– Pourquoi ne le voudrais-je pas ? fit-elle doucement en posant ses doigts sur le poignet noueux de son ancien ami : le sang qui coule ici a-t-il été changé ?

– Je l’ai cru un moment, mais j’en ai été puni car je traîne après moi des regrets qui sont presque des remords !

– Je sais à quoi tu penses. Tu penses à cette malheureuse scène de Morat où nous nous sommes entredéchirés dans la tente vide du Téméraire.

– Bien sûr !

– Il faut l’oublier comme je l’ai oubliée moi-même, Démétrios. Tant d’eau a coulé dans les rivières, tant de nuages ont couru d’un bout à l’autre de mon horizon ! Tu as été content, tout à l’heure, en me revoyant ?

– Quelle question !

– Moi aussi, j’ai été très heureuse. C’était un peu de soleil après les jours noirs que je viens de vivre. Alors, tu vois, c’est la seule chose importante ! Tu es toi, je suis moi, et nous sommes à nouveau l’un près de l’autre.

Sans répondre mais les larmes aux yeux, il mit ses grands bras autour d’elle et la serra contre sa poitrine. Ils restèrent là un instant, sans bouger, attendant que leur commune émotion s’apaise. Jamais encore Démétrios n’avait eu pour Fiora ce geste de père qui retrouve l’enfant qu’il croyait perdu. Leur affection, jusque-là, se passait des gestes et plus encore des mots. Il avait fallu que vienne l’épreuve pour que le Grec comprît la place que cette jeune créature avait prise dans son cœur.

– Et Esteban ? demanda Fiora le nez contre la robe noire du médecin. Sais-tu ce qu’il est devenu ?

– Il est ici avec moi. J’ai cru que je l’avais perdu lui aussi et, après l’anathème dont m’avait frappé dame Léonarde – justifié d’ailleurs ! –, je suis parti droit devant moi sans bien savoir où j’allais.

– Pourquoi n’as-tu pas rejoint le duc de Lorraine ? Ou le roi Louis ?

– Ni l’un ni l’autre n’avaient besoin de moi et je n’aime pas imposer ma présence. Esteban, lui, a deviné ma détresse. Il m’a rejoint sur la route et il m’a dit : « Si on retournait voir ce que deviennent notre jardin de Fiesole et les tavernes des bords de l’Arno ? » Alors, nous sommes revenus ici...

– Tu n’as pas craint de retrouver ce danger qui nous avait chassés, toi et moi.

– Pas vraiment, car je connais les peuples. La foule en général est versatile, changeante, facile à retourner, et celle de Florence l’est, je crois, plus que toutes les autres. Deux années s’étaient écoulées... et puis, mourir là ou ailleurs ? Je n’avais plus rien à perdre.

– Qu’est-il arrivé alors ?

– Rien. Le seigneur Lorenzo m’a reçu comme un ami retrouvé, logé d’abord à la Badia, puis... chez toi.

– Ai-je donc encore un chez moi ici ?

– Tu as toujours ta villa de Fiesole que Médicis t’a gardée. Nous avons souvent parlé de toi, tu sais, et je crois qu’en dépit de ce que tu as souffert ici, il a toujours espéré que tu reviendrais un jour.

– Et les gens de là-haut t’ont bien accueilli ?

– D’autant mieux qu’une brève épidémie de peste, l’été dernier, m’a permis de me dévouer pour eux. Ceux de Fiesole ne jurent plus que par moi et aussi quelques autres, à Florence... mais, je t’en prie, assez parlé de moi. C’est ton histoire à toi que je désire entendre.

– Aucune vision ne t’a donc visité à mon sujet ? Toi qui savais voir à travers le temps et l’espace ?

– Si, parfois. Mais c’était toujours assez vague parce que tu étais loin de moi et que mon amitié pour toi interprétait mal. Parle, s’il te plaît !

Le silence, à présent, entourait les réfugiés de la Cantoria. Les assaillants de la sacristie n’étaient plus que quelques-uns qui tournaient devant la porte close, se parlant tout bas, comme des loups qui cherchent comment attaquer. Il n’y avait plus personne dans la nef que les rayons crus du soleil de midi pénétraient profondément. Du haut de son refuge et en allant s’adosser à la balustrade, Fiora jeta un regard au tragique spectacle de ces corps abandonnés sur le marbre noir autour de deux larges taches pourpres : le cadavre de Giuliano déjà raidi par la mort dans ses habits de fête et, tout au fond, la forme presque aussi rigide du jeune cardinal foudroyé au pied de cette croix scintillante qu’il étreignait encore... Fiora soupira.

– Jusqu’à ce jour où tout va peut-être s’écrouler de ton univers, tu as au moins trouvé la paix, toi. Ma route, à moi, n’a guère connu que les épreuves mais aussi une grande joie : la naissance de mon petit Philippe.

Une flamme, toute semblable à celle d’autrefois, s’alluma dans les yeux ternis du Grec, et son visage s’illumina :

– Un fils ? Tu as un fils ? Oh, Dieu... quel bonheur !

– Oui. Mais il est possible que je ne le revoie jamais. Se laissant glisser assise contre la balustrade, Fiora entreprit de retracer aussi succinctement que possible ce qu’avait été sa vie depuis que, devant Nancy, s’étaient effondrées la puissance et les armes du dernier Grand Duc d’Occident.

Quand elle eut fini, Démétrios ne dit rien : il semblait changé en pierre et, tel qu’il était, assis très droit dans sa robe noire souillée de poussière, les jambes croisées, il ressemblait à ces vieux sages qui, accroupis sur la terre rouge des marchés d’Orient, chantent la gloire du Prophète, les hauts faits des califes ou de leurs cavaliers légendaires et font entendre parfois des paroles nées d’une antique sagesse ou d’une vision d’avenir. Il semblait si loin, tout à coup, que Fiora, inquiète, se pencha et, posant une main sur son épaule, le secoua doucement.

– Démétrios ! M’as-tu seulement entendue ?

Il ne bougea pas, et ses yeux demeurèrent fixés dans un lointain qui effaçait les murs brillants de Santa Maria del Fiore.

– Oui... Mais, Fiora... je ne crois pas que ton époux soit mort.

Le cœur de la jeune femme s’arrêta, tandis que sa gorge se serrait, que sa bouche devenait sèche :

– Qu’est-ce que tu dis ?

Il eut un long frisson qui le secoua tout entier et le tira de l’espèce de transe où il avait sombré. Il la regarda et eut un faible sourire :

– Tu me crois fou ?

– Non... Je connais ta clairvoyance, mais cette fois tu te trompes, Démétrios ! Philippe est monté sur l’échafaud aux yeux de toute une ville, ce même échafaud où sont morts mon père et ma mère. On n’en redescend jamais et Matthieu de Prame savait de quoi il parlait lorsqu’il m’a annoncé son exécution.

– Certes, j’ai vu le glaive levé... pourtant, je n’ai pas vu le sang.

Avec une profonde tristesse, Fiora pensa qu’en vérité Démétrios avait vraiment vieilli et que son esprit, si brillant naguère, s’usait en même temps que son corps. Tout était mort à présent de cet autrefois dangereux sans doute, haletant et passionné, mais qui avait son charme. Mort avec Philippe !

La voix de bronze de la Vacca tonnait toujours et, au-dehors, on entendait des cris, des galopades puis le grand vaisseau de Santa Maria del Fiora s’emplit du bruit si caractéristique d’une troupe en marche. Une voix retentit qui précipita Fiora et, plus lentement, Démétrios à la balustrade :

– Ouvre, Monseigneur ! C’est moi, Savaglio ! Tu n’as plus rien à craindre et la ville est à toi !

C’était, en effet, le capitaine des gardes de Lorenzo, à la tête d’une compagnie dont les armures se couvraient de cottes d’armes frappées du Lys rouge. Derrière eux, la foule revenait, rassurée pour une partie, repentante peut-être pour une autre.

La porte de bronze s’ouvrit. En voyant paraître la haute silhouette maigre et le sombre visage de ce maître qui avait toujours été son ami, le peuple poussa un hurlement de joie qui ébranla les lustres de cuivre et roula comme le tonnerre. Une brusque poussée, venue de ceux du parvis qui essayaient d’entrer, jeta en avant quelques gardes, et Savaglio dut faire intervenir les lances pour sauver son seigneur de la mort par étouffement :

– Reculez ! hurla-t-il. Reculez tous ou je vous charge ! Si vous n’obéissez pas, c’est qu’il y a encore des assassins parmi vous. Alors, gare !

La foule recula, ouvrant un passage dans lequel Lorenzo et ses amis s’avancèrent, salués par des vivats frénétiques auxquels le Magnifique répondit d’un geste de la main. Mais soudain, il s’arrêta :

– Giuliano ! s’écria-t-il. Qu’a-t-on fait de mon frère ?

– Le voici, Monseigneur ! fit Savaglio en montrant, de l’épée, un groupe d’hommes qui, à cet instant même, enlevaient sur leurs épaules un brancard recouvert d’une tenture de soie arrachée sans doute à une fenêtre de la place. Sous le cendal pourpre, la forme du corps se dessinait.

Rapidement, Lorenzo les rejoignit et, d’un geste brusque, rejeta l’étoffe à terre :

– Je veux que Florence voie, de ses yeux, ce qu’on a fait de lui ! Levez-le ! Levez aussi haut que vous le pourrez afin que sa mort crie vengeance jusqu’au ciel ! Et que justice soit faite !

Le cadavre apparut, exsangue dans ses vêtements de joie. Il ne restait plus du beau Giuliano qu’un corps sans vie, troué de trente coups de poignard tant les assassins s’étaient acharnés sur celui qui avait été l’heureux amant de Simonetta Vespucci, une pauvre dépouille sur la main pendante de laquelle Lorenzo, les larmes aux yeux, vint poser ses lèvres. Mais, comme le triste cortège allait s’ébranler, il l’arrêta une fois encore :

– Où est le cardinal Riario ? demanda-t-il. Savaglio fit un geste d’ignorance, mais un gamin qui portait le costume des chantres de l’église sortit de derrière un pilier et s’avança :

– Les chanoines du Duomo l’ont recueilli, illustrissime Seigneur. Ils l’ont trouvé à moitié mort de peur devant l’autel et l’ont emmené pour le réconforter. Il doit être dans la salle du chapitre.

– Qu’on aille le chercher !