– Ne t’ai-je pas confié une mission ? Celle de veiller sur une dame.

– Donna Fiora n’a plus besoin de moi et je veux combattre à vos côtés. Je suis un Colonna ! Mon nom me donne droit au danger.

– Il en sera comme tu le désires, mon enfant, fit le duc tandis qu’un pâle sourire passait sur son visage immobile. Qu’on lui donne des armes ! Adieu... adieu à tous !

Il sortit. Le Moro, son beau destrier noir, l’attendait, superbement caparaçonné au milieu d’un groupe de gentilshommes. Il l’enfourcha, fit aux deux femmes un salut de la main et se mit en marche avec ses compagnons. Fiora vit le lion d’or et le grand étendard violet et noir s’effacer puis disparaître dans la tourmente de neige.

– Vous devriez rentrer, dit Léonarde. Il fait encore froid.

– Rien qu’un moment encore...

Elle ne voulait pas que sa vieille amie vît les larmes qui coulaient de ses yeux et fit quelques pas. L’attaque, alors, fut soudaine : trois cavaliers apparurent ; l’un d’eux s’empara d’elle et la jeta en travers de sa selle sans se soucier de ses cris puis il tourna bride et s’enfuit aussi vite que le permettait la neige déjà épaisse.

– J’ai assez attendu, cria-t-il. A présent tu es à moi et pour toujours !

Mais elle n’avait pas eu besoin de l’entendre. Elle avait déjà reconnu Campobasso et, sans cesser de crier, se mit à se débattre pour essayer de glisser à terre, ce qui ralentit la course de son ravisseur.

– Assommez-la, mon père ! conseilla l’un des cavaliers. Une bosse n’a jamais tué une femme et nous devons faire vite.

– Tuez-moi donc ! hurla Fiora. Cela m’évitera de le faire moi-même car jamais plus je ne t’appartiendrai. Tu me fais horreur...

Elle se meurtrissait à l’acier de l’armure mais n’en continuait pas moins sa défense désespérée. Le condottiere allait peut-être suivre le conseil d’Angelo quand trois autres cavaliers surgirent de l’impalpable rideau blanc et barrèrent le chemin.

– A nous deux, Campobasso ! Je sais déjà que tu es un traître. Je vais voir à présent si tu es vraiment un lâche ! déclara Philippe de Selongey. C’est ma femme que tu enlèves et tu vas le payer de ta vie...

– Viens la prendre si tu la veux ! fit le ravisseur en s’efforçant de redresser Fiora contre lui pour s’en faire un rempart. Mais la voix de Philippe avait galvanisé la jeune femme. Toutes griffes dehors, elle s’attaqua furieusement au visage que la visière relevée du casque découvrait. Campobasso poussa un hurlement et desserra son étreinte. Elle en profita pour lui échapper et glissa dans la neige...

– Belle défense ! apprécia la voix traînante de Douglas Mortimer, mais écartez-vous car nous n’en avons pas fini avec ces gens.

Le troisième cavalier, qui était Esteban, avait d’ailleurs sauté à terre pour relever la jeune femme et l’installer contre un moignon d’arbre.

– Ça va ? fit-il.

– Oui... mais d’où sortez-vous ?

– On vous le dira plus tard. Pour l’instant on a besoin de moi...

Il remonta à cheval et rejoignit les deux autres. Le combat était déjà engagé entre Selongey et son ennemi et les armures résonnaient sous le choc de la hache que maniait Philippe et du fléau d’armes qu’avait empoigné son adversaire. Mortimer luttait contre Angelo et le troisième cavalier qui était Giovanni, l’autre fils. Esteban courut vers celui-ci.

Accrochée à son arbre, l’estomac noué d’angoisse mais ne sentant ni le froid ni l’humidité qui envahissaient ses vêtements Fiora suivait le furieux combat qui se livrait sous ses yeux. Elle s’efforçait de garder confiance : le miracle qui venait de se produire ne pouvait pas être vain. Il fallait que la victoire restât à la juste cause. Soudain, dominant les injures qu’échangeaient les combattants, il y eut un cri d’agonie sitôt suivi d’un hurlement de douleur :

– Giovanni ! hurla Campobasso.

Déjà le corps sans vie roulait dans la neige qui devint rouge. Esteban, armé plus légèrement que ses compagnons, avait sauté en croupe de son adversaire et, soulevant son casque, lui avait tranché la gorge. En même temps, l’instant où l’attention du condottiere avait été détournée suffit à Philippe pour asséner un coup de hache qui enfonça le casque et blessa le Napolitain à la tête, mais il resta en selle. Ce que voyant, Angelo se déroba devant la masse d’arme de Mortimer, saisit la bride du cheval de son père et l’entraîna :

– Au large, mon père ! Nous ne gagnerons pas !

Les deux cavaliers disparurent en direction du nord...

Philippe avait déjà arraché son heaume et courait vers sa femme qu’il prit dans ses bras.

– Mon amour ! Tu n’as rien ? ... Il ne t’a pas blessée ?

– Non... Oh, Philippe, est-ce bien toi ? J’ai tant désespéré de te revoir jamais... Je croyais...

Mais il lui fermait la bouche d’un baiser passionné, la serrant contre sa poitrine vêtue de fer avec une force qui lui arracha un gémissement.

– Vous allez l’écraser, remarqua tranquillement Mortimer, et à mon avis ce serait dommage. Laissez-la vivre un peu.

Philippe lâcha Fiora et se mit à rire :

– Tu as raison, compagnon, mais un trop grand bonheur peut rendre fou. Je vous la confie : prenez-en bien soin...

– Philippe ! cria Fiora voyant qu’il remettait le pied à l’étrier, tu ne vas pas me quitter ?

Elle se leva, courut à lui mais il était déjà en selle et son sourire s’effaça :

– Il le faut, Fiora ! On se bat là-bas et mon prince n’a guère de chances d’emporter la journée. Je dois le rejoindre ! Merci à vous, amis, et merci à monseigneur René qui, en vrai chevalier, m’a permis de rejoindre les miens une fois ma femme à l’abri...

– Philippe ! hurla Fiora à s’en faire éclater le cœur, reste ! Tu vas te faire tuer !

– J’espère bien que non, parce que je t’aime !

Il piqua des deux et Fiora voulut s’élancer sur sa trace mais Mortimer la saisit à bras-le-corps et la retint :

– Restez tranquille ! fit-il rudement. Il ne vous par donnerait pas de ne pas le comprendre : il y va de son honneur !

Au même instant, le mugissement lugubre des grandes trompes montagnardes se fit entendre. Il était un peu plus de midi et la bataille était engagée...

Elle ne dura guère en dépit de la défense désespérée de la petite armée bourguignonne. Tel un bélier gigantesque, la phalange suisse hérissée de piques avait jailli de la forêt de Saurupt pour enfoncer par le travers les troupes ennemies qui devaient faire face en même temps à l’assaut frontal des Lorrains. Deux ou trois fois encore, tandis que l’armée se débandait, que Galeotto blessé se retirait vers la Meurthe avec ce qu’il restait de ses hommes, on aperçut dans la mêlée le Téméraire qui se battait furieusement avant de disparaître...

Au pas lent de son cheval, Démétrios longeait le ruisseau Saint-Jean, se dirigeant vers l’étang du même nom. Les cadavres couvraient le sol où la neige, sous les piétinements, était devenue boue sanglante. Déjà les pillards, habituels vautours des champs de mort, étaient à l’ouvrage cependant que sonnaient éperdument toutes les cloches de la ville délivrée.

En arrivant près de l’étang, le Grec crut entendre une plainte, un faible appel. Il mit pied à terre et prit son sac de médecine. L’étang était gelé mais la glace avait cédé par endroits sous le poids des corps sans vie. Avec précaution, il s’avança parmi les roseaux, tâtant le sol de la pointe du pied avant de le poser. La plainte se fit plus proche et, soudain, il le vit. Couché au milieu des plantes givrées, les pieds trempant dans l’eau, son armure dorée souillée de sang. Le Téméraire était là, devant lui, une longue pique enfoncée dans sa poitrine, une autre transperçant l’une de ses cuisses. Le casque au lion d’or reposait contre son épaule mais Démétrios n’avait pas besoin de cet emblème pour reconnaître l’homme qu’il haïssait depuis si longtemps.

Le blessé sentit sa présence et ouvrit les yeux :

– Sauve... Bourgogne ! souffla-t-il et Démétrios se pencha. Son ennemi était là, pantelant, à sa merci. Il n’avait qu’un geste à faire pour assouvir enfin sa vengeance et déjà sa main cherchait à sa ceinture la poignée de la dague mais il entendit :

– Au nom du Dieu vivant... aidez-moi !

Alors, le Grec se souvint qu’il était médecin et qu’en aucun cas un médecin n’a le droit de tuer. Ses mains qui allaient frapper n’étaient pas faites pour cela mais pour panser les plaies, pour soigner et pour guérir... et le goût amer de la vengeance quitta sa bouche Empoignant l’arme qui clouait le corps au sol, il la tira lentement avant de la jeter au loin, puis il déboucla l’armure et l’ôta avec d’infinies précautions :

– Ne bougez pas, dit-il. Je suis médecin... Je vais vous soigner puis j’irai chercher de l’aide...

Il se détourna et se releva pour chercher son sac qu’il avait déposé derrière lui. Le coup arriva à cet instant. Lancée d’une main sûre, une hache vint s’enfoncer dans le crâne de Charles qu’elle ouvrit. Le duc expira aussitôt et Démétrios, stupéfait, regarda fuir l’assassin. Il n’y avait plus rien à faire. Cette fois, le Téméraire était bien mort... et la Bourgogne avec lui sans doute.

Le Grec resta là un moment, à le contempler, cherchant en face de cette dépouille tragique à retrouver sa vieille hargne. Les armes de Lorraine qu’il portait sur sa manche le préservaient des hommes à la recherche d’un butin quelconque et l’on s’écartait de sa silhouette noire penchée sur ce nid de roseaux où commençait à se dissoudre ce qui avait été le plus fastueux des princes d’Europe...

– Vous n’avez pas pu le tuer, vous non plus ? fit une voix froide et, levant les yeux, Démétrios vit Léonarde qui le regardait les bras croisés, serrant autour d’elle une grande pièce d’étoffe grise...