Celui-ci bouillait d’impatience. Savoir René II devant Nancy le rendait malade et aussi l’obligatoire lenteur d’une armée dont tous les membres n’étaient pas montés, tant s’en faut ! Quatre à cinq lieues par jour, sous le poids des armes, c’était tout ce que l’on pouvait demander à l’infanterie alors que le Téméraire rêvait de voler comme l’aigle pour fondre enfin sur son ennemi.

Par Levier, Ornans, Besançon et Vesoul, on atteignit les confins de la Lorraine où l’on s’enfonça vers l’ouest afin d’éviter les villes déjà reconquises par René. Le Téméraire ne voulait pas gaspiller ses forces. Il voulait d’abord Nancy et, pour cela, il fallait qu’il rejoigne les troupes de Campobasso, de Chimay et de Nassau auxquelles il avait donné l’ordre de venir à sa rencontre à Toul... Le 7 octobre, il faisait son entrée dans Neufchâteau... à l’instant même où René II entrait dans sa capitale retrouvée et en chassait le gouverneur bourguignon, Jean de Rubempré seigneur de Bièvres. Fou de rage, le duc Charles faillit tuer le messager qui lui en apportait la nouvelle...

Néanmoins, son armée grossissait. Quand il eut fait, à Toul, sa jonction avec Campobasso – qui d’ailleurs se fit attendre – et récupéré les troupes – environ quinze cents hommes – évacuées de Nancy par Jean de Rubempré, il se vit à la tête d’un effectif de dix-huit mille soldats. C’était plus que n’en pouvait aligner le jeune duc de Lorraine et tous les espoirs demeuraient permis. D’autant que le 17, les Bourguignons battaient une partie de ses gens à Pont-à-Mousson. La route de Nancy était ouverte...

Charles crut tout de bon que son étoile enfuie brillait à nouveau au-dessus de sa tête quand il apprit que René venait, une fois de plus, de quitter Nancy pour se procurer un surcroît de troupes. Celui-ci laissait la ville aux plus coriaces de ses fidèles : Gérard d’Avilliers, les frères d’Aguerre, Petit-Jean de Vaudémont, renforcés de deux capitaines gascons : Pied-de-Fer et Fortune. Deux mille hommes avec eux :

– Nous tiendrons au moins deux mois, lui dirent-ils, mais faites vite ! Sinon, ensuite, ce sera la faim qui nous décimera...

Jean de Rubempré, en effet, et la garnison en grande partie anglaise de la ville avaient résisté près de deux mois au duc René. Depuis que celui-ci y était entré, elle n’avait guère eu le temps de refaire des approvisionnements qui faisaient déjà cruellement défaut puisque l’on en était venu à manger les chevaux, et pas davantage de réparer ses murailles écornées. Aussi, quand, le 22 octobre, le Téméraire investit la ville et fit reconstruire auprès de la Commanderie Saint-Jean sa maison de bois, était-il sûr que la victoire était à portée de sa main.

– Nous fêterons Noël au palais comme l’an passé, dit-il joyeusement à Fiora, et je donnerai une si belle fête que vous dédaignerez le souvenir de celles des Médicis...

Elle le remercia d’un sourire machinal mais le cœur n’y était pas. A nouveau, il était avec elle amical, chaleureux, allant jusqu’à les installer, Léonarde et elle, dans une chambre de son logis de campagne. De même, il avait tenu sa parole et elle n’avait pas revu Campobasso. Elle lui était reconnaissante mais pas moins désorientée. Ce René II qui fuyait tel un mirage dès que l’on croyait s’approcher de lui en venait à l’exaspérer. Où était-il à présent ? A Strasbourg, à Berne, à Fribourg, Dieu sait où parmi les Cantons ? Démétrios était-il toujours avec lui ?

Et Philippe ? Où était Philippe ? Était-il guéri de ses blessures et, en ce cas, le retenait-on dans quelque prison ? Les points d’interrogation se succédaient dans l’esprit découragé de la jeune femme et elle ne voyait pas où il fallait en chercher les réponses.

– Si le duc de Lorraine est parti chercher du secours, il finira bien par revenir, prédisait Léonarde toujours pratique. Cessez de vous tourmenter ; vous ne changerez rien à cette histoire insensée que le duc Charles nous oblige à écrire avec lui...

– Savez-vous à quoi je pense ? Je me demande si Démétrios n’est pas dans Nancy. Une cité assiégée a besoin d’un bon médecin tandis qu’un jeune prince en parfaite santé peut s’en passer...

– Cela n’a rien d’impossible. Mais je ne vois pas comment vous pourriez entrer dans cette ville pour vous en assurer ?

Soir après soir, de la fenêtre de sa chambre, Fiora regardait le jour tomber sur Nancy avec le désir toujours plus ardent d’y pénétrer. Elle en venait à penser que ces murs meurtris par le tir des bouches à feu et cependant toujours debout retenaient aussi l’homme qu’elle aimait. Mais comment arriver jusque-là sans essuyer le feu des défenseurs ou se faire tuer par les assaillants ? Et elle s’effrayait quand, en fin de journée, le rouge soleil d’automne habillait les remparts de flamme et de sang.

La ville se défendait farouchement. Des attaques incessantes harcelaient le camp bourguignon qui, chaque fois, y laissait des hommes. Le bâtard de Vaudémont que la légende commençait à auréoler avait même réussi, dans la nuit de la Toussaint, à s’approcher du quartier général des assaillants et le logis du Téméraire n’avait échappé à l’incendie que de justesse. Vaudémont s’était fondu dans la nuit avec ses hommes sans en laisser un seul sur le terrain mais des cadavres marquaient son passage.

Et puis l’hiver, avec un mois d’avance, arriva comme une tempête et mit tout le monde d’accord en ensevelissant sous ses nappes de neige et ses écharpes de brume assiégeants et assiégés. En une nuit tout fut blanc ; les ruisseaux et l’étang Saint-Jean se figèrent et la Meurthe elle-même se mit à charrier des glaçons. La faim et ses souffrances s’installèrent dans Nancy, le froid, la maladie et la peur dans le camp des Bourguignons. Chaque jour qui se levait révélait des désertions.

Inquiet, Antoine de Bourgogne tenta de faire entendre raison à son frère :

– Pourquoi vous obstiner à cette campagne d’hiver ? Nous perdons des soldats tous les jours. Levons le camp et allons nous abriter en Luxembourg. Au printemps nous reviendrons...

– Ce serait donner à René le temps de refaire une armée, à Nancy celui de se ravitailler. Non, mon frère. J’ai décidé de passer Noël dans cette damnée ville dont je voulais faire la capitale d’un empire. Ils ne tiendront plus longtemps. Ils ont mangé les chevaux. A présent ils mangent les chiens, les chats et même les rats...

Ce n’était que trop vrai. Nancy endurait vaillamment son martyre, brûlait ses meubles pour avoir un peu moins froid et tentait des sorties désespérées dans l’espoir de récupérer un peu de nourriture... Les Bourguignons en manquaient moins car ils contrôlaient, au nord de la ville, la route de Metz et du Luxembourg par où leur venait le ravitaillement. Le trésor de guerre, en effet, se trouvait à Luxembourg. Campobasso, Chimay et Nassau surveillaient cette route avec défense formelle d’en bouger. C’était le duc qui, chaque matin, s’en allait visiter les capitaines et les différents ouvrages avancés.

Fiora appréciait ces dispositions : elles tenaient Campobasso éloigné du camp de la Commanderie et lui permettaient de sortir sans craindre de mauvaises rencontres. Car dans la maison de bois, l’atmosphère, enfumée par les braseros, lui paraissait difficile à supporter. « Nous sortirons de là fumés comme des jambons », grognait Léonarde, et chaque jour, en compagnie de Battista, elle s’obligeait à une courte promenade autour de l’étang Saint-Jean ou vers le bois de Saurupt. C’est ainsi qu’un jour où, profitant d’un rarissime rayon de soleil, elle s’était avancée jusqu’à la lisière du bois, elle vit un bûcheron occupé à débiter un arbre dont il entassait les morceaux dans une sorte de traîneau. Elle eut l’envie soudaine de lui parler et s’approcha :

– Vous êtes de par ici, brave homme ? Il n’y a pourtant plus beaucoup de maisons aux alentours.

– J’habite assez loin mais, par ce fichu temps, faut bien trouver d’quoi s’chauffer, pas vrai ?

L’homme s’était redressé et se frottait les reins et, du haut de sa grande taille, considérait la jeune femme avec, dans ses yeux bleus, une lueur amusée. En dépit d’une barbe et d’une moustache envahissantes, Fiora stupéfaite reconnut Douglas Mortimer... Jetant un rapide regard autour d’elle pour voir où était Battista elle le vit bander l’arc qu’il emportait toujours avec lui par précaution pour tirer un vol de corbeaux. Il ne pouvait pas l’entendre :

– Qu’est-ce que vous faites là ? chuchota-t-elle.

– Vous voyez, je m’occupe. Ce n’est pas facile de vous rencontrer dites donc ? Le roi s’inquiète de vous et se demande si vous n’êtes pas devenue bourguignonne ? On lui a parlé d’une jeune femme qui ne quitte plus le Téméraire. Vous êtes sa maîtresse ?

– Ne dites pas de sottises : le duc n’a pas de maîtresse. Mais il tient à moi parce qu’il voit en moi une sorte de talisman.

La figure barbue se fendit d’un large sourire :

– Si vous étiez à Grandson et à Morat vous êtes en effet un sacré talisman.

– On lui a prédit que la mort ne l’atteindrait pas tant que je serai avec lui...

– Je vois. Mais vous avez des jambes et quelque chose qui ressemble à une intelligence. Pourquoi, depuis le temps, ne vous êtes-vous pas encore échappée ?

– Regardez cet enfant qui tire des corbeaux ! Si je m’enfuis, il sera exécuté.

– Ah ! ... C’est en effet un problème qu’il faut essayer de résoudre. Mais c’est aussi une chance que vous soyez venue jusqu’ici. Voilà plusieurs jours que je vais au camp proposer du bois, ou des lièvres comme hier. Je voulais qu’on s’habitue à me voir. Je continuerai d’ailleurs mais j’avais à vous dire ceci : le roi veut que je vous sorte de là car le danger augmente et il redoute pour vous...

– Remerciez-le mais, pour l’instant, je n’ai rien à craindre. Ce que je voudrais savoir, c’est où se trouve le duc René ? Le savez-vous ?