…

La porte de la resserre, en s’ouvrant, laissa entrer une bouffée de musique, celle d’un menuet guilleret qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de Gilles. Coiffée d’un bonnet coquet tout ruisselant de rubans, la tête de Fanchon apparut.

— Madame Anna, fit-elle d’un ton de reproche, madame vous fait dire qu’elle ne comprend pas que vous ayez abandonné votre poste et qu’elle exige…

Elle s’arrêta, les yeux soudain arrondis. Anna en s’écartant venait de découvrir le chevalier toujours assis sur son sac mais qui, se relevant soudain, parut emplir la petite pièce de sa carrure.

Un sourire heureux épanouit le visage de la jeune fille.

— Oh ! monsieur le chevalier ! s’écria-t-elle. Quel bonheur !

Il ne répondit pas à sa bienvenue. Sévère, formidable de fureur encore contenue, il ordonna :

— Allez me chercher votre maîtresse ! Dites-lui que je l’attends ici…

— Mais, monsieur le chevalier, la soirée bat son plein. Madame est très accaparée et…

— Je vous ai dit d’aller me la chercher. Obéissez si vous ne voulez pas que j’y aille moi-même et d’une façon qui, je le crains, ferait mauvais effet auprès de ces amis sortis on ne sait d’où. Elle a fait diablement vite pour en réunir une telle collection.

— Oh, cela n’a pas été difficile. Il lui a suffi de répondre à une invitation de Mme Livingstone qui était venue faire une visite de bon voisinage. En une semaine, madame avait tout New York à ses pieds, exactement comme…

Elle se mordit les lèvres comprenant qu’elle allait dire une bêtise en rappelant le temps douteux de la Folie Richelieu mais Gilles avait fort bien compris. Empoignant Fanchon par les épaules, il la fit tourner sur elle-même comme une toupie et la propulsa vers la porte en ordonnant :

— Je vous ai déjà dit d’aller chercher votre maîtresse et je n’ai que faire de vos considérations ! Filez !

Fanchon disparut avec un gémissement de frayeur. Un instant plus tard la petite pièce aux senteurs de café, de vanille et de cannelle s’illuminait : Judith, robe de satin nacré gris très pâle et rose semée de perles, ses magnifiques cheveux roux relevés par des cordons de perles, venait de faire son entrée.

Il ne restait rien de la chose pâle, épuisée et si fragile que le Gerfaut avait posée, six semaines plus tôt, sur les quais de New York. Gilles vit devant lui une créature de lumière et de grâce. Sa beauté impérieuse la nimbait d’une insolente auréole et apportait avec elle toutes les élégances raffinées de Versailles.

Elle avait retrouvé tout l’éclat de la reine de la nuit, mais sur un registre différent. C’était le jour, dans les transparences laiteuses de l’aube, que Judith évoquait à présent quand le soleil d’or rouge se lève à l’horizon et il était bien facile de comprendre comment la jeune femme avait pu devenir, si vite, la coqueluche de New York : il lui avait suffi de paraître…

Curieusement, Tournemine ne fut pas sensible à cette beauté qu’il avait cependant si dévotieusement adorée jadis. Bien plus, elle le choqua comme une faute de goût. Détaillant froidement son épouse, de ses petits souliers de satin aux boucles brillantes de sa chevelure, il se contenta de déclarer :

— Vous avez dix minutes, madame, pour vider cette maison de la foule qui l’encombre.

La voix était tranchante et si chargée de dédain que Judith en rougit. Rejetant la tête en arrière, elle rendit à Tournemine froideur pour froideur, dédain pour dédain puis, haussant les épaules :

— Quelle sottise ! fit-elle du bout des lèvres. La meilleure société de New York est ici. Prétendez-vous continuer à vous conduire comme le rustre que vous étiez ou comme le reître que vous êtes devenu ?

La gifle claqua sur sa joue qui s’empourpra et lui donna momentanément raison.

— J’entends me conduire, gronda Gilles, comme le maître d’une maison en deuil. Il n’y a, si j’ai bien compris, que trois semaines écoulées depuis la mort de Rozenn…

Judith n’était pas de celles que l’on mate si facilement. Elle s’était contentée de porter sa main à sa joue endolorie mais n’avait rien perdu de sa superbe. Elle eut un petit rire qu’accompagna un nouveau mouvement de ses jolies épaules aussi nacrées que sa robe.

— Et alors ? fit-elle avec hauteur. Depuis quand la mort d’une servante met-elle une maison en deuil ?

— Rozenn n’a jamais été une servante à mes yeux. Elle m’a servi de mère. Je l’aimais et la respectais tout autant. Peut-être suis-je un rustre, en effet, comme il vous plaît à le rappeler et cela ne me déplaît pas à moi. Cela sent la terre et l’effort quotidien et, en tout état de cause, mieux vaut être un rustre qu’une putain. Je ne sais ce que penseraient vos brillants… et si récents amis s’ils savaient à quel genre d’activité se livrait celle que l’on appelait à Paris la reine de la nuit…

Sous l’insulte elle avait pâli et la trace des doigts de Gilles se marquait curieusement sur sa joue. Ses yeux se remplirent de larmes, mais aucune trace de pitié n’atténua la colère de Tournemine, colère à laquelle s’ajoutait une déception car, en emportant sa femme jusqu’en Amérique, il avait espéré sincèrement qu’elle accepterait de jouer le jeu avec honnêteté afin que tous deux puissent repartir de zéro en dépit du fâcheux souvenir que Judith portait en elle. Il s’apercevait qu’il n’en était rien et que le comportement de la jeune femme demeurait le même. Il avait, en face de lui, une ennemie bien décidée à lui faire payer, chèrement sans doute, la destruction de son lamentable roman avec le pseudo-docteur Kernoa…

Aussi, quand elle gémit :