– Il a fait arrêter la duchesse Yolande ? Mais pour quoi faire[xxvi] ?
– Elle avait refusé de le suivre en Bourgogne et il espérait ainsi tenir fermement la Savoie. Malheureusement, un serviteur a caché le prince héritier Philibert et son jeune frère dans un champ de blé. Ils sont à Genève à présent et j’imagine d’ici le bruit qu’y fait l’évêque. Je gage qu’on va parler du baiser de Judas et que le roi Louis, qui lui n’est pas fou, va sauter sur l’occasion de s’ériger en protecteur de sa sœur et de ses neveux. C’est un coup à faire de la Savoie l’ennemie mortelle de notre duc... Comme s’il n’en avait pas assez !
– Où est la duchesse ?
– Pas très loin d’ici : au château de Rochefort près de Dôle. Quant à La Marche, qui a manqué la moitié de sa mission, je le vois mal parti...
Il garda cependant sa tête. Le duc Charles avait trop de soucis pour s’attarder longtemps sur cet épisode : les Suisses continuaient leurs exploits. Après avoir mis Lausanne à sac, ils s’apprêtaient à prendre le chemin de Genève quand le roi de France intervint. Morat l’avait ravi mais il ne tenait pas du tout à ce que les Suisses continuassent à piétiner l’héritage de son neveu : en foi de quoi il envoya son outil préféré : un sac d’or plus une petite armée à Chambéry pour leur rappeler que, même s’il ne faisait pas souvent la guerre, il n’en possédait pas moins tous les moyens de la déchaîner. Peu de temps après, la Savoie et les Cantons signaient un traité de paix.
– Quel grand homme ! s’écria Panigarola enthousiasmé. En voilà au moins un qui ne considère pas la guerre comme le dernier des beaux-arts !
Ce n’était évidemment pas l’avis du Téméraire qui avait réuni à Salins les états de Haute-Bourgogne pour leur expliquer la nécessité de lui venir en aide dans sa guerre contre les Suisses, cette guerre à laquelle il ne voulait pas renoncer. Il fit alors à ses sujets un superbe discours, appuyé sur Tite-Live et sur les grands exemples de combats perdus et de guerres gagnées. Il n’avait entrepris tout cela que pour les protéger, eux, leurs femmes, leurs enfants et leurs biens contre le danger mortel des Suisses et des Français. Il fit tant et si bien que son auditoire presque en larmes s’engagea à financer la protection des frontières mais à deux conditions : que le duc cessât de s’exposer en personne et qu’il conclût la paix dès que l’occasion s’en présenterait. Charles jura tout ce que l’on voulut et se remit au travail avec enthousiasme :
– Donna Fiora, déclara-t-il à la jeune femme un soir où, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent, elle venait de chanter en compagnie de Battista, quand j’aurai vaincu tous ces croquants et leur aurai repris mes biens, je ferai de vous une princesse. Vous pourrez choisir dans mes états celui qui vous plaira le mieux. Et je vous rendrai votre dot.
– Je n’en demande pas tant, monseigneur. Vivre en paix dans le souvenir de mon époux – elle avait jugé plus prudent, en effet, de ne lui rien révéler de ce qu’elle avait appris – est tout ce que je désire. Je n’aime pas la guerre et qui gouverne un état doit toujours s’y préparer.
– Celle-ci sera la dernière. Ensuite, je ferai de vous le plus bel ornement de ma cour...
Fiora ne répondit rien, trouvant à cette phrase une résonance étrange. D’ailleurs l’attitude de Charles envers elle se modifiait encore. Il lui demanda de reprendre les vêtements féminins qui, même s’ils étaient de grand deuil, « mettaient si bien sa beauté en valeur ». Non seulement elle n’avait plus à essuyer ses colères mais il était envers elle d’une galanterie extrême, lui offrait des présents, l’interrogeait sur son enfance, ses études, sur la vie qu’elle menait dans cette Florence dont il rêvait souvent et dont il ne désespérait pas d’y entrer un jour en maître, car, parfois, il songeait même à conquérir l’Italie...
– Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est tombé amoureux de vous, déclara Panigarola en regardant Fiora déployer une pièce d’un magnifique satin gris pâle broché d’or qu’un chevaucheur venait de rapporter de Dijon.
– Est-ce que vous n’avez pas un peu trop d’imagination ?
– Sûrement pas. Je ne saurais d’ailleurs le lui reprocher mais je ne suis pas certain que ce soit pour votre plus grand bonheur. Dans l’état d’exaltation où je le vois, une grande passion chez un homme dont on a toujours vanté la chasteté pourrait se révéler dangereuse.
– Que faudrait-il faire alors ?
– Fuir ! Le plus vite et le plus loin possible. Je vous y aiderai... tant que je serai là tout au moins.
– Est-ce que vous songeriez à partir ?
– Je crains fort d’être rappelé un jour prochain. Les conséquences de Morat sont désastreuses et la politique de mon pays est en train de changer. Milan se rapproche de la France et si mon prince rompt ses relations avec la Bourgogne.
Fiora garda le silence un instant. L’idée de voir cet ami discret s’éloigner lui faisait peine. Rejetant le tissu brillant elle marcha lentement jusqu’à la fenêtre qu’un somptueux coucher de soleil incendiait :
– Si vous partez, il vous faudra emmener Battista car je ne resterai pas non plus. De toute façon, je ne suivrai pas le duc dans une autre guerre. J’ai vu Grandson et Morat : cela me suffit.
Néanmoins, dans les jours qui suivirent, le duc se montra plus calme. Il décida de quitter Salins pour le château de La Rivière, grande bâtisse féodale hérissée de tours et pourvue d’un imposant appareil militaire, située à trois ou quatre lieues de Pontarlier, sur un haut plateau jurassien assez triste mais suffisamment vaste pour que l’on y rassemblât une armée. Sa maison et ses familiers l’y suivirent. Fiora y trouva un appartement plus riche qu’elle n’en avait eu depuis longtemps mais c’en était fini des jours paisibles de Salins où, dans la calme fraîcheur des montagnes, les rescapés de Morat avaient pu prendre un peu de repos et retrouver leur souffle.
Les premières nouvelles qui arrivèrent à La Rivière jetèrent le Téméraire hors de lui. Alors que les états de Bourgogne avaient accepté de l’aider, ceux de Flandres, réunis à Gand, avaient non seulement refusé de lui apporter quelque aide que ce fût mais encore prétendaient rogner sur les sommes précédemment allouées à l’armée sous prétexte qu’il n’y avait plus d’armée.
– Plus d’armée ! vociféra le duc. Ces misérables Flamands verront bientôt si je n’ai plus d’armée ! Je marcherai contre leurs insolentes cités dès que j’aurai châtié les bouviers des Cantons. Quant à cet âne de chancelier Hugonet qui s’est laissé tenir pareil langage il en répondra sur sa propre fortune. Je vais faire saisir ses biens...
Plus grave encore : le duc René II dont la grand-mère, la vieille princesse de Vaudémont, venait de mourir en lui léguant une fortune avait enrôlé des mercenaires suisses et alsaciens, obtenu de la ville de Strasbourg qu’elle lui prêtât son artillerie et venait de libérer Lunéville. On prétendait qu’il allait se diriger sur Nancy pour en chasser les Bourguignons.
Cette nouvelle fit battre plus vite le cœur de Fiora. Elle savait où était Démétrios. Il fallait maintenant voir aux moyens de le rejoindre au plus tôt.
– Cela ne va pas être facile, dit Léonarde, soucieuse. Sortir à la fois de ce château plus fermé qu’un coffre de marchand et de ce camp qui se forme autour et qui grandit chaque jour pose un problème difficile à résoudre car, avec ce grand amour que vous porte le duc – et même si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte – vous êtes aussi surveillée que si vous étiez sa fiancée...
– Il faudra tout de même bien trouver un moyen. Je ne vais pas me laisser emmener encore par-delà les monts quand c’est à Nancy que je dois aller ?
Cette dernière crainte fut vite effacée. Une fois sa colère passée, le duc Charles changea ses plans du tout au tout : plus question de courir sus aux Cantons avec lesquels d’ailleurs semblaient s’amorcer timidement quelques bruits de pourparlers. Désormais c’était vers le nord qu’il allait falloir marcher pour chasser définitivement de Lorraine les hommes de René II, car la Lorraine était le lien des deux Bourgognes, le maillon indispensable et trop chèrement acquis pour le laisser se rompre...
– Voilà qui simplifie les choses, commenta Léonarde. Nous ne savions pas comment nous rendre à Nancy et voici que l’on se propose de nous y conduire. L’armée se rassemble tous les jours. Bientôt nous partirons...
Le vaste plateau en effet se peuplait presque à vue d’œil. La Bourgogne tenait ses promesses et envoyait des troupes et des armes. On vit venir des Picards, des Wallons et des Luxembourgeois, quelques Anglais aussi obtenus non sans peine du roi Edouard par la duchesse Marguerite. Galeotto rejoignit l’un des premiers avec ses lances et ses charpentiers. Les soldats s’installaient dans les villages et les hameaux dont les habitants retenaient leur souffle en dépit des ordres sévères du Téméraire touchant le vol, le viol ou le pillage. D’autres campaient directement sous la tente et leurs feux de cuisine, la nuit venue, s’échevelaient sous le vent venu des montagnes. Le château s’emplissait de seigneurs et de capitaines qui y menaient grand bruit. Ce n’étaient que colloques, conciliabules, beuveries aussi il faut bien le dire, et Fiora ne quittait plus son appartement où Panigarola venait souvent se réfugier quand il était las des récits d’exploits guerriers. Elle ne voyait presque plus le duc et ne s’en plaignait pas. Le temps n’était plus aux chansons : le bruit des armes avait pris leur place et emplissait tout. Les oiseaux eux-mêmes et les animaux des bois fuyaient vers la montagne... Et puis, un matin, Panigarola vint faire ses adieux à Fiora.
En le voyant paraître botté et son manteau de cheval sur le bras, la jeune femme comprit ce qu’il en était avant même qu’il n’ait ouvert la bouche :
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