Bien entendu, les soldats croisèrent leurs lances à l’arrivée de cette foule sombre et vaguement menaçante. Ils ne les abaissèrent pas quand Luca Tornabuoni se fit reconnaître, mais Fiora réclama Savaglio et le capitaine des gardes apparut. Fidèle à son habitude, il était d’une humeur massacrante :
– Que se passe-t-il encore ? cria-t-il. J’ai déjà dit que je ne voulais plus d’attroupement devant cette maison. Dispersez-vous !
– Laisse-moi au moins entrer avec cette mule et ces deux hommes, lança Fiora. Je veux voir Monseigneur Lorenzo.
Le regard de Savaglio, vif et acéré, s’arrêta sur chacune des trois physionomies, puis sur le corps inerte :
– Ser Luca n’a pas besoin de permission pour voir son cousin et toi non plus, donna Fiora, mais les deux autres ne me semblent pas de ses familiers Et puis tous ceux-là ?
– Ils attendront sagement, mais moi je veux le voir seule à seul, insista la jeune femme. Est-il là ?
– Dans son cabinet. Je vais te conduire...
– Je veux y aller aussi ! s’écria Tornabuoni, et je ne vois pas pourquoi...
– Allons ! Honneur aux dames ! fit le chef des gardes dont le sourire de loup traduisait le peu d’estime qu’il éprouvait pour le jeune homme. Je suis certain que donna Fiora n’en a pas pour longtemps. Tu peux bien l’attendre un instant...
Tout en parlant, il tournait autour de la mule, cherchant à voir le visage de l’homme qu’elle transportait :
– Il est mort ?
– Non. Simplement évanoui, je pense, mais il faudrait peut-être lui donner quelques soins ? C’est Carlo Pazzi, messer Savaglio. Il arrivait tout juste de Rome quand il a été attaqué...
– Des soins, à un Pazzi ! Te rends-tu compte, Savaglio ?
Fiora s’approcha de Luca jusqu’à ce qu’il pût percevoir son souffle :
– Tout le monde, ici, sait que c’est un innocent, fit-elle entre ses dents. Souviens-toi quand même, Luca, que l’une des sœurs de Lorenzo est mariée à un Pazzi... et que celui-là n’a pas été inquiété. Lorenzo seul jugera celui-ci... et je m’inclinerai devant sa décision.
Sans attendre de réponse, elle se dirigea d’un pas rapide vers le raide escalier qui montait aux étages, tôt rejointe par un valet qui se chargea de l’annoncer, Savaglio ayant préféré, en dernier ressort, garder l’œil sur cette troupe qui ne lui inspirait visiblement aucune confiance.
Derrière le dos solennel du valet, Fiora parcourut des pièces dont la magnificence lui était familière. Elle connaissait depuis longtemps ces grandes tapisseries tissées d’or, ces meubles précieux dispersés en un désordre voulu sur d’épais tapis venus de Perse ou du lointain Cathay, ces dressoirs encombrés d’objets d’or, d’argent ou de vermeil, incrustés de pierres rares, tout ce luxe qu’une grande fortune et un goût sans défaut pouvaient réunir autour d’un homme. Elle pénétra enfin dans une pièce où de grandes armoires peintes, montant jusqu’au plafond armorié et doré, laissaient voir une profusion de livres reliés de cuir, de parchemin, de velours et même d’argent ciselé. A l’instant où elle y entrait, Lorenzo de Médicis en sortait si impétueusement qu’il faillit la jeter à terre. Il la retint, la serra un instant contre lui :
– Toi ? Quelle jolie surprise ! ... Attends-moi un instant, il faut que je voie ce que c’est que ce tumulte...
– Je viens justement t’en parler. Ce tumulte, c’est un peu moi. Viens voir !
Elle l’entraîna sur la galerie qui surplombait la cour et lui montra le petit groupe formé par Luca, la mule que Savaglio débarrassait de son chargement sans trop de douceur et le boucher.
– J’ai exigé de ton cousin et de la horde qu’il avait rassemblée pour égorger ce malheureux sur la tombe de Giuliano qu’il soit d’abord conduit vers toi.
– Il me semble le reconnaître, fit Lorenzo en plissant ses yeux myopes pour mieux voir. On dirait Carlo Pazzi, l’innocent ?
– C’est bien lui. Il arrivait de Rome en compagnie de Khatoun, mon ancienne esclave tartare que Catarina Sforza m’a rendue. Ton cousin et une bande de brutes avaient commencé à les mettre à mal quand je suis intervenue avec Chiara et deux valets. Khatoun, à cette heure, a été portée au palais Albizzi où on la soigne. A présent, il te reste à décider du sort de Carlo, mais je veux te prévenir que je ne supporterai pas qu’on lui fasse du mal.
Sans répondre, Lorenzo se pencha sur la balustrade et ordonna à son capitaine de faire monter le prisonnier. Puis il prit Fiora par le bras et la ramena jusqu’à la bibliothèque où il la fit asseoir près d’un grand vase d’améthyste serti de perles, la principale merveille de cette pièce.
– D’où connais-tu Carlo Pazzi ? demanda-t-il enfin, et sa voix incisive avait cette résonance métallique dont Fiora avait appris à se méfier.
– De Rome. Il m’a aidée à fuir, de compte à demi avec la comtesse Riario. Dois-je te rappeler la lettre que je t’ai remise ? Tous deux souhaitaient désespérément que l’attentat échoue.
– Donna Catarina avait une raison, fit le Magnifique avec un haussement d’épaules. Elle aimait mon frère. Mais lui, quelle raison pouvait-il avoir ?
– Tu avais été bon avec lui au point de vouloir le confier aux soins de Démétrios. Il était persuadé que tu étais son seul ami dans cette ville.
L’entrée de Savaglio suivi des deux gardes qui portaient Carlo l’interrompit. Les yeux clos, le malheureux respirait avec peine et, sur sa maigre figure, le sang laissait en séchant des traînées noires. On l’étendit sur une sorte de banc garni de coussins. Avec son cou tordu qui l’obligeait à tenir sa tête penchée et ses longs membres grêles privés de vie, il ressemblait à un pantin désarticulé. Pleine de pitié, Fiora alla s’agenouiller auprès de lui en réclamant de l’eau fraîche, des linges, des sels, un cordial. Un valet apporta ce qu’elle demandait et joignit ses efforts à ceux de la jeune femme pour tenter de ranimer le malheureux. Debout derrière eux, Lorenzo, l’œil chargé de nuages, les regardait faire. Enfin, alors que l’on commençait à désespérer, le blessé exhala un profond soupir et ouvrit péniblement les yeux. Mais quelque chose brilla dans leur profondeur bleue en reconnaissant le visage penché sur lui.
– Fiora ! souffla-t-il. C’est un miracle ! Est-ce que... est-ce que vous allez bien ?
La question posée d’une voix enfantine mais touchante la fit sourire. A demi-mort, la première pensée de cet étrange garçon était de s’enquérir de sa santé.
– Très bien, Carlo... et grâce à vous. C’est un miracle en effet qui nous réunit, mais qu’êtes-vous venu faire ici ? Ne saviez-vous pas quel danger vous alliez courir ?
– Oh si ! Mais je ne pouvais plus rester à Rome. Le pape est enragé de fureur contre les Médicis... et contre vous. Il ne parle que de guerre ! Quant à moi, je n’étais plus que le vestige de ses espoirs défunts et j’aurais été tué si donna Catarina ne m’avait caché. C’est elle encore qui nous a donné les moyens de quitter Rome, à Khatoun et à moi. Khatoun voulait vous rejoindre...
– Et vous ? Souhaitiez-vous aussi me retrouver ?
Il y eut un petit silence et le visage blessé esquissa l’ombre d’un sourire timide.
– Non. Je savais que vous n’auriez aucun plaisir à me revoir. Ce que j’espérais... c’était retourner dans mon jardin de Trespiano. J’y ai vécu les seuls jours clairs de ma vie. Quant à la comédie qu’on nous a fait jouer, je voudrais que vous l’oubliiez et que vous viviez comme si je n’existais pas...
– Quelle comédie ?
Cette question, c’était Lorenzo qui venait de la poser d’une voix âpre et brutale. En levant la tête vers lui, Fiora vit le pli amer de sa bouche et la lueur inquiétante que la colère allumait dans ses yeux noirs. Elle le connaissait trop pour ignorer qu’il ne se contenterait pas d’une demi-vérité. Sans lâcher la main de Carlo qui, las d’avoir parlé, s’abandonnait à la fatigue, elle déclara d’une voix basse que seul le Magnifique put saisir :
– La veille du jour où je me suis enfuie de Rome, le pape nous a mariés dans sa chapelle privée...
A ce moment, comme si le ciel n’eût attendu que ces mots pour manifester sa désapprobation, un coup de tonnerre roula d’un bout à l’autre de la ville et une pluie diluvienne s’abattit, saluée dans l’instant par une clameur haineuse de la foule toujours massée devant le palais :
– A mort le Pazzi ! Qu’on nous le livre ! Épouvantée, Fiora serra plus fort la main maigre qu’elle tenait et murmura :
– Si tu le livres, Lorenzo, il faudra que tu me livres aussi...
CHAPITRE II
LE VISITEUR DE LA SAINT-JEAN
L’instant qui suivit fut terrifiant. Dressé devant le groupe formé par le blessé étendu et la jeune femme agenouillée auprès de lui, Lorenzo que sa robe noire grandissait encore le dominait de son ombre menaçante. Ses poings serrés, son visage crispé traduisaient une colère muette qui allait peut-être jusqu’à l’envie de meurtre. Fiora, faisant appel à tout son courage, se releva lentement et lui fit face, consciente de braver ainsi un potentat altéré de vengeance et non plus l’homme qui, parfois, délirait d’amour entre ses bras.
– Décide ! fit-elle. Mais décide vite ! Tu les entends ?
Les hurlements allaient s’amplifiant. L’averse ne dispersait pas la foule qui, au contraire, avait dû grossir, mais Lorenzo ne semblait pas entendre les cris de mort. Son regard fouillait celui de sa maîtresse comme s’il cherchait à en arracher quelque vérité cachée.
– Une Pazzi ! dit-il enfin. Toi, une Pazzi et l’épouse de ce misérable déchet...
L’indignation qu’elle éprouva se teinta d’une amère déception. Quel mobile, sinon une primitive jalousie de mâle – la plus basse puisqu’elle n’a pas l’excuse de l’amour – animait cet esprit généralement brillant pour lui souffler une si plate insulte ?
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