– Un mariage conclu sous la contrainte ne saurait être

valable devant Dieu, même béni par le pape, dit-elle. Quant à Carlo, il ne m’a pas touchée.

Puis, avec un dédain qui fit monter le rouge aux pommettes de Lorenzo :

– Tu devrais mieux me connaître et, je m’aperçois que je ne suis pour toi qu’une chair à plaisir, à peine plus qu’une courtisane. Alors, tu peux me livrer sans regrets car tu ne me soumettras plus à ton désir.

– Ce qui veut dire ? gronda-t-il.

– Que je partirai demain pour la France... à condition, bien sûr, que je ne sois pas massacrée d’ici une heure avec Carlo.

– Ne me défie pas, Fiora ! Tu n’as rien à y gagner.

– Voilà le banquier qui reparaît. Ai-je jamais cherché à tirer de toi un quelconque avantage ? Ce que tu m’as donné, je ne l’emporterai pas, sois sans crainte ! Je laisserai tout à Démétrios. Mais si tu es incapable de reconnaître tes amis, si la pitié t’est à jamais étrangère, ma place n’est plus auprès de toi.

D’un geste impérieux, elle l’écarta de son chemin et se dirigea vers la porte. Il la rattrapa :

– Où vas-tu ?

– Dire la vérité à Luca Tornabuoni. Lui apprendre que Carlo est mon époux et que, s’il veut le tuer, il me tuera avec lui.

– Mais enfin, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’il vive si, comme tu le prétends, tu as été mariée de force ? Sa mort te libérerait, et tu le sais bien.

– Ma liberté ? C’est lui qui me l’a rendue en me conduisant au palais Riario et en rentrant chez lui avec Khatoun habillée de mes vêtements. Quant à mettre en doute ma parole, c’est indigne ! Souviens-toi de l’homme qu’était Philippe de Selongey. Je l’aimais, je l’aime encore et tu oses prétendre que je me suis laissée marier de bon gré ?

– Oh, je ne l’ai pas oublié !

Saisissant Fiora par un bras, il la traîna plus qu’il ne la conduisit vers un précieux miroir de Venise qui, placé près d’une fenêtre, reflétait la calme et harmonieuse ordonnance du jardin intérieur. Leur double image s’y inscrivit :

– Regarde ! Regarde bien ! ... Je suis laid, Fiora, je suis même affreux, et Carlo ne l’est guère plus que moi. Pourtant, tu m’as laissé te prendre encore et encore ! Bien mieux, c’est toi qui t’es offerte le premier soir. Rappelle-toi ! Tu m’as conduit dans ta chambre, tu as dénoué les cordons de ta chemise. Était-ce par amour pour ton époux défunt que tu me révélais ton corps, que tu m’attirais à toi ?

– J’avais envie de toi... et cette envie n’est pas assouvie, sinon je serais partie...

– Tu aimes l’amour que je te donne, mais c’est à lui que tu penses toujours par-delà la mort, à ce Bourguignon insolent dont je croyais pourtant avoir exorcisé le souvenir.

– Il y a des souvenirs impossibles à effacer, Lorenzo !

– Vraiment ? Sommes-nous donc à ce point semblables que tu acceptes mes caresses... et même que tu les provoques dans la chambre même où il a fait de toi une femme ? C’est à lui que tu penses quand tu gémis sous moi ? Pourtant, c’est mon nom que je cueille sur ta bouche au plus fort du plaisir...

– Ainsi, c’est pour cette raison que tu es venu à moi dans la nuit qui a suivi le crime ? murmura Fiora avec amertume. Pour la joie d’une revanche, pour triompher d’un mort ? Et moi qui croyais que tu avais besoin de moi comme j’avais besoin de toi ? Cela prouve seulement que nous nous sommes rejoints sur un malentendu... Mais qu’espérais-tu prouver en m’expliquant que Carlo est juste un peu plus laid que toi ? Qu’il me suffit de fermer les yeux pour accueillir n’importe quel homme dès l’instant où il en est vraiment un ?

Une voix faible qui semblait sortir du parquet de bois précieux se fit entendre alors, une voix qui disait :

– Lorenzo, Lorenzo ! ... Quand tu respires le parfum d’une rose, lui demandes-tu si elle se souvient des mains qui l’ont fait éclore ? Où est donc passée ta philosophie ? Saisir l’instant, n’est-ce pas ? Tu en es bien loin, il me semble !

Avec une sincère stupeur, Lorenzo considéra le blessé. Appuyé sur un coude, il s’était redressé et regardait les deux amants avec, au fond de ses yeux bleus, une petite flamme ironique.

– Carlo ! souffla-t-il. Je te croyais idiot !

– Je sais. Et moi je te croyais intelligent. Faut-il donc être un déshérité comme moi pour savoir apprécier un fabuleux cadeau de la vie ? Nous sommes amis, Fiora et moi, et cela me donne assez de joie pour que j’accepte volontiers d’être livré à ces gens qui continuent de s’égosiller sous la pluie pendant que toi, privilégié entre tous, heureux entre tous puisqu’elle s’est donnée à toi, tu en es encore à chercher ce que peuvent cacher tes nuits de félicité...

Au prix d’un violent effort qui le fit pâlir un peu plus encore, il réussit à s’asseoir.

– Ce que je me demanderais, si j’étais à ta place, c’est comment je pourrais faire pour la garder. Mais, après tout, peut-être que cela ne t’intéresse pas vraiment.

Il cherchait un appui pour se mettre debout. Fiora se précipita, s’assit auprès de lui et, passant un bras autour de ses épaules, l’obligea à rester immobile, essuyant à l’aide de son mouchoir la sueur qui perlait à son front.

– Où prétendez-vous aller de ce pas ?

– Donner leur pâture à ces corbeaux criards, fit-il avec un petit rire. Ils n’auront pas grand ouvrage : je suis à moitié mort. Et dans un sens ils me rendront service...

– Nous irons ensemble, Carlo. Monseigneur Lorenzo n’a jamais été capable d’imposer sa loi quand Florence prend feu. Une façon comme une autre de lui faire croire qu’elle est encore une république...

Le dédain qui vibrait dans la voix de la jeune femme souffleta Lorenzo :

– Je te fais grâce de tes sarcasmes, Fiora ! Restez tranquilles tous les deux ! Il est temps, en effet, que l’on sache ici qui est le maître !

Dix minutes plus tard, la via Larga retrouvait son aspect habituel. La pluie avait cessé aussi soudainement qu’elle était venue et les gardes du palais reprenaient la cadence de leur lente promenade. Un peu partout dans la grande artère, les boutiques mettaient leurs volets. Les marchands sortaient de chez eux, comme les autres hommes, car c’était l’heure sacrée de la « passeggiata[i]« où, tandis que leurs femmes s’activaient à la préparation du repas du soir, les Florentins se rejoignaient devant le Duomo, la Signoria ou au Mercato Vecchio pour discuter des affaires de la journée ou parler politique. Les jeunes élégants, eux, choisissaient plutôt le pont Santa Trinita qui connaissait toujours, au coucher du soleil, la plus brillante animation. Paradoxalement, c’était aussi l’heure où les murs de la ville semblaient suinter une étrange mélancolie, cette « morbidezza » qui n’était pas sans charme et que les cloches de l’Angélus accompagnaient comme autant de voix célestes. Celles des hommes se feutraient et un doux murmure s’élevait au-dessus de la ville.

Appuyée contre l’une des armoires marquetées qui augmentaient la profondeur des embrasures, Fiora laissait son regard vaguer sur les groupes de robes et de pourpoints aux teintes foncées qui, d’un pas paisible, se dirigeaient vers le rendez-vous vespéral en devisant sur le mode courtois. Cette ville semblait en vérité incompréhensible, qui portait l’art de vivre et les sages préceptes de la philosophie au sommet de toute civilisation et qui cependant pouvait, dans l’instant, accoucher d’une foule hurlante, avide de sang et capable de couvrir ses rues et ses places de débris humains.

Carlo, recouché sur son banc, fermait les yeux. Il semblait souffrir et, de toute évidence, son état nécessitait la présence d’un médecin... Quand Lorenzo revint, il trouva Fiora debout auprès de lui et tenant sa main :

– On dirait que tu as réussi à les disperser ? constata la jeune femme. Que leur as-tu dit ?

– Qu’il est mort, fit-il en désignant du menton le corps étendu.

Fiora eut un mince sourire, juste assez dédaigneux pour traduire sa pensée mieux encore que ne l’auraient fait les paroles. Lorenzo haussa les épaules avec fureur :

– Tu n’es pas encore satisfaite, n’est-ce pas ? Que signifie ce sourire ?

– Rien... ou si peu ! Je me demande seulement si un jour, un seul, tu oseras opposer ta seule volonté à une émeute. Ce qui m’étonne, c’est que l’on ne t’ait pas réclamé le corps pour en faire de la charpie sur le tombeau de Giuliano ?

– Ils l’ont réclamé. Surtout cet âne suffisant de Luca. Je l’ai renvoyé chez lui en ajoutant que si je le retrouvais en train de jouer les meneurs, je l’enverrais aux Stinche[ii]comme rebelle.

– Et ensuite ?

– Ne prends pas cet air de juge présidant un tribunal, Fiora ! Tu m’agaces ! J’ai rappelé mon interdiction de toucher à quelque sépulture que ce soit. En foi de quoi, j’ai dit que Pazzi serait enterré secrètement et là où je le jugerais bon... A présent, je vais le faire porter dans une chambre.

– Pour que tes serviteurs sachent que tu as menti ? Riche idée ! Tu pourrais penser aussi à ta mère et à ta femme ?

– Elles ne sont là ni l’une ni l’autre. Dès le beau temps revenu, je les ai envoyées à la villa di Castello pour qu’elles y trouvent le calme et le repos. Quant à mes serviteurs...

– Oublie-les ! Ou plutôt, ordonne aux plus sûrs de préparer celle de tes litières qui ferme le mieux et de réunir une escorte réduite que commandera Savaglio. J’emmène Carlo chez moi, à Fiesole. Personne ne saura le soigner comme Démétrios.

– Tu veux repartir ce soir ? C’est de la folie ! Le peuple se posera des questions en voyant cette litière ainsi gardée !

– Il ne se posera aucune question pour l’excellente raison que personne, ici, n’ignore plus que je suis la favorite du moment. Nul ne sera surpris que tu me montres quelque sollicitude.