A l’aube, Lorenzo se leva. Fiora dormait de si bon cœur qu’il hésita à la réveiller, mais, avant de replonger dans l’enfer qui l’attendait, il lui fallait puiser dans ses yeux et sur ses lèvres une force nouvelle. Alors, il l’a reprit dans ses bras et baisa son visage jusqu’à ce qu’elle relève enfin des paupières qui s’ouvraient avec peine.
– Je ne voulais pas partir comme un voleur, murmura-t-il contre sa bouche. Et puis... veux-tu me permettre de revenir... la nuit prochaine ?
Elle lui sourit, s’étirant avec une délicieuse sensation de bien-être :
– Tu as besoin d’une permission ?
– Oui... Ce que tu m’as donné était si beau que j’ose à peine y croire encore.
Cette fois, elle se mit à rire :
– Auprès de toi, saint Thomas était un croyant aveugle. Ou alors dis-moi pourquoi nous nous retrouvons tous deux, nus, et dans le même lit ?
– Peut-être parce que c’était comme dans un rêve et que je veux rêver encore ? J’ai besoin de t’aimer, Fiora, de prendre ta chaleur et de te donner la mienne. Tu es comme une source longtemps espérée et qu’un miracle a fait jaillir du rocher le plus noir et le plus aride. Ne plus y boire serait pour moi une cruelle souffrance. Veux-tu encore de moi ?
Elle s’agenouilla sur le lit pour prendre entre ses mains cette tête rude, ce visage si laid et si attirant :
– Oui, je te veux ! dit-elle d’une voix basse et un peu rauque qui le fit frissonner. Reviens ! Je t’attendrai.
Elle l’embrassa longuement puis, glissant prestement entre les mains avides qui tentaient de la saisir, elle s’enroula dans les draps et mit un oreiller entre ses bras...
– Mais, à présent, il faut que tu me laisses dormir !
Quand Fiora se réveilla de nouveau, le ciel était gris et la pluie, qui avait fait trêve deux jours, recommençait de plus belle. Le jardin était noyé sous un brouillard liquide qui détrempait les allées et dégouttait des statues, mais la jeune femme n’accorda au paysage brouillé qu’un soupir agacé et un haussement d’épaules. Après tant d’épreuves, la nuit qu’elle venait de vivre lui faisait l’effet d’un bain de jouvence. Lorenzo était un amant comme chaque femme rêve d’en rencontrer et ses caresses avaient lavé son corps de toutes les concupiscences et de toutes les douleurs qu’il avait dû supporter. Et la jeune femme ne s’interrogea même pas sur les sentiments qu’il pouvait lui inspirer : elle était bien avec lui et, pour l’instant, c’était tout ce qui comptait. Néanmoins, ce fut avec une sorte de colère qu’elle repoussa l’unique pensée qui la gênât : même si les meubles avaient changé, cette chambre était tout de même celle où Philippe avait fait d’elle une femme.
– C’est ta faute ! cria-t-elle à cette ombre qui revenait inopportunément s’imposer à son souvenir. Il ne fallait pas me laisser partir pour aller jouer les preux chevaliers auprès de ta princesse ! C’est toi qui as fait s’installer entre nous l’irréparable. Et moi je n’ai que vingt ans ! J’ai le droit de vivre !
Elle avait complètement oublié qu’elle avait, bien peu de temps auparavant, souhaité mourir, tant les charmes de l’amour peuvent avoir d’emprise sur un être jeune. De toutes ses forces, elle voulait rejeter les contraintes et l’austérité. Elle avait vécu captive durant des mois, et voilà que sa prison venait de s’ouvrir sur quelque chose qui ressemblait au bonheur, même si ce n’était qu’une apparence... Ce fut d’un œil plein de défi qu’après le repas servi dans sa chambre par Samia, elle alla affronter le regard de Démétrios lorsqu’elle le rejoignit dans l’ancien studiolo de son père.
Mais il la connaissait trop bien pour ne pas pénétrer ses pensées et ces grands yeux gris chargés de nuages d’orage lui arrachèrent un sourire. Fiora, pensa-t-il, cherchait un prétexte pour se mettre en colère, espérant se débarrasser ainsi de la gêne qu’elle éprouvait. Il ne se trompait pas :
– Pourquoi ce sourire ? fit-elle nerveusement, et pourquoi me regardes-tu ainsi ? Ai-je quelque chose de changé ? Oui, je me suis donnée à Lorenzo ! Je me suis même offerte à lui ! Et, cette nuit, il reviendra et je me donnerai encore à lui !
Otant les besicles qu’il portait de plus en plus souvent, à présent, Démétrios s’éloigna du lutrin sur lequel il avait ouvert un manuscrit hébraïque, vint à la jeune femme et posa ses mains sur ses épaules qu’il sentit se raidir.
– Loin de moi l’idée de te faire le moindre reproche, Fiora ! Ce qui s’est passé cette nuit entre Lorenzo et toi était écrit depuis longtemps. Il m’a souvent parlé de toi, depuis mon retour, et j’ai compris sans peine que tu étais son regret le plus secret. Il était normal qu’il vienne vers toi du fond de son désarroi.
– Crois-tu donc qu’il m’aime ?
– Tu es comme toutes les femmes : tu simplifies trop les sentiments. Lorenzo était semblable à un jardinier qui a vu un voleur s’enfuir avec la plus belle fleur de son jardin, sans même lui laisser le temps de la respirer. Hier, sa fleur est revenue, mais plus belle que jamais et dégageant un parfum trop capiteux pour qu’il renonce à s’en griser. Quant à toi...
– Eh bien ? Moi ?
– Cesse de te rebeller ainsi, Fiora ! Tu n’as commis aucun crime. L’amour t’a simplement rendu le goût de la vie que tu avais perdu.
– L’amour ? Je ne sais même pas si j’aime Lorenzo. Pourtant, ce serait tellement plus simple !
– Plus commode surtout, parce que tu es toute pétrie de morale chrétienne, en dépit de ton éducation platonicienne, et cela tu le dois à notre chère Léonarde.
– Ne me parle pas d’elle, sinon je vais me sentir malade de honte !
– Tu as raison, j’ai eu tort d’en parler. Quant à la honte, c’est un mot stupide, même si tu n’aimes pas vraiment Lorenzo. Ce que tu aimes en lui, c’est d’abord l’amour qu’il te donne, je sais qu’il y est une sorte de... virtuose. Mais aussi sa légende et, tout au fond de toi, il y a toujours une petite Florentine pour qui le Magnifique emplissait l’horizon. Sans le savoir, tu étais plus ou moins amoureuse de lui...
– Non. C’était Giuliano que j’aimais.
– Que tu croyais aimer ! La preuve en est que tu l’as chassé très vite de ton esprit. Mais tu oublies qu’à ce fameux bal, où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, je t’ai vue danser avec Lorenzo et, si j’ai jamais vu visage illuminé de joie, c’était bien le tien.
– C’est vrai, j’étais très heureuse... très fière surtout !
– Comme tu es fière, aujourd’hui, de l’avoir enchaîné à tes pieds. Il est venu à toi comme un pauvre qui demande la charité, les mains vides, nues et suppliantes, lui qui a toute puissance, et j’ai tout de suite compris que, ces mains tendues, tu allais les combler de richesses. Alors que tu l’aurais repoussé s’il était venu en prince et en maître. J’ai raison ?
Toute colère envolée, Fiora se mit à rire.
– Tu as trop souvent raison, Démétrios ! Que vais-je faire, à présent ? Il faudrait que je reparte...
– Pas maintenant. Tu n’en as pas vraiment envie, d’ailleurs. Laisse-toi aimer ! C’est le meilleur des remèdes, non seulement pour un corps, mais aussi pour un cœur qui vient de beaucoup souffrir. Cependant...
Il prit un temps et Fiora vit qu’une inquiétude lui venait à l’esprit.
– Cependant ?
– Avez-vous beaucoup parlé, tous les deux ? Il a dû te poser des questions...
La jeune femme devint pourpre et, se détournant, alla examiner le livre posé sur le pupitre.
– Nous... nous n’avons pas parlé du tout !
– Félicitations ! fit Démétrios qui ne put s’empêcher de rire devant l’air confus de ce jeune visage. Et si tu veux le savoir, j’en suis heureux, mais vous parlerez. Alors, écoute-moi bien et, surtout, ne lui dis pas que l’on t’a mariée à un Pazzi !
– Carlo a tout fait pour m’aider.
– Sans doute, mais Lorenzo est trop profondément blessé pour supporter l’idée que tu portes ce nom-là ! Si grand que soit son désir, il s’écarterait de toi avec horreur. Et les conséquences pourraient être dramatiques. Tu m’as bien compris ?
– Sois sans crainte ! Je ne dirai rien.
D’un doigt précautionneux, elle tourna quelques-unes des pages craquantes du manuscrit qu’elle ne pouvait pas lire, se contentant d’admirer la beauté un peu mystérieuse des caractères.
– C’est une étrange chose que le destin, soupira-t-elle. Le mien semble se complaire à me faire contracter des mariages que je dois cacher à Lorenzo. Souviens-toi !
– Tu as raison, mais la situation est différente. Ce mariage-là, tu ferais aussi bien de l’oublier. Il ne compte pas, parce que...
– Parce que ?
– Rien. Essaie de ne plus y penser ! Pense seulement à l’homme qui viendra ce soir chercher auprès de toi le refuge dont il a tant besoin.
Ce soir-là, pourtant, Lorenzo ne vint pas. Il envoya un billet par Esteban qui était descendu en ville prendre le vent. Les funérailles de Giuliano étaient fixées au lendemain et Lorenzo veillerait le jeune mort pour cette dernière nuit.
Les nouvelles que rapporta le Castillan restaient dramatiques. La traque des Pazzi et de leurs parents et alliés continuait. On en avait pris deux dans la cité dont l’un, déguisé en femme, se cachait dans l’église Santa Croce, trois autres avaient été arrêtés sur des chemins de campagne. Quant au vieux Jacopo que les cavaliers de la Seigneurie avaient rattrapé sur la route d’Imola, il devait être en route pour Florence dans une litière fermée. On le hisserait sur le balcon de fer à la minute où Giuliano serait porté en terre.
D’autres encore avaient été précipités de là-haut, pendus ou abandonnés au peuple et, devant le Vieux Palais, le nombre des morts plus ou moins dépecés se montait à soixante-dix. Mais il n’y avait que des hommes, Lorenzo ayant formellement interdit de molester les femmes qui, en fait, n’avaient pas participé directement au meurtre.
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